Le manager et l'algorithme : quand la question du sens devient première

Dans Homo Deus, le dernier livre de monsieur Harari, nous apprenons que l'humanisme est une notion dépassée puisque l'être humain n'est qu'un "algorithme biologique", bientôt avantageusement remplacé par des algorithmes technologiques. Dominé par la science et la technique, le monde de demain fait-il encore sens ?

Depuis des années cela se disait, Homo Deus, récemment publié, le confirme. La lecture de ce livre est sidérante. Elle nous apprend que l'homme, cet "algorithme biologique", va s'autodétruire. Elle nous apprend que l'homme n'existe pas, autrement que comme équation mathématique, capable aujourd'hui de manipuler la vie et d'inventer, bien involontairement, sa propre fin.

Monsieur Harari nous apprend, à coups de résumés d'expériences scientifiques, les conclusions effrayantes qu'il en tire : les scientifiques ont observé le cerveau humain et n'y ont pas trouvé l'âme ! Le libéralisme humaniste, avec ses deux croyances sur le libre arbitre et la réalité de l'individu, n'a plus aucune crédibilité.

"A l'aube du troisième millénaire, ce n'est pas l'idée philosophique selon laquelle 'il n'y a pas d'individus libres' qui menace le libéralisme, mais des technologies concrètes."

Pourquoi s'inquiéter d'un tel livre ? Livre à succès, qui fait suite à un autre livre à succès du même auteur (Sapiens), qui s'ajoute à des monceaux d'articles publiés et d'interview diffusées dans le monde entier sur les avancées invraisemblables il y a peu de temps encore de la science et des technologies, ce livre donne la mesure du danger.

Les trompettes de la science nous annoncent depuis des années que le rapprochement des nanotechnologies, de la génétique, des sciences cognitives et de l'informatique nous conduit sur le chemin du transhumanisme et de l'IA ou intelligence artificielle. Ce sera une étape, ou plutôt c'est déjà une étape engagée. Imaginez-vous avec un casque sur la tête pour vous aider à mieux vous concentrer sur votre tâche : cela existe déjà. Imaginez que l'on augmente votre mémoire par l'implantation d'un carte rechargeable à volonté. Pourquoi pas ? Puisqu'il faut 30 années pour former un bon cerveau, il sera plus intéressant d'utiliser l'IA pour augmenter rapidement ces performances intellectuelles. Les implications sont prodigieuses ... et effrayantes.

"Les algorithmes domineront le XXIème siècle". S'en suivront, selon l'auteur, "trois développements pratiques ... :

·      Les êtres humains vont perdre leur valeur économique et militaire, donc dans notre système capitaliste, toute valeur.

·      Le système accordera encore une valeur à l'humain pris collectivement, sans aucun intérêt pour les individus.

·      Sauf à une nouvelle élite de surhommes augmentés.

Ensuite ? Ce sera le grand remplacement de l'homme par la machine. Et demain c'est déjà aujourd'hui. Il existe un robot-soldat entièrement autonome capable de tuer, sans aucun contrôle. Il existe des robots recruteurs, capables de percevoir le moindre tressaillement du pli de l'œil, d'établir votre profil émotionnel et de décider d'un recrutement ou pas. De même, il existe un logiciel sur smartphone capable de jouer les psychologues. L'IA est sans limite. La soumission du vivant aussi. Par exemple, il est possible de diriger à distance un rat implanté ; il a l'avantage sur un simple robot d'être hyper mobile. Qu'est-ce qui nous empêchera d'en faire autant avec des êtres humains ? La manipulation du vivant est en marche.

Nous sommes concernés comme citoyens et nous sommes concernés comme contributeurs. Car cette domination technologique se construit dans notre société : à l'université et dans les grandes écoles, en entreprise et dans les politiques publiques relatives à la santé, à la recherche, à l'industrie, à l'enseignement. Nous sommes tous les acteurs d'une menace grandissante. Comment devons-nous réagir comme simples exécutants et plus encore comme chercheurs, comme responsables de projets ou comme managers ? Sur le thème du management, nous n'en sommes plus à disputer sur l'organisation du travail, la répartition de la valeur-ajoutée, la reconnaissance du mérite. Nous n'en sommes plus à choisir parmi les nombreuses théories de la motivation, à définir les rôles du cadre ou à opter pour un style de leadership.

Il nous faut nous interroger sur le sens de tout ceci. Il est probablement inéluctable que cela advienne. A-t-on jamais stoppé pour des raisons éthiques une avancée technologique ? Pour autant, le caractère inéluctable de cet avènement de la domination technologique ne nous dispense pas du questionnement éthique et philosophique. Et il nous faut questionner, ici et maintenant, chaque fois que nous pensons contribuer à la construction de ce futur qui n'est plus le futur de l'humanité, autant les méthodes que les finalités de nos activités professionnelles.

Certes le débat sur le progrès scientifique et technologique n'est pas nouveau : "back to the trees" disaient les uns ; "les possibilités sont prodigieuses" disaient les autres *. A chaque nouvelle avancée, les arguments en faveur du progrès n'ont pas manqué. Mais la menace est cette fois-ci aussi réelle que le réchauffement climatique : on ne peut plus faire "comme si" nous allions vers le progrès (hypothèse kantienne d'un idéal régulateur), car on ne saurait plus parler d'idéal lorsque l'on programme la fin de l'humanité.

Laisserons le monde de demain sous le seul contrôle de la science et de la technique ?


* référence à un livre aussi drôle qu'intelligent : Pourquoi j'ai mangé mon père, Roy Lewis.

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