Le syndrome de la "solutionite aigüe"
« On ne peut pas résoudre un problème avec le même mode de pensée que celui qui a engendré le problème » - A. Einstein
Dans cet article vous allez découvrir :
- Que vous êtes formaté-e à un mode de pensée et que vous ne le savez (probablement) pas
- Pourquoi vos stratégies de résolution de problèmes et d’innovation sont biaisées.
- Des pistes alternatives pour penser « en dehors de la boîte »
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Tout notre manière de penser le management et l’innovation repose sur une vision du monde (= une ontologie) culturellement héritée qui nous influence complètement, et à notre insu. Selon cette vision du monde qui date de 2500 ans et est issue de la tradition grecque*, nous considérons la réalité comme un « objet » sur lequel nous devons agir. Les exemples sont nombreux : vous voulez créer une entreprise, vous faites d’abord un business plan ; vous devez rendre visite à votre grand-mère, vous choisissez le trajet le plus court (ou le plus sympa) avant de partir ; vous planifiez vos rendez-vous ; vous faites des to do list… En clair et pour faire simple, nous passons votre temps à faire des plans et à tenter de les appliquer sur la réalité.
Cela vous paraît normal et évident ?
Ce n’est pas étonnant puisque cela fait partie de votre conditionnement culturel (qui est aussi le mien). Cette manière de fonctionner est pour nous normale, complètement naturelle et automatique. Elle constitue aussi un de nos biais cognitifs les plus importants : elle nous piège en nous enfermant dans un mode de pensée que l’on ne remet plus en question.
Pourquoi ?
C’est ce que nous allons tenter de comprendre. Je vous propose aujourd’hui de bousculer certaines certitudes à travers un petit voyage ethnologique.
Oui vous avez bien lu.
Bienvenue, laissez vos idées préconçues au vestiaire et suivez le guide !
Le syndrôme de la « solutionite aigüe »
Depuis environ 150 ans, les théories du management se suivent et ne se ressemblent pas, mais toutes sont influencées par une « méta logique » qui elle-même est issue de notre cadre de référence culturel. Cette logique est omniprésente dans la vie de tous les jours et on la retrouve autant dans le monde professionnel qu’en politique ou en éducation : c’est ce que j’appelle le syndrôme de la « solutionite aigüe ». C’est elle qui nous pousse à agir (si possible rapidement), à être efficace, pragmatique, à être "une force de proposition", « orienté solution » et à faire des plans. A cause de cette logique nous multiplions les méthodes, techniques et autres boîtes à outil pour tenter de résoudre les « défis du management » (ou de la vie) mais sans jamais y parvenir de manière durable et satisfaisante.
Mon postulat est que la « solutionite » n’est ni bonne ni mauvaise en soi, qu’elle a permis des avancées techniques, technologiques et sociales parfois révolutionnaires, mais qu’elle a aussi montré ses limites : elle ne nous a pas plus aidé à résoudre les grands défis de la gestion des hommes (et des femmes) en entreprise** qu’elle n’a apporté de solution durable aux questions économiques, écologiques et démographiques de notre époque.
Dans un monde de plus en plus complexe, en constance accélération, et à une époque où l’innovation devient un enjeu non plus seulement stratégique mais aussi vital, il est plus que nécessaire d’être créatif et de penser « out of the box » - en dehors de la boîte. Or si la logique « un problème – une solution » est efficace dans certains contextes (sortir d’un bâtiment en feu par exemple), les problématiques complexes nécessitent d’explorer d’autres manières de penser. Et la pensée réellement créative n’exige pas seulement de multiplier les méthodes de résolution de problème, elle implique aussi de questionner notre cadre ontologique, c’est-à-dire la « boîte » à partir de laquelle nous pensons et nous construisons notre vision du monde.
Cette « boîte » que nous tenons tellement pour évidente n’est pourtant pas la seule.
Voici à titre d’exemple quelques visions du monde issues de diverses traditions. Elles ne sont ni meilleures ni moins bonnes que la nôtre. Elles sont une invitation à remettre en question certaines de nos certitudes et peuvent potentiellement nous offrir de nouvelles pistes d’exploration.
« Nous sommes ce que nous pensons. Tout ce que nous sommes résulte de nos pensées. Avec nos pensées, nous bâtissons notre monde. » - Bouddha
Quelques « boîtes de pensées » alternatives :
Les Inuits (régions arctiques du Groënland, Canada et USA) ne font pas de plan. Pour ce peuple, la réalité est constituée de millions de mondes qui coexistent et chaque être est ainsi porteur d’un univers propre (le monde d’une plante, d’un animal, d’un humain, même celui d’un objet). Il ne s’agit donc pas « d’agir » comme nous sur la réalité, mais plutôt « d’aller à la rencontre » de l’univers de l’autre. Et le résultat de cette rencontre est toujours incertain. Pour un chasseur Inuit par exemple, le résultat de la chasse dépend autant de sa volonté que de celle de l’animal de sacrifier sa vie. Une telle posture existentielle est une invitation à l’écoute, l’observation, l’humilité (puisque tout ne dépend pas de notre volonté), et au décentrement.
Chez le peuple Kalash (Chitral, nord-ouest du Pakistan) un homme a besoin de plusieurs années pour entrer dans « la course au prestige ». Il doit accumuler des surplus de céréales et de bétail pour les distribuer à sa communauté lors d’une fête qui dure trois jours. Au terme de la fête l’homme est ruiné puisqu’il a tout donné, mais son peuple le considère comme riche et lui adresse honneurs et louanges. Cet exploit de générosité lui permet également d’accéder au conseil des grands hommes, gadeirak, qui prend les décisions collectives, mais ne lui permet pas de posséder du pouvoir. La société Kalash s’autogouverne, sans roi ni chef.
Dans la pensée chinoise traditionnelle, l’homme doit trouver sa place dans un monde en mutation perpétuelle, et il est vain de faire des plans car ceux-ci ne s’appliquent jamais à la réalité toujours changeante. : il s’agit donc plutôt de comprendre les « tendances du monde » afin d’accompagner ce processus et d’agir au bon moment. Cette pensée est résolument tournée vers l’efficacité mais d’une manière non spectaculaire : en agissant dans l’ombre, en se faisant discret, en demeurant invisible. Le général gagne sans avoir à combattre, lorsque les troupes ennemies sont épuisées et qu’elles se rendent d’elles-mêmes. En se mettant « à l’écoute du monde », la victoire ou la défaite sont jouées d’avance car il suffit d’attendre que les conditions soient réunies pour agir. C’est une invitation à la pensée stratégique mais aussi à la sensibilité, la discrétion, à « l’agir en coulisses ».
Ce ne sont que quelques exemples, il y en a tellement d’autres. Pour développer une pensée réellement créative ma proposition est donc de sortir de la logique de la « solutionite aigüe », et d’oser bousculer nos référentiels et nos présuppositions. L’exploration d’autres boîtes de pensée peut nous y aider.
Quelques pistes pour aller plus loin :
Vous êtes (probablement) piégé par la solutionite aigüe si :
- Vous êtes Occidental(e) (!)
- Vous croyez qu’il faut planifier avant d’agir et « appliquer la théorie à la pratique » (même si ça ne marche pas toujours bien)
- La capacité à prendre des décisions est survalorisée au sein de votre entreprise
- Sur un projet, vous passez la majorité du temps à agir plutôt qu’explorer les options
- Vous travaillez dans une culture ou avoir de l’esprit critique est un signe d’intelligence
Exploration de boîtes de pensées alternatives :
A quoi ressemblerait votre activité si :
- Au sein de votre organisation les décisions étaient prises de manière collective, et ceux qui décidaient ne possédaient pas forcément de pouvoir hiérarchique ?
- Vous étiez évalué autant sur l’atteinte les résultats que la qualité des relations que vous entretenez ?
- Avant chaque projet vous preniez le temps d’observer et d’écouter le terrain - dans sa partie visible et invisible*** - afin d’évaluer les potentiels de réussite ?
- Plutôt que de faire confiance uniquement à votre logique, vous preniez des décisions en vous basant aussi sur votre intuition ?
- Dans votre entreprise l’écoute, la sensibilité, la confiance et l’entraide étaient autant valorisées que l’efficacité, les résultats, le charisme et la parole ?
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Notes
* Lire à ce sujet mon article sur la pensée de l’action vs la pensée stratégique, ou, encore mieux, les ouvrages de François Jullien
** Résistances au changement, incommunication, difficultés à implémenter le plan sur le terrain, en bref tout ce qui touche à ce qui est communément appelé « le facteur humain »
Gestionnaire de formation
4 ansSalut David, en te lisant une slide me revient en mémoire (il ne vas pas à la chasse, il va faire un tour. Mais il ne va pas pas à la chasse). ;-)