Comment réagit-on dans un moment vraiment inattendu ?
Au début du printemps dernier, je suis parti avec un ami faire l'ascension du Cheval Blanc dans le massif des trois Évêchés. Un bout de calcaire de modeste réputation à quelques kilomètres de Digne, au nord du Verdon, dans les Alpes-de-Haute-Provence. La randonnée ne présente aucune difficulté particulière, sinon sa longueur, raison pour laquelle nous avions prévu d’en profiter pour passer la nuit dans une cabane où s'installent les bergers sitôt que les bêtes montent à l'alpage. Le genre de lieu sans eau courante ni 4G que j'affectionne particulièrement parce qu'en me coupant de tout, je me connecte à l'essentiel.
La journée s'annonçait magnifique. Nous avions quitté Marseille et pris la route peu avant l'aube pour commencer à marcher de bonne heure, profiter de la fraicheur du matin et arriver au lieu où nous devions passer la nuit avec cette large avance sur le soleil que j'aime avoir quand je suis en montagne. Arrivé de Paris la veille, A. avait dormi chez moi. Nous n'avions pas tellement bu et correctement dîné, puis nous avions préparé les vivres de courses pour deux jours, vérifié les sacs, et nous étions couchés.
Pour nous rendre au départ, il faut compter un peu plus de deux heures de route depuis chez moi. Rien ne pressait, je conduisais tranquillement, nous avions mangé un croissant et bu un café dans une station-service, et quoi qu'encore peu réveillé, le naturel enthousiaste de A. ne lui faisait pas défaut. Puis nous sommes sortis de l'autoroute, avons passé Digne, et nous sommes engagés dans les virages d'une de ces départementales dépeuplées qui mènent au bout du monde en faisant des détours sinueux.
Nous sommes arrivés vers 8h30 au parking de Château Garnier d'où partait notre itinéraire. Un puissant chien noir nous observa lasser nos chaussures, sortir les bâtons du coffre et enfiler nos sacs, et nous avons pris soin de mettre les téléphones en mode avion pour conserver de la batterie et prendre des photos sans être importunés par des notifications intempestives qui gâchent tout le plaisir du grand air. Enfin nous nous sommes mis en route.
A. et moi nous connaissons depuis bientôt dix ans mais n'avions jamais marché ensemble alors que nous en avions souvent parlé. Cela nous mettait en joie. Passé le clocher d'une petite chapelle, deux ou trois maisons de pierre vous saluent puis la route forestière commence et la montagne s'offre à vous. En même temps que je commençais à marcher, je sortis ma carte et ma boussole en tâchant d'identifier du regard le sommet que nous allions atteindre dans la journée, et levant le nez, je dis à A. :
- Tiens, je pense que c'est ce caillou-là qu'on vise.
Nous n'avions pas encore parcouru trois cent mètres depuis la voiture quand j’entendis dans mon dos le bruit sourd et sans écho d'un corps qui s'effondre. Lorsque je me retournai, A. était allongé face contre sol. Un instant je crus qu'il me faisait une plaisanterie, mais non. Je m'approchai de lui, lui parlai, dis son nom avec insistance, et mis cinq secondes à comprendre qu'il avait non seulement perdu connaissance, mais qu'il convulsait de tout son corps, le visage dans les cailloux, la tête pleine de sang qui lui sortait par la bouche remplie de graviers que je pris d'abord pour ses dents, et qui lui coulait le sur le front, sans rien pour le retenir. Mon esprit changea instantanément de fréquence. Je crus peut-être qu'il était en train de mourir mais paradoxalement, je gardai les idées plutôt claires. Du moins c'est ce que je crus.
Après avoir essayé de le bouger à grande peine pour le mettre dans une posture pas trop éloignée de la PLS, je compris qu'il n'y avait rien que je puisse faire sinon essayer de lui protéger le visage pour éviter qu'il ne s'écorche plus qu'il ne l'était déjà. Tandis qu'il convulsait, mon premier réflexe fut d'appeler les secours pour ne pas perdre des minutes qui parfois peuvent être vitales. J'ai sorti mon téléphone de ma poche, désactivé le mode avion et appelé le 15. Aucun signal. J'allais trop vite. Le réseau n'était pas encore revenu. Je pensai alors au numéro d'urgence européen et dans la confusion, composai le 115. Quelqu'un décrocha, et je prononçai ces phrases dont la structure s'était gravée dans ma mémoire lors de ma formation de secourisme effectuée trois ans plus tôt.
- Je me trouve à Château Garnier, au départ de la randonnée du cheval Blanc, quelques mètres après le départ sur la piste forestière. Je suis en présence d'un homme, 32 ans, de corpulence moyenne. Il est allongé sur le sol et est en train de faire une crise d'épilepsie. Il a le visage en sang. Nous sommes deux. J'ai besoin d'aide.
- Monsieur, vous êtes au SAMU social ici. Il faut appeler les pompiers.
J’eus un instant d’hésitation en comprenant ma bévue.
Recommandé par LinkedIn
- Vous pouvez pas me les envoyer quand même ? dis-je.
- Non.
Je raccrochai sans politesse et enchainai. J'ai fait des dizaines de stages en montagne, des simulations d'avalanche tous les ans. Je suis même encadrant en raquettes au Club Alpin. On se rabâche toujours les mêmes messages pour avoir les bons réflexes le moment venu, et pourtant... je venais de composer le 115 au lieu du 112, le numéro d'urgence européen qui passe sur tous les opérateurs. Sans réfléchir, je composai donc le 18 et tombai sur une oreille attentive à qui je pus dérouler le même topo et qui me dit de rester en ligne, on allait m'envoyer des secours
Pendant tout ce temps, qui avait duré à peine plus d'une minute, A. continuait de convulser entre mes jambes. Je lui parlai, sans savoir s'il m'entendait, lui disant de s'accrocher, de tenir bon. Les secours se mirent en route et on me passa un docteur à l'autre bout du fil afin d'établir un diagnostic rapide. Puis je raccrochai en m’assurant d’avoir du réseau, et me trouvai alors totalement démuni face à cette situation inattendue, A. allongé à mes pieds, le visage couvert de sang. Ses convulsions commençaient à se calmer et son corps à se détendre. Puis tout s'arrêta, les gestes, l’action. Nous étions seuls, en état de choc. Lui dans un franchement sale état, et moi son unique recours.
A. était étendu en plein soleil au milieu d’un chemin caillouteux. N'ayant pas envie de le bouger de peur qu'il se soit cassé quelque chose, je sortis un sac de couchage que je lui glissai sous la tête, et un autre grâce auquel je fabriquai un petit abri de fortune avec des pierres et nos bâtons de marche qui servit à lui faire de l'ombre. Je lui essuyai le visage avec des compresses stériles et un peu d'eau, et me rendis compte que son arcade avait pris un méchant coup. Rien de grave. A. revenait peu à peu à lui, mais les propos qu'il bafouillait étaient incohérents. Il me demanda où nous étions, ce qu'il s'était passé, essaya de bouger sans y parvenir. Son regard disait le vide qu’il avait dans la tête alors je tâchai de le rassurer d'une voix calme, en lui expliquant qu'il avait eu une attaque, qu'il devait rester allongé, que les secours étaient en route, qu'il devait me faire confiance. Le voir reprendre peu à peu ses esprits me rassura, et à mesure que la tension retombait, les larmes me montèrent aux yeux.
-Tu m'as fait tellement peur, dis-je.
Les pompiers arrivèrent au bout de trente minutes qui me parurent durer des heures. On ne se déplace pas bien vite dans ces contrées. A. avait retrouvé ses esprits et ses propos devenaient de moins en moins insensés lorsqu’ils le posèrent sur la civière, ce qui me rassura. Il fut transporté à l'hôpital de Digne où il fit une batterie d'examens, dont un scanner, qui ne révélèrent rien. Il sortit en milieu d’après-midi et nous avons repris la route pour Marseille, parlant peu, et nous sommes couchés tôt.
Le lendemain matin il allait mieux, et après mure réflexion, n'ayant pas envie de renoncer à notre projet de ballade, nous sommes montés tout en douceur à la croix de Provence, en haut de la Sainte Victoire qui domine Aix-en-Provence et sa région.
Cette expérience finalement sans conséquence, m'a appris qu'un événement inattendu peut survenir à tout moment, en montagne comme ailleurs. A. n'est pas épileptique. Il n'avait jamais vécu de crise similaire avant et nous n'avons eu aucun comportement à risque. On ne saura jamais s'il a glissé, s'il est tombé. Il se souvient juste d'avoir senti son corps s'affaisser. A l’hôpital, le médecin lui a parlé de tétanie soudaine. Dans son malheur, notre chance a surtout été que cela n'arrive pas plus tard, sur un sentier escarpé duquel il aurait pu chuter, et où les secours auraient été contraints d'intervenir en hélicoptère.
Depuis ce jour, j'ai largement étoffé le contenu de ma trousse de secours en ajoutant de quoi confectionner quelques vrais pansements d'urgence. Et je répète à qui veut bien l'entendre qu'il est nécessaire de se former aux premiers secours pour avoir les bons réflexes le jour où l’inattendu survient. A la montagne comme à la ville.
Cofounder of Yescapa. Board member of Yesboony Holding.
3 ansMerci du partage qui nous rappelle que nous sommes tous fragiles et que chaque jour sans grod pépin est une chance.