Le jeu du "paysage originel" de Ruth Zylberman au temps du confinement
"Tout est bon pour trouver des indices, pour remonter strate par strate jusqu'au plus ancien des temps, celui de la préhistoire du 209, ce temps où la rue Saint-Maur n'était pas encore une rue bâtie mais un chemin médiéval situé bien au-delà des enceintes de Paris.
Au fil des jours et des plans, je me rends compte que je joue de nouveau à l’un de mes jeux préférés, celui du paysage originel auquel je jouais, enfant solitaire à l’arrière de la voiture de mes parents, quand nous parcourions chaque été les routes de France. La laideur des autoroutes, des zones industrielles, des centres commerciaux me heurtait alors si douloureusement que je passais mon temps à tenter de reconstituer en silence, la joue posée sur la vitre, un paysage totalement imaginaire (chemins, forêts, vallons) qui en serait débarrassé. Désormais, je les regarde plus calmement (et il y a dans ce calme comme une acceptation de la défaite), je me suis habituée à ce que ces paysages d’anticipation, les préfabriqués de tôle, les champs transpercés par les ronds-points et, au loin, les silhouettes inquiétantes des éoliennes, soient devenus le décor présent de ma vie, mais je réalise qu’avec le 209, les archives et les plans en pagaille, je ne fais que remonter, comme je le faisais autrefois, le temps du paysage.
Il faudrait pouvoir débarrasser son regard des immeubles d’abord, des tracés de rues bien connus, des pavés enfin, pour qu’émerge progressivement à la surface, comme s’il existait encore, souterrainement intact, ce panorama d’étendues champêtres, de terrains maraîchers, au creux duquel allait le chemin de Saint-Denis, pas encore devenu rue Saint-Maur, qui menait, au Moyen Âge, de l’abbaye de Saint-Denis à celle de Saint-Maur-des-Fossés.
Il faudrait ensuite se retourner et observer derrière soi les constructions en carré, la flèche de la chapelle de l’hôpital Saint-Louis. On serait au XVIIe siècle et l’hôpital viendrait d’être construit pour y accueillir les malades, les contagieux, les victimes d’épidémie relégués en quarantaine dans ce qui était alors hors des limites de la ville, au milieu des champs et jardins, loin des rues populeuses du vieux Paris encore enserré dans ses murailles.
L’emplacement du 209 ne serait encore, au nord-est de ses jardins, qu’un point imaginaire, connu seulement de moi."
(Ruth Zylberman, 209 rue Saint-Maur Paris Xe - autobiographie d'un immeuble, 2020)
Ce jeu du paysage originel propose une réflexion stimulante à l'heure du confinement, où tout semble s'être figé, qui questionne notre relation aux lieux, à l'espace, à l'environnement de vie !