Le nouveau visage de l'innovation
Depuis quelques temps, je m'intéresse à la question de l'innovation. Partant de l'importance qu'elle a dans les discours des dirigeants, je me suis demandé pourquoi l'innovation avait pris autant de place. Je vous livre ici quelques-uns des éléments de réponse d'une réflexion en cours... et qui devrait aboutir à une publication beaucoup longue dans les mois qui viennent.
Le Grand Bond en avant
En 1949, Jean Fourastié publiait le Grand Espoir du XXème siècle. Dans ce livre, il affirmait que les gains de productivité en cours et à venir dans les pays industriels allaient conduire à une élévation considérable du niveau de vie en quelques décennies. Peu de gens crurent à cette affirmation. Une petite trentaine d’années plus tard, dans son célèbre ouvrage Les Trente Glorieuses, il retraçait le grand bouleversement économique et social que la France avait connu depuis la fin de la Guerre. Le grand bond en avant annoncé par Fourastié s’était produit plus rapidement encore qu’il ne l’avait imaginé. Après la seconde guerre mondiale, en une jeune génération, nous sommes passés du niveau de vie d’un pays « sous-développé » à celui d’un pays immensément riche.
Ce changement profond dans nos conditions matérielles d’existence engendra progressivement d’autres processus historiques qui continuent à se développer sous nos yeux ; de sorte que l’environnement dans lequel évoluaient les entreprises au début des années 70 s’est vu profondément bouleversé. Chemin faisant, ces transformations ont fait émerger ce que j’appelle le problème ou défi de l’innovation tous azimuts. De quels processus est-il question ici ?
Quatre processus historiques déterminants
Quatre retiendront particulièrement notre attention. La liste n’est pas exhaustive, mais elle permet, me semble-t-il, de comprendre assez bien l’origine et la nature de l’évolution en cours : 1) un changement dans l’ordre de la culture, 2) la mondialisation, 3) l’accélération du progrès scientifique et technologique, 4) le puzzle écologique. En voici une très brève présentation.
En devenant immensément riches, nous avons déclenché une évolution culturelle profonde. Le sociologue américain Ronald Ingelhart, accompagné par une multitude d’autres chercheurs, a montré que les sociétés devenues riches ont tendance à dépasser progressivement les systèmes de valeurs essentiellement orientés vers la survie individuelle et collective au profit de systèmes de valeurs privilégiant la réalisation de soi, l’autonomie, le bonheur, l’imagination, l’égalité (des droits). La soumission aveugle à l’autorité étroitement corrélée aux sociétés qui cherchent avant toute chose la survie matérielle ont tendance à décliner dans les sociétés enrichies. (Cf, Cultural Evolution, 2018)
Les succès du développement économique nous ont également persuadé d’exporter (pour le pire comme pour le meilleur) ce modèle économique, ce que l’on appelle au fond la mondialisation. Avec la mondialisation de l’économie, de nouveaux concurrents sont progressivement apparus. Ce fut en premier lieu le cas du Japon dans les années 70, avec des fleurons industriels comme Canon, Matsuchita, Toyota, Honda, Sony etc. qui prirent dès cette époque des parts de marchés significatives aux industries occidentales, américaines en particulier ; et parvinrent à se positionner sur les marchés des hautes technologies. Puis vinrent d’autres pays : les dragons, la Chine, la Corée, l’Inde, le Brésil, …
Troisième processus. Avec l’accroissement de la richesse vint l’élévation du niveau scolaire qui entraîna une accélération du progrès scientifique et technique. Au cours des Trente Glorieuses, et jusqu’à nos jours, le nombre de techniciens, d’ingénieurs, de docteurs en sciences formés dans le système éducatif puis employé dans les centres de recherches privés ou publics a explosé. De façon mécanique, l’élévation du niveau scolaire accéléra le progrès scientifique et technique. Or ce dernier est intimement connecté à la marche de l’économie. Le développement extrêmement rapide des technologies de l’information et de la communication constitue un exemple très emblématique de ce phénomène. La loi de Moore, énoncée il y a un demi siècle, continue à régir le progrès exponentiel dans les capacités de calcul des ordinateurs et provoque une obsolescence technique très rapide.
Enfin, le quatrième et dernier processus qui contribue à créer une forte pression à l’innovation est l’accroissement de notre pression sur la Biosphère. D’après les données du Global Network Footprint, l’humanité accumulerait une dette écologique globale depuis 1970. Aujourd’hui, nous consommons 1,7 planètes. Nos émissions de gaz à effet de serre ne cessent d’augmenter, tandis que les écosystèmes qui sous-tendent notre économie ne laissent quant à eux de se détériorer. Les rapports du Club de Rome et dirigés par des chercheurs du MIT, confirment à chaque révision le risque d’effondrement systémique à moyen terme (à peu près au milieu des années 2020).
Tandis que les entreprises font face à un environnement plus complexe que jamais, les enjeux environnementaux représentent pour nos sociétés une incitation très forte à l’innovation. Comment parvenir à produire « suffisamment » tout en se situant dans les limites des capacités bio productives de notre planète ? Les entreprises peuvent-elles faire l’économie d’un effort véritable pour résoudre ce problème (et je ne parle pas ici d’obtenir un label RSE, ou de nommer un(e) directeur(ice) RSE qui a fait ses armes au département marketing ou communication), et l’abandonner aux institutions publiques qui sont jusqu’à ce jour si peu à la hauteur des enjeux ? Dans un monde complexe, insécurisant, vont-elles continuer à voir les facteurs écologiques comme des contraintes supplémentaires, en trop ?
Comment les trois processus engendrent-ils un besoin d’innovation croissant ?
Chacun de ces grands processus contribue à rendre notre monde plus complexe, plus difficilement prévisible, plus instable, plus rapide. Le grand changement culturel qui s’opère progressivement depuis quelque décennies contribue à mettre en question le management de style autoritaire, centralisateur. L’aspiration à se réaliser, à exprimer sa singularité, et à mettre à profit son potentiel, ses talents ne connait pas de frontière, même si parfois nous tentons de la confiner. Elle s’exprime aussi bien dans nos comportement de consommateurs, que de collaborateurs, de dirigeants, de parents. M.Crozier écrivait à la fin des années 80 : « Le client ne veut plus être anonyme. » , pour qualifier le phénomène de « personnalisation de masse », qui n’a fait que s’accentuer depuis cette époque, et qui impose aux entreprises de faire un effort véritable pour comprendre et écouter qui sont ses clients…avant, pendant, après la vente, et de s’organiser en vue de cet effort, ce qui implique souvent d’inventer de nouvelles façons de travailler, en particulier pour être en capacité de collecter une information fiable et de la transformer en connaissance !
Les générations qui vinrent au monde à partir de la fin des Trente Glorieuses, dont les fameux Y et Z, sont les premières générations nées sans résidu significatif des morales de la résignation et de l’austérité. Ces morales sur lesquelles s’est largement appuyé le système économique pour faire accepter des conditions de vie très dures dominèrent largement les mentalités jusqu’à la seconde révolution industrielle. Il aura fallu l’alliance improbable et non désirée des militants socialistes de diverses obédiences et des professionnels de la publicité et du marketing, pour relever les aspirations matérielles des populations. Fondée sur la prudence et la crainte des mauvais jours, ces dernières limitaient fortement l’appétit de consommation, et le besoin de renouvellement (obsolescence symbolique), la capacité à « se lâcher » ou « se faire plaisir ». L’émergence d’une société débridée où le besoin de renouvellement, de nouveauté, de changement, est fort met une pression sur les entreprises pour qu’elles inventent sans cesse de nouveaux produits, de nouveaux besoins, et renforce aussi notre pression sur l’environnement.
Les effets du grand changement culturel évoqué ci-dessus, combinés avec l’ouverture des marchés et l’apparition de nouveaux rivaux nous ont fait basculé dans un monde où les clients sont rares et les produits abondants. Et comme l’explique F.Dupuy, la position forte que les clients en ont tiré les a généralement conduit à « vouloir plus pour moins cher », ce qui incite les entreprises à chercher des sources d’économie en se réorganisant, en cherchant à inventer constamment des processus plus efficaces. Ce que l’émergence de l’informatique distribuée et de ses logiciels va rendre possible, via le reengineering. Ce processus va d’ailleurs engendré des vagues colossales de licenciements et contribué à la fragilisation des classes moyennes dans tous les pays riches, ainsi qu’à une dégradation de l’image des entreprises.
L’accélération des progrès scientifiques et techniques, par le biais des technologies de l’information et de la communication (ordinateurs personnels, internet, web, web 2.0, haut débit, smartphones, maintenant l’IA…) a contribué à intensifier et accélérer les échanges. Les technologies sont désormais présentes un peu partout, dans les produits et services, comme dans les processus administratifs, de production, de marketing et communication, etc. L’évolution rapide de leur capacité met une pression sur les entreprises qui veulent rester à jour, ce qui nécessite investissements et formations, mais aussi une réflexion permanente pour inventer des méthodes de travail (production, administration) et de communication qui tirent profit de ces technologies.
Le Nouveau Visage de l’innovation
Dans un monde plus complexe, il devient primordial d’avoir une capacité à s’adapter rapidement lorsque des changements imprévus surviennent, une capacité à anticiper les changements, à respecter un cap au lieu de disperser ses efforts, … Dans un tel monde, la tentation de suivre le rythme en se montrant réactif, en étant dans l’action (sans se donner le temps de la réflexion, du recul qui permet de rendre intelligible la complexité), est pressante, et même oppressante. L’obsession pour les outils prêt à l’emploi, les solutions opérationnelles en est un symptôme. Ce qui nous conduit trop à céder à l’urgence. Une fois l’urgence régnant en maîtresse sans partage, il devient très difficile de s’en sortir car seul une prise de recul permet de prendre conscience des dérives, des revirements évitables, des erreurs, des coûts cachés induits par l’urgence, comme le montre les travaux du prix Nobel d’économie Daniel Kahneman. Il devient également quasiment impossible de penser aux fins de nos actions. Comment s’adapter sans subir ? Comment parvenir dans un monde complexe à rester un tant soit peu maître de son destin ?
Pour y parvenir, on peut raisonnablement penser qu’une organisation doit en permanence être capable 1) d’écouter son environnement afin d’y puiser des informations pertinentes et suffisamment abondantes, 2) de transformer ces informations en connaissance et hypothèses de travail, 3) d’imaginer des solutions, 4) de les tester et de la corriger, 5) d’apprendre à mettre en oeuvre les solutions… le tout en accord avec sa philosophie d’organisation. Comme le suggère les quelques illustrations données aux paragraphes précédents, il semble qu’un aspect du fonctionnement d’une entreprise ne puisse être considéré comme étant à l’abri d’une révision. Ce qui suggère que l’innovation doit être générale. Par ailleurs, on peut raisonnablement penser que le meilleur moyen de rendre une organisation capable d’agir dans la complexité suppose que les capacités mentionnées ci-dessus fassent l’objet d’un effort permanent. Enfin, il paraît également raisonnable de penser que plus de personnes seront impliquées dans le processus d’innovation tous azimuts, plus l’entreprise aura de chances de réussir. Autrement dit, en un sens, l’innovation doit devenir démocratique. Permanente, générale, démocratique, voilà les traits du nouveau visage de l’innovation.
A quelle condition le défi de l’innovation tous azimuts peut-il être relevé ?
Une chose paraît claire. Il y a une condition sine qua none à la résolution du problème de l’innovation tous azimuts : parvenir à mobiliser les facultés humaines les plus élevées des acteurs de l’entreprise. L’emploi de l’intelligence sous toutes ses formes, qu’elle soit rationnelle, créative, éthique, émotionnelle, est nécessaire à l’introduction d’un processus d’innovation permanent, général et démocratique. L’imagination, la raison, l’empathie, l’éthique du dialogue, la curiosité, etc. sont des ingrédients indispensables.
Mais comment parvenir à les mobiliser ? Peut-on imposer le changement ? Contraindre à l'innovation dans l'esprit du Taylorisme qui cherchait la performance dans la réduction des marges de liberté ? Ou faut-il plutôt chercher à obtenir le consentement, convaincre, dialoguer ? Si oui comment ? Les sciences humaines nous peuvent-elles nous apprendre quelque chose d'utile ici ? Quid de l'expérience ? … to be continued…
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Engineer at Belgacom
3 ansJe soulève deux erreurs : la loi de moore n'est plus d'actualité, l'IA n'est pas une technologie récente mais elle semble adapaté à quelques nouveaux domaines. 😉
Chargée de Mission - DLA chez France Active Lorraine
3 ansTiens mais ce temps nécessaire ne serait ce pas la base de la gestion de projet ? 🤔
Dirigeant chez RéSolutions - Votre futur voulu, résolument
3 ansMerci Eric LEMAIRE pour ce recul sur les limites de la réactivité dans l'urgence. Je vous cite : " Dans un tel monde, la tentation de suivre le rythme en se montrant réactif, en étant dans l’action (sans se donner le temps de la réflexion, du recul qui permet de rendre intelligible la complexité), est pressante, et même oppressante. L’obsession pour les outils prêt à l’emploi, les solutions opérationnelles en est un symptôme. Ce qui nous conduit trop à céder à l’urgence. Une fois l’urgence régnant en maîtresse sans partage, il devient très difficile de s’en sortir car seul une prise de recul permet de prendre conscience des dérives, des revirements évitables, des erreurs, des coûts cachés induits par l’urgence, comme le montre les travaux du prix Nobel d’économie Daniel Kahneman. Il devient également quasiment impossible de penser aux fins de nos actions. Comment s’adapter sans subir ? Comment parvenir dans un monde complexe à rester un tant soit peu maître de son destin ? " Hâte de lire le livre que vous vous apprêtez à consacrer à la réponse à cette question. Louis.
Chargée de Mission - DLA chez France Active Lorraine
4 ansSamira Mahdi je pense à toi en lisant cet article