Le nouveau dogme managérial
Ainsi, le nouveau manager se devrait désormais d’être bienveillant, à l’écoute, participatif etc. Cette vision contemporaine du management a achevé de déstabiliser les modèles traditionnels du « Command & Control », sans pour autant fournir les clés d’un nouveau modèle à des managers soumis à des injonctions contradictoires. On ne peut que se réjouir d'un humanisme désormais assumé dans les relations de travail ; on peut également s’interroger sur l’origine et les limites de cette approche en apparence vertueuse.
La figure du manager n’échappe pas à la crise profonde de l’autorité qui a gagné la sphère de l’entreprise. Dans ce nouveau dogme, faire acte d’autorité tiendrait davantage de l’aveu d’échec, de l’impuissance à susciter l’adhésion, que d’une prérogative accordée à la figure traditionnelle du chef. La seule autorité acceptable serait désormais celle qui vient réguler le collectif et veille à l’épanouissement des individus ; c’est notamment ce que sous-entend la notion de servant leadership -le manager au service de - et ce que prônent de nouvelles formes d’organisation, à l’instar du concept d’entreprise libérée (Carney & Getz, 2009). Avec en toile de fond, le spectre de la robotisation et du remplacement de l’homme par la machine et du management par l’auto-régulation. Les salariés qui sont managés seraient ceux dont le poste va être automatisé, tandis que ceux qui s’approprient le travail n’auraient plus besoin d’être managés (Godin, 2020).
Cette vision du manager n’est pas étrangère à l’injonction contemporaine du bien-être. Un impératif tel que 84% des français avouent réprimer leurs émotions pour paraître heureux, selon une étude menée en juillet dernier par Appinio. Des voix commencent à s’élever contre la fabrique du bonheur et son appropriation par le politique et l’entreprise. Parmi elles, Yves Michaud[1] appelle à « dénoncer la tyrannie des bons sentiments, la politique de l’émotion et de la compassion. Non que la bienveillance soit un sentiment indigne mais nous devons cesser de croire qu’on peut bâtir sur elle une communauté politique. ». Pour le philosophe, la bienveillance, cette disposition affective à vouloir le bien des autres, ferait courir le risque de faire primer l’individu sur le collectif. A trop considérer la singularité, le manager en perdrait-il de vue les notions d’équité et d’égalité de traitement ? A l’heure du télétravail et de la personnalisation des modes de travail, la question de l’égalité est pourtant fondamentale pour préserver le collectif et la confiance en l’institution.
En outre, vouloir le bonheur d’autrui peut se révéler extrêmement intrusif et conduire à faire (et donc à savoir) à la place de l’autre au seul motif que ce serait pour son bien. Si l’intention est louable, son résultat est tout aussi infantilisant que la pratique de l’ancien monde qui consistait à décider à la place de.
Enfin, vouloir le bien consisterait pour un manager à s’interdire de dire (et non de penser) que quelque chose est mal fait. Pour être entendu et accepté, le feedback se doit d’être positif. Cette notion d’appréciation positive (appreciative inquiry), un courant de psychologie positive né dans les années 80, fait désormais partie intégrante du nouveau kit managérial. En pratique, hélas, le manager n’en sera que plus incompris au moment de prendre des décisions, au risque de devenir impopulaire. Car en creux se niche cette peur profonde chez tout contemporain des réseaux sociaux, et avec elle la tentation de devenir aimable à tout prix. A vouloir être aimable, à vouloir éviter les désaccords et les conflits, peut-on encore être juste ? Sans impression de justice, pas d’acception du corps social. Sans acceptation, pas d’autorité légitime.
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Les comportements managériaux- et les normes sociétales qu’ils véhiculent - évoluent. Mais s’il est bien une notion intemporelle associée à la figure du (bon) dirigeant, c’est celle de la justesse et de son corollaire : la tempérance des décisions. Encore faut-il que la boussole morale du manager lui permette de naviguer en ces temps d’incertitude et apporte à son équipe une stabilité bienvenue dans un mode qui change en permanence.
[1] Yves Michaud : Contre la bienveillance (Ed. Stock, 2016)
Emmanuelle Pays pour les Echos (30/09/21)
https://www.lesechos.fr/idees-debats/leadership-management/quand-un-trop-plein-de-bienveillance-alourdit-le-kit-managerial-1350298
médecin retraitée
3 ansEmmanuelle Pays votre chronique répond parfaitement à l'idée que je me fais de la surhumanisation du management ,merci je découpe votre écrit dans les Échos
Enseignante en Droit Social et Ressources Humaines
3 ansMerci pour ce bel article qui remet les pendules à l'heure !! La réelle bienveillance au travail, selon la philosophe Julia de Funès ? Un mélange de courage, de clarté managériale et de sens de la confrontation, très éloigné de l'idéologie du bien-être à tout prix. Non, le "bonheurisme" n'est pas la clé du bien-être au travail !! A lire et à écouter !
Psychologue - spécialisée en Gestion de l'anxiété - cohérence cardiaque - Mindfulness - Thérapie des schémas pour les salariés - Managers - Reconversion professionnelle pour les Cadres - Ateliers mensuels
3 ansintéressant toutefois je pense ne pas avoir la même définition de la bienveillance qui n'a rien a voir avec les bisounours - ce terme devient le passe partout : inutile inadapté incompréhensible
Coach agile - Formatrice - Facilitatrice
3 ansC’est intéressant de se demander pourquoi cette montée en flèche de la bienveillance (à part certainement pour vendre un paquet de livres sur le sujet). Il y a certainement de nombreuses raisons très documentées. De ma fenêtre (et elle n’engage que moi) je vois/lis/entends un accroissement des incivilités entre collaborateurs (phénomène amplifié par le travail en remote). Mais également, je vois la bienveillance comme une réponse aux réactions de protection des managers qui se retrouvent avec un poids très lourd sur leurs épaules : en effet, comment construire et porter une Vision dans un environnement où rien n’est moins sûr ? Ces derniers pour dissimuler leur peur de l’incertitude vont se tourner vers un management command and control. Alors, comment réduire cette peur ? La posture de Servant Leader pourrait justement apporter quelques pistes intéressantes pour le kit du manager. Greenleaf (l’auteur du concept) n’évoque pas l’amabilité ou la bienveillance, mais plutôt l’assertivité, le courage, l’humilité mais aussi l’exemplarité. (Nous avons récemment animé un meetup sur le sujet en proposant quelques pistes pour développer ces compétences). L’appreciative inquiry aussi est une approche intéressante pour le manager/décideur car dans cette démarche d’enquête (inquiry), il va à la recherche de solution et d’opportunité grâce à l'identification des forces et ressources du présent. Et pour cela il a besoin de prendre le temps de (re)connaitre les forces qui l’entourent, en allant à leur rencontre (le concept de gemba walk). Sans avoir à être aimable (chercher à se faire aimer), mais en étant présent. En étant dans l’observation il pourra alors se sentir plus juste et factuel dans ses décisions.
CEO chez Vauban C&C
3 ansMerci Emmanuelle, sincèrement ces "faux bons sentiments" qu'il faut en permanence prôner commencent à être pesants. Je suis tout à fait d'accord sur le fait que cela déséquilibre justement l'équité que l'on essaie d'instaurer au quotidien dans son travail et les actions que l'on mène chaque jour. Pour moi, il faut être vrai, authentique avec les collaborateurs, arrêter de faire croire que tout le monde s'aime mais plutôt travailler sur les objectifs communs et sur ce qui nous donne envie de progresser ensemble. Et cela, n'empêche pas la bienveillance. Très bon article! :)