Le scandale de la naissance de la banque de France
Ce texte est extrait de l'ouvrage sur Talleyrand et Fouché dont la parution est prévue début 2017. Bonne lecture!
Nous ne pouvions pas terminer le chapitre sans mentionner cet organisme bancaire au nom évocateur qui cependant ne ressemble en rien à ce qu’il affiche. Tout commence le 6 février 1800. Souvenez-vous, Bonaparte, alors premier consul depuis le mois de novembre 1799 (18 brumaire) cherche des fonds pour financer sa campagne d’Italie. Il a besoin d’une soixantaine de millions. Il demande aux banquiers suisses et français qui financèrent le coup d'état de lui donner de l’argent ; ceux-ci froncent les sourcils. Il était entendu que de l’argent, c’était lui qui devait leur en fournir ; pas l’inverse. Ils ne lui prêteront que trois millions avec un taux d’intérêt prohibitif. Il est prévenu.
Nous l’avons vu, il devra racler les fonds de tiroir, faire un emprunt forcé et détrousser les républiques satellites de la France pour financer la guerre. On pourrait croire que cet esprit orgueilleux, mouché par les banquiers revint à la charge pour les mettre au pas ; il n’en est rien. C’est même tout le contraire qui se passe. Le 6 février, le groupe de financiers sans qui Brumaire n’aurait pas été possible, s’assoit confortablement dans le bureau de Bonaparte. Nous avons parmi eux les Suisses Perregaux et Delessert, les Français Mallet, Fulchiron, le Couteulx, Barillon, Germain, Récamier, etc. Ces hommes ne sont pas venus mendier. Ils demandent au premier consul de ratifier la constitution d’un établissement que l’on nommera frauduleusement la « Banque de France » mais qui, dans les faits, sera privé et entièrement sous leur contrôle. Cabanis reconnaîtra que Bonaparte était : « dans la main [sic] d’hommes qui n’ont pas toujours des intérêts conformes à ceux de la chose publique[1]. » Ce dernier le savait mais il ne pouvait rien sans leur accord.
Le banquier Perregaux annonce la couleur : « A celui qui a contribué si puissamment à nous rendre et, avec tant d’éclat, les caractères d’une nation guerrière, il appartient de faire connaître que notre nation est aussi appelée à se faire admirer et respecter par les effets d’une bonne économie politique. Libre par sa création, qui n’appartient qu’à des particuliers, la banque que je propose de créer ne négociera avec le gouvernement que lorsqu’elle y rencontrera ses convenances et le complément de ses suretés. Néanmoins, cette banque s’appellera la banque de France mais elle ne sera à aucun degré une banque gouvernementale. Elle sollicite du premier consul la promulgation d’une loi qui, sans peut-être paraître s’occuper nominativement de notre établissement consolidera son existence[2]. » En d’autres termes, cet établissement sera entièrement « hors de la dépendance du gouvernement[3] » mais fera appel à ses fonds quand bon lui semblera. Cette affaire « énorme » flairée avant Brumaire était maintenant devenue réalité. Le groupe de banquier derrière lequel se cachait une association d’affairistes allait se gorger de millions. Le 13 février 1800, l’affaire est bouclée ; la première assemblée générale des actionnaires approuve les statuts de la banque. Parmi eux, Napoléon, sa mère, et Joséphine, qui pour une fois, l’argent n’a pas d’odeur, savent se supporter. L’établissement bancaire est « administré par quinze Régents et surveillé par trois Censeurs choisis par l’Assemblée générale[4]. » Les crapules se fendent d’un préambule -ils ont dû bien rire en y apposant leur signature- qui annonce solennellement que « l’intérêt public et l’intérêt privé concourent d’une manière prompte et puissante au succès de l’établissement projeté ».
Le premier succès remporté par la jeune banque illustre surtout de quelle façon l’intérêt public jouera systématiquement en faveur de l’intérêt privé. Le 18 février, soit cinq jours après l’assemblée des actionnaires, la « Banque de France » est en mesure de commencer ses activités. Bonaparte a tenu parole ; ses bienfaiteurs voient s’ouvrir devant eux les mannes de la République consulaire. Les voilà en charge d’un travail dont s’acquitte théoriquement les administrations de l’État : le paiement des rentes et pensions[5]. Le premier consul leur octroie aussi le droit de percevoir une partie des cautionnements offerts en garantie à l’état par les receveurs d’impôts. Ces « receveurs généraux », postes récents dans l’administration napoléonienne, -en fait, des sinécures en tout point identiques aux charges de fermiers généraux de l’Ancien régime-, perçoivent les impôts et ne sont autorisés à les verser à l’état qu’après un laps de temps fixé par celui-ci. Ils donnent en garantie des « cautionnements » qui, bien que considérables, sont toujours très inferieurs aux sommes colossales prélevées sur les contribuables. Dans l’intervalle, ces « brasseurs d’agent » peuvent faire fructifier les fonds prélevés comme bon leur semble.
Le cynisme est à son comble. Non seulement cette banque privée, dite « de France », ne veut absolument pas que l’État s’immisce dans ses affaires -et ses comptes- mais elle considère indispensable que ce dernier la protège et lui fournisse l’argent des contribuables. La martingale a fait long feu. Ce comportement bien connu donnera de nombreuses tares aux rejetons issus de la relation incestueuse État/Capitalisme ; l’un des plus tristement célèbres aujourd’hui étant l’inique « privatisation des profits et nationalisation des pertes ».
Mais Bonaparte va encore plus loin ! Deux ans plus tard, en 1803, rassuré sur la fidélité des banquiers et ébahi par leurs résultats et les dividendes qu’il empoche, il autorisera la banque, « pure association d’intérêts privés[6] » à émettre du papier-monnaie. C’était la première fois qu’un tel prodige se produisait. Mais ce n’est pas tout ! Bonaparte accorde un autre privilège aux amis de M. Perregaux ; celui de « fabriquer une monnaie qui ne lui coûte rien[7] » puisqu’il il s’engage, au grand dam et à l’ahurissement de son ministre du trésor, à faire frapper par l’État la monnaie dont disposera la banque. Mollien, revenu de tout, dira dans ses mémoires, examinant les rapports qui asservissait Bonaparte aux banquiers : « La lutte n’était pas égale[8]. »