Le journaliste et les fauves

Depuis le 24 février dernier nous avons tous été conditionnés à applaudir, sans réserve aucune, à la grande leçon de leadership servie au monde entier par le président ukrainien Zelensky.

Certains parleront d’une classe de maître donnée en temps réel, live, par l’entremise des médias sociaux et sur nos écrans de télé.

 Son sang-froid depuis le début de la guerre, sa communication efficace et son inflexibilité devant le rouleau compresseur de la machine militaire russe en ont fait un héros quasi spontané.

Le George Washington de notre époque, selon quelques commentateurs américains qui ne craignent apparemment pas les rapprochements audacieux.

 Le fameux portrait du premier président américain peint par Gilbert Stuart – celui repris sur les billets d’un dollar - est passé à la postérité. La photographe Annie Leibovitz est aujourd’hui celle qui assure l’immortalité du dynamique président ukrainien.

Une figure publique sait que son étoile brille au firmament des grands quand la photographe, longtemps associée à la bible des célébrités qu’est le magazine Vanity Fair, saute dans un avion pour lui croquer le portrait.

 Cependant, l’image parfaitement contrôlée de ce David, seul et au-dessus de tout soupçon, affrontant le Goliath russe correspond-elle à la réalité?

Toute image trop belle, trop lisse, ne peut parfaitement la refléter, spécialement en temps de guerre. Celle du jeune président Zelensky ne fait pas exception.

À n’en pas douter, il a du talent et n’a pas froid aux yeux.

Est-il pour autant celui que nous croyons connaître?

Je perçois un changement important dans le narratif officiel depuis que j’ai lu la chronique qu’a consacrée, dans The New York Times, le journaliste américain Thomas Friedman à la visite controversée de Nancy Pelosi à Taiwan, il y a dix jours.

Voilà dix jours que, pour ma part, je rumine un tout petit paragraphe de l’article, quelques lignes à peine.

Un aparté qui pourrait faire penser à ces messages subliminaux qui se glissent dans une suite d’images et viennent titiller l’inconscient.

«The timing could not be worse. Dear reader: The Ukraine war is not over. And privately, U.S. officials are a lot more concerned about Ukraine’s leadership than they are letting on. There is deep mistrust between the White House and President Volodymyr Zelensky of Ukraine — considerably more than has been reported.»

Friedman n’est pas n’importe quel journaliste/chroniqueur. Il est aussi le confident patenté des joueurs les plus puissants qui œuvrent dans les coulisses du pouvoir à Washington.

Il est rare que l’on lui pisse dans l’oreille – pardonnez la crudité de l’expression- par hasard ou, pire encore, par excès de candeur.

Les grands fauves de la capitale américaine savent très bien que la chaîne alimentaire est à sens unique et ils savent où est leur place! Quand ils lâchent un morceau aux charognards – d’accord, l’image ne fait pas honneur à ma profession-, c’est parce qu’ils ont déjà tiré le meilleur parti de leur proie!

Le message n’est pas codé.

Pas besoin de lire entre les lignes.

Washington envoie les premiers signaux de ce qui ressemble à un changement dans le « narratif » officiel.

Dans cette guerre contre la Russie qui s’enlise, les armes occidentales combinées aux forces de l’OTAN ne seront pas montrées du doigt, on peut en être certains.

Si la victoire ne vient pas, à qui alors la faute?

 Friedman est à la politique ce qu’un sismographe est à la géologie : il enregistre et restitue les moindres échos des plaques tectoniques qui se déplacent sous la croûte terrestre des apparences.

Je peux tout à fait me tromper et mal lire les premiers signaux ténus envoyés par Washington, mais je suis assez convaincu que la Maison blanche est en train de prendre ses distances avec le président Zelensky.

Se peut-il, pour paraphraser Magritte, que le héros qu’il incarne ne soit pas un héros?

À tout le moins pas celui que l’on imagine?