Le tiers, passé, présent, futur

Le tiers, passé, présent, futur

Article paru le 1er décembre 2018 dans le Numéro 1 de la Gazette du Master 2 Droit des Contrats internes et internationaux - Paris XI Sud Saclay - Faculté Jean Monnet

Traiter du tiers dans une revue qui se veut de droit contractuel peut sembler paradoxal. En effet, en vertu de l’effet relatif des conventions, le tiers en ce qu’il n’est pas cocontractant est exclu du contrat. Il ne peut, par ailleurs, ni entraver son exécution ni s’en prévaloir autrement qu’en tant que simple fait juridique (Civ. 3e, 21 mars, 1972, Bull. civ. III., n°193, p. 137). Pourtant la question de la responsabilité du débiteur contractuel vis-à-vis du tiers au contrat bouscule depuis longtemps les principes établis, brouillant un peu plus les frontières entre responsabilité contractuelle et extracontractuelle. Cette question a fait couler beaucoup d’encre, et comme l’écrivait le Professeur Larroumet en 2016, cette énigme n’est pas parvenue à être résolue de manière satisfaisante (Responsabilité civile - La responsabilité du débiteur contractuel envers les tiers Avant-projet de loi de réforme de la responsabilité civile - Libres propos par Christian Larroumet, JCP G n° 47, 21 Novembre 2016, 1234). On verra qu’au fil des évolutions jurisprudentielles (du passé donc), a été conçu un droit positif critiqué par ses propres concepteurs (au présent) dont la réforme de la responsabilité à venir entend briser (pour le futur).

L’article 1200 nouveau du Code civil consacré par la réforme du droit des contrats (Ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations) dispose que « Les tiers doivent respecter la situation juridique créée par le contrat. Ils peuvent s'en prévaloir notamment pour apporter la preuve d'un fait ». Ainsi, bien que non-partie au contrat, le tiers ne peut ignorer l’existence d’un contrat qui lui est opposable. Le contrat lui est opposable en ce qu’il ne doit pas contrevenir à sa bonne exécution, au risque, d’ailleurs, de voir sa responsabilité engagée (Civ. 1ere, 26 janvier 1999, Bull. civ. IV, n°186). Le corollaire de ce principe d’opposabilité est que le tiers lui-même peut se prévaloir du contrat : d’une part en tant que simple fait juridique à des fins probatoires, mais d’autre part, en l’opposant aux parties en raison d’un intérêt qu’il y trouve. L’intérêt résulte de la situation juridique née du contrat (Droit civil, Les obligations, François Terré, Phillipe Simler, Yves Lequette , François Cheénedé, Précis Dalloz, édition 2019, p. 750). Il y a en effet, des situations où le tiers subit un préjudice du fait de la mauvaise exécution du contrat. Son intérêt résulte alors en la possibilité d’obtenir une réparation pour le préjudice subi, en engageant la responsabilité de l’une des parties au contrat.

Par principe, la responsabilité engagée par le tiers à l’égard de l’une des parties au contrat est de nature délictuelle. La question de savoir si le tiers peut utiliser le simple manquement contractuel du débiteur pour établir l’existence d’une faute délictuelle à l’appui de sa demande est importante en ce qu’elle peut, selon la solution, faciliter grandement ou entraver l’action du tiers. Cette question a fait l’objet d’une évolution jurisprudentielle marquée par les dissonances entre les chambres de la Cour de cassation jusqu’à l’arrêt d’Assemblée Plénière du 6 octobre 2006, « Myr’Ho / Bootshop ». Par cet arrêt la Cour de cassation, reprenant la position de sa première chambre civile (Civ. 1ère, 15 décembre 1998) reconnait sans détour que « Le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage. », n’imposant plus au tiers, qu’il démontre l’existence d’une faute délictuelle indépendante du manquement contractuel.

Cette solution a par la suite été réaffirmée à de nombreuses reprises, mais extrêmement critiquée en doctrine. Elle conduit en effet, in fine le tiers à se réclamer de la bonne exécution d’un contrat dont il n’est pas partie. Cette solution conduit également à mélanger les sources de la responsabilité en permettant au tiers d’invoquer un manquement contractuel à l’appui d’une demande en responsabilité extracontractuelle.

Cependant, malgré la généralité des termes de l’attendu de principe, il semble que, de l’aveu même de la Cour de cassation, cette solution est en réalité limitée.

Dans son rapport de 2006, la Cour de cassation, énonçait ainsi « qu'il est, en effet, des obligations souscrites au bénéfice du seul contractant dont le tiers n'a pas vocation à bénéficier » (Rapport de la Cour de cassation, 2006, p. 400), laissant sous-entendre que certains manquements contractuels ne peuvent être rapportés par les tiers. De récentes décisions semblent également aller en ce sens. Dans un arrêt du 18 mai 2017, la 3eme chambre civile (Civ. 3e, 18 mai 2017, n°16-11203) a en effet jugé que les motifs, tirés du seul manquement à une obligation contractuelle de résultat de livrer un ouvrage conforme et exempt de vices sont impropres à caractériser une faute délictuelle. De même, par un arrêt en date du 18 janvier 2017, la chambre commerciale (Com., 18 janvier 2017, n°14-16442) a jugé que « saisie d'une demande de la société fondée sur la responsabilité délictuelle des cédants en raison d'un manquement aux engagements souscrits par eux envers les cessionnaires dans l'acte de cession et du dommage qui en était résulté pour elle, sans qu'il soit établi ni même allégué que ce manquement contractuel constituait une faute quasi-délictuelle à son égard, c'est à bon droit que la cour d'appel a retenu que la société n'était pas fondée à se prévaloir d'une violation des stipulations contractuelles de l'acte de cession ».

D’autres décisions s’inscrivent cependant dans l’exacte lignée de la jurisprudence Myr’ho / Bootshop (Civ. 1ère, 24 mai 2017, n°16-14371 et Civ. 1ère, 9 juin 2017, n°16-14096 « alors que le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel, dès lors que ce manquement lui a causé un dommage»).

Ainsi, les juges de la Cour de cassation n’appliquent pas de manière systématique le principe selon lequel un manquement contractuel est constitutif d’une faute délictuelle dont le tiers peut se prévaloir (Rapports entre responsabilité délictuelle et responsabilité contractuelle - Responsabilité d'un contractant envers les tiers - Commentaire par Laurent BLOCH, RCA n° 9, Septembre 2017, comm. 212), ce qui se justifie aisément par le fait que les tiers peuvent se retrouver dans des situations très différentes). En outre, son application diverge selon les chambres.

De plus, la proximité du tiers par rapport au contrat conduit également à des applications différentes. Il est en effet de jurisprudence établie qu’en présence d’une chaîne de contrats translatifs de propriété, la responsabilité engagée est de nature contractuelle (Civ. 1ere, 9 octobre 1979, Lamborghini, n°78-12502 s’agissant d’une chaine de contrats homogènes et Ass. Plén., 7 février 1986, n°84-15189, s’agissant d’une chaîne de contrats hétérogènes). Cependant, en présence d’un groupe de contrats non translatifs de propriété, le créancier extrême, tiers au contrat ne peut engager la responsabilité du débiteur extrême que par une action directe de nature délictuelle. Il lui appartient d’apporter la preuve d’une faute au sens de l’ancien article 1382 du Code civil, article 1240 nouveau, distincte du simple manquement contractuel; l’arrêt Besse (Ass. Plén., 12 juillet 1991, n°90-13602) rejetant en effet, la théorie de l’assimilation des fautes.

De sorte qu’en droit positif, selon la situation du tiers par rapport au contrat, il existe des régimes distincts. Or, à l’intérieur même de certains de ces régimes, on l’a vu à propos des évolutions de la jurisprudence Myr’ho, il n’existe aucune unité et cohérence claire. Par ailleurs, la distinction entre les régimes apparait choquante et illogique lorsque le tiers extérieur à tout ensemble contractuel de l’arrêt Myr’Ho apparait bénéficier d’un régime beaucoup plus favorable que le tiers de l’arrêt Besse, qui lui doit rapporter une faute délictuelle distincte du simple manquement contractuel. Le tiers, créancier extrême du groupe de contrat, en est pourtant à l’origine et possède un intérêt particulier à sa bonne exécution. Fort de ces constatations, l’importance d’une clarification en la matière apparaît nécessaire.

À cet égard, l’article 1234 du projet de réforme de la responsabilité civile peut sembler à première vue bienvenu et satisfaisant. L’article dispose en effet que : «Lorsque l'inexécution du contrat cause un dommage à un tiers, celui-ci ne peut demander réparation de ses conséquences au débiteur que sur le fondement de la responsabilité extracontractuelle, à charge pour lui de rapporter la preuve de l'un des faits générateurs visés à la section II du chapitre II » ce qui entraînerait, si le projet venait à être adopté, remise en cause de la jurisprudence Myr’ho / Bootshop. Le tiers devra en effet rapporter la preuve d’une faute, entendue par l’article 1242 du projet comme « la violation d'une prescription légale ou le manquement au devoir général de prudence ou de diligence », le fait d’une chose ou un trouble anormal de voisinage. Exit donc le simple manquement contractuel dont pouvait se prévaloir le tiers, le projet de réforme consacrant la théorie de la relativité des fautes.

Cette apparente simplification est cependant fortement limitée par l’alinéa 2 de l’article 1234 lequel précise que « Toutefois, le tiers ayant un intérêt légitime à la bonne exécution d’un contrat peut également invoquer, sur le fondement de la responsabilité contractuelle, un manquement contractuel dès lors que celui-ci lui a causé un dommage. Les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants lui sont opposables. Toute clause qui limite la responsabilité contractuelle d’un contractant à l’égard des tiers est réputée non écrite.»

Cette option est réservée au seul tiers « ayant un intérêt légitime » comme cela a été évoqué, mais le projet de réforme n’apporte aucune définition quant à «l’intérêt légitime ».

On comprend à la lecture de ce texte que ce n’est donc plus la situation du tiers par rapport au contrat qui déterminera l’application du régime, mais la qualité de son intérêt. Il est ainsi distingué entre le tiers et le tiers ayant un intérêt légitime :

  • Le premier ne pouvant engager la responsabilité délictuelle d’une partie au contrat qu’en rapportant la preuve d’un fait générateur,
  • Le second pouvant se prévaloir au choix (tel que cela ressort de la locution « peut également ») d’un manquement contractuel dans le cadre d’une responsabilité contractuelle ou de la responsabilité délictuelle dans les conditions de l’alinéa 1er.

Il semble donc que le texte ne consacre plus que deux régimes selon que le tiers ait un intérêt légitime ou non et ouvre une option au tiers « légitime », lequel pourra choisir entre une responsabilité contractuelle ou extracontractuelle. La réforme entend revenir sur ce point sur une séparation stricte entre les responsabilités contractuelles et extracontractuelles, lesquelles ne seront actionnées que selon les conditions propres à leur nature.

Il est à noter également que l’existence de cette option comme cela a été écrit par le Professeur Marie Leveneur-Azémar (Une solution convaincante pour l'engagement de la responsabilité des contractants par les tiers À propos de l'article 1234 du projet de réforme de la responsabilité civile - Libres propos par Marie Leveneur-Azémar, JCP G n° 46, 13 Novembre 2017, 1182) ne méconnait pas au principe de non-cumul dès lors que ce principe n’a vocation qu’à s’appliquer qu’aux contractants. Par ailleurs, dès lors que le projet de réforme généralise la responsabilité extracontractuelle en cas de dommage corporel, l’option apparait maigrement limitée à la responsabilité engagée suite à un dommage matériel subi par le tiers, bien qu’il ait «tout intérêt à invoquer la responsabilité délictuelle, afin d'obtenir une réparation intégrale de son préjudice.» (ibid.)

Enfin, cette option est réservée au seul tiers « ayant un intérêt légitime » comme cela a été évoqué, mais le projet de réforme n’apporte aucune définition quant à l’« intérêt légitime ». Pour certains auteurs, le projet de réforme n’apporterait en réalité aucune distinction entre le tiers et le tiers ayant un intérêt légitime, dès lors que tout tiers aurait un intérêt à obtenir une réparation en cas de dommage subi (« De la combinaison des articles 1234 et 1235, il résulte en fait que, sauf à entrer dans de byzantines distinctions entre intérêt licite et intérêt légitime, tout tiers ayant subi un préjudice du fait de l'inexécution du contrat est en droit d'en demander réparation sur le fondement de la responsabilité contractuelle. » La responsabilité des contractants à l'égard des tiers dans le projet de réforme de la responsabilité civile – Jean-Sébastien Borghetti – D. 2017. 1846). Ce constat nous apparaît véridique et logique en pratique : il est vrai que dès lors qu’une personne s’estime lésée, elle possède un intérêt à obtenir une réparation qui, de son point de vue, est légitime. Il semble toutefois qu’une lecture purement littérale du texte, doit permettre de distinguer l’intérêt légitime du simple intérêt qu’a le tiers à la réparation de son préjudice. Cela signifie à notre sens, que l’alinéa 2 de l’article 1234 est restrictif et qu’il ne vise pas « tout intérêt », mais un intérêt particulier.

À ce titre, doit-on considérer que le droit positif ne sera pas remis en cause en matière de chaînes de contrats translatifs de propriété dès lors qu’elles révèleraient un intérêt particulier du tiers ? De même, ne faut-il pas enfin reconnaître que le créancier extrême dans les groupes de contrat possède un intérêt particulier en raison de sa position bien sûr, mais également de la faculté qu’il possède d’agréer les sous-traitants, ce qui reviendrait à briser la jurisprudence Besse? L’importance d’une telle définition n’est pas à minimiser puisqu’elle détermine laquelle des responsabilités devra être engagée et les conséquences qui en découlent (indemnisation du dommage prévisible, ou de l’entier dommage, plafond de réparation, calcul de ce plafond, etc. : en ce sens : La responsabilité des contractants à l'égard des tiers dans le projet de réforme de la responsabilité civile – Jean-Sébastien Borghetti – D. 2017. 1846).

Pour le Professeur Leveneur-Azémar ( ibid.) l’intérêt légitime se situerait en amont du simple intérêt à la réparation : au stade de l’exécution du contrat et viserait les tiers membres d’un même groupe de contrat, mais également tout tiers «particulièrement proche de la relation contractuelle au point d’en attendre légitimement la bonne exécution». Cependant, le critère proposé nous apparaît recouvrir une multitude de situations et porter fortement atteinte au principe de l’effet relatif. De nombreux tiers ont en effet un intérêt légitime à la bonne exécution du contrat. Le paramètre de proximité ne nous apparait pas restreindre ce nombre dès lors que par nature la proximité est un terme vague. Il est donc difficile de la concevoir comme une limite. Or, permettre de façon aussi générale aux tiers de se prévaloir du contrat et de se transformer en une partie en invoquant un manquement contractuel dans le cadre d’une responsabilité contractuelle est dangereux en ce qu’il remet totalement en cause la prévisibilité du contrat. Il revient à considérer finalement le tiers comme un créancier du débiteur. Celui-ci pourrait se retrouver avec une quantité infinie de créanciers qui n’étaient pas présents à l’origine lorsqu’il s’est engagé dans le contrat. Aussi, afin de restreindre la définition du tiers « ayant un intérêt légitime » il pourrait être fait référence à l’appartenance à un groupe de contrat (Relativité de la faute contractuelle et responsabilité des parties à l'égard des tiers – Mireille Bacache – D. 2016. 1454) ou un ensemble contractuel « dont la finalité serait la satisfaction du créancier extrême » (David Bakouche). La définition serait donc envisagée sous un angle plus économique. Il ne reste plus qu’à espérer que le projet sera remanié pour intégrer une telle définition, sans quoi l’actuel désordre pourrait être regretté au regard du futur chaos qu’engendrerait une définition trop large, ou absente.



Martin Charron

Avocat - Droit public / Infrastructures

5 ans

Merci pour cet article très instructif !

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