Le vrai visage de l’arabisation, l’exemple algérien V2
Aujourd’hui après avoir clos depuis soixante ans le douloureux dossier de la colonisation, des millions de petits enfants des pays qui ont gagné leur indépendance entrent encore dans le couloir de l’analphabétisme dès l’instant où ils poussent la porte de l’école. Car ce que leurs gouvernants feignent d’ignorer c’est qu’un enfant ne peut apprendre à lire et à écrire dans une langue qu’il ne parle pas. Au Sénégal parce que la langue française ferme la porte d’une lecture libre aux élèves non francophones, en Algérie parce que l’arabe classique joue le même rôle. Dans l’un et l’autre cas, être confronté à des mots écrits qui ne correspondent à rien dans leur intelligence est pour ces millions d’élèves la promesse de ne jamais apprendre à lire et à écrire. Les systèmes éducatifs de ces pays dits francophones sont en fait aujourd’hui des machines à fabriquer de l’analphabétisme et de l’échec parce qu’ils n’ont jamais voulu (ou su) résoudre la question qui les détruit : celles des choix linguistiques.
Arriver à cinq ou six ans dans une école et y être accueilli dans une langue que sa mère ne lui a pas apprise est pour un enfant une violence intolérable et une garantie d’échec scolaire. Tel est le cas de l’Algérie qui n’a pas eu le courage de choisir pour son école une politique linguistique qui aurait dû servir en priorité les intérêts de ses élèves et non pas celles des forces obscures qui la minent. Pendant la période coloniale, l’Algérie s’est vu imposer dans ses écoles une langue que les jeunes élèves « indigènes » ne parlaient ni ne comprenaient. Leur maître d’école tentait tant bien que mal, de leur inculquer les mécanismes des relations qui relient les lettres du français aux sons qui leur correspondent. Et ces jeunes algériens parvenaient ainsi à mémoriser ces correspondances graphophonologiques et étaient donc capables de traduire laborieusement en sons ce qu’ils découvraient en lettres. Mais à quoi rimait cette compétence si chèrement acquise ? À rien, bien sûr. À rien ! Car, ne l’oublions pas, apprendre à lire ce n’est pas apprendre une langue nouvelle, mais retrouver, sous une autre forme, une langue que l’on pratique déjà à l’oral. Le bruit du mot ainsi fabriqué n’activait rien dans le cerveau de ces enfants, tout simplement parce qu’ils ne possédaient pas le moindre vocabulaire français. L’école coloniale fabriquait donc, à grand frais, des cohortes de perroquets incapables de construire le sens des textes, incapables de questionnement et de critique.
Lorsque l’Algérie est sortie de la colonisation, on aurait pu espérer qu’indépendance allait enfin pouvoir rimer avec « langue du peuple » et que l’école algérienne allait enfin ouvrir grand ses portes à la langue que ses élèves parlaient et comprenaient afin que leur lecture fût synonyme de compréhension . Hélas ! L’arabe classique remplaça la langue de l’ancien colonisateur avec les mêmes effets désastreux. A l’aube de son indépendance, La jeune République algérienne aurait sans la moindre hésitation dû décider que l’arabe dialectal deviendrait illico la langue d’enseignement de l’école algérienne. Juste revanche sur l’histoire coloniale, juste décision d’adapter l’éducation à la langue de ses élèves. Le choix des nouveaux maîtres de l’Algérie, au lendemain de son indépendance, fut malheureusement l’arabe classique, langue du Coran et langue qui devait rassembler au-delà des nations tous les musulmans. Panarabisme et soumission religieuse furent les ressorts d’une décision qui signa la faillite de l’école algérienne. Elle eut deux conséquences désastreuses : la première fut de précipiter des élèves ne parlant que l’arabe dialectal ou la langue berbère dans une école qui leur imposait un arabe littéral que fort peu comprenaient, privant ainsi la plupart de tout espoir d’apprendre à lire et écrire. La deuxième conséquence est encore plus grave ! En choisissant la langue du Coran, on privilégia une conception de la lecture et de son apprentissage qui déniait au lecteur son droit essentiel de compréhension et d’interprétation ; car, dans l’école coranique, lire le Coran et le savoir par cœur sont deux choses qui sont intimement liées. En faisant de la langue religieuse la langue de l’école algérienne on priva cette dernière de sa laïcité et de fait on dissuada les élèves de se faire leur propre idée d’un texte. On introduisit ainsi dans cette école une conception confessionnelle de la lecture : la capacité de lire serait donnée d’en haut, elle tomberait sur l’élève-croyant comme elle tomba sur le prophète. Elle ne serait en aucune façon le fruit d’une conquête, d’un effort personnel, encore moins l’instrument d’une liberté de pensée ; elle serait le fruit d’une révélation. Lorsque la langue du sacré investit l’école algérienne, se trouvèrent confondus en une mêlée confuse verbe et incantation, lecture et récitation, Le choix de l’arabe classique induisit, pour le plus grand malheur de l’école algérienne, une démarche d’apprentissage qui interdit aux élèves la libre interprétation des textes profanes comme elle interdit aux croyants l’exégèse des textes sacrés . Ce ne fut donc pas le choix d’une langue nationale que l’on offrit au peuple algérien, c’est un nouveau joug qu’on lui imposa : la langue du religieux remplaça celle du colonisateur avec la même conséquence désastreuse pour la formation intellectuelle du petit élève algérien. On est en droit aujourd‘hui de se poser la question suivante : cette incapacité de questionner un texte profane ou sacré n’était -elle pas programmée afin d’assurer soumission et obéissance ?
Tel est le vrai visage d’une arabisation qui en Algérie fit un choix contraire aux intérêts de son peuple ; telle fut aussi la scolarisation en latin, en France jusqu’à la révolution. Ces choix privent les peuples de leur chance d’apprendre à lire et à écrire dans la langue vivante de leur patrie et empêchent les citoyens d‘apporter leur apport singulier à l’intelligence collective de leur pays . Mais , me répondront certains , l’école algérienne ne rend pas la totalité de ses élèves analphabètes . Encore heureux ! Certains certes s’en sortent, mais l'immense majorité des moins favorisés n'ont , eux, que peu de chance d'apprendre à lire. Ceux qui , malgré tout, réussissent et nous en connaissons d’illustres exemples étaient plus chanceux ou plus doués que les autres . Mais qu’est-ce qu’une école , où qu'elle soit, qui exige que l’on ait de la chance, ou bien que l’on soit privilégié pour réussir ? Qu’est ce qu’une école qui a besoin d'afficher des réussites aussi rares qu'exceptionnelles pour justifier un système perverti . L’Algérie, comme tous les pays mérite une école dans laquelle les élèves parlent au plus juste de leurs intentions et comprennent avec précision textes et discours. A l’aube des profonds changements auxquels aspire aujourd’hui son peuple, l’Algérie devra décider d’une séparation entre école et religion, car la seule école honorable, la seule porteuse d’un espoir futur de démocratie c’est celle qui permettra à ses élèves de comprendre ce qu’on leur dit et d’interpréter librement ce qu’ils lisent. La capacité de lire et d’écrire n’est en aucun cas un don, magiquement octroyée; c’est un droit que l’on exerce, un pouvoir que l’on conquiert.
Directeur académique honoraire, agrégé de SVT.
3 ansJe n'oublie pas que l'apprentissage de la première langue écrite par ma grand-mère fut celui du français, elle qui parlait uniquement breton à la maison, à ses parents, amis et voisins, et qui ne connaissait que cette langue avant d'entrer à l'école. En l'occurrence, apprendre à lire fut bien pour elle apprendre une langue nouvelle, comme pour des centaines de milliers d'enfants brittophones à la fin du XIXeme siècle et au début de XXeme.
Référent Handicap coordonnateur de l'UPEC rattaché à la Vice-présidence Politique handicap. Référent local du projet Atypie-Friendly UPEC.
3 ansBonjour, cet article courageux ose s'attaquer à un tabou : les choix politico-religieux du FLN et leurs pendants dans la politique linguistique. On ne peut nier que les choix linguistiques sont des choix politiques. Ceux opérés par le FLN ont malheureusement occulté l'aspect pédagogique et social. Il fallait le rappeler. Bravo !
Chaire de linguistique université Paris descartes
3 ansMadame TABOURI Une école fragilisée par le choix d'une langue étrangère à la majorité de ses élèves ne les rend pas TOUS analphabètes . Fort heureusement ! Certains s'en sortent, mais l'immense majorité des plus fragiles n'ont , eux, aucune chance d'apprendre à lire. C'est donc une école qui est un terrible instrument de reproduction social que vous défendez. Ceux qui , malgré tout, réussissent et vous en citez quelques exemples dont le votre , sont chanceux ou plus doués que les autres . Mais chère madame, je ne veux pas d'une école , ou qu'elle soit, ou il faut avoir de la chance , ou bien être privilégié pour réussir . Je ne veux pas d'une école qui a besoin d'afficher ses réussites aussi rares qu'exceptionnelles pour justifier un système perverti . Je ne veux pas d'une Ecole qui serait le thuriféraire ou la porte parole d'une religion quelle qu'elle soit. Je veux une école dans laquelle les élèves parlent au plus juste de leurs intentions et comprennent avec précision textes et discours. Vous remarquerez qu'en aucun cas je n'ai regretté le choix de l'arabe pour remplacer le français ; ne voyez aucune nostalgie post coloniale dans mes propos . je regrette que pour des motifs qui n'ont rien à voir avec l'intérêt porté au destin des petits écoliers algériens, l'Algérie n'ait pas choisi fièrement la langue des son peuple et non la langue de son dieu.
Chaire de linguistique université Paris descartes
3 ansNadjet Tabouri 13:26 👏 👍 👎 😊 😞 Monsieur Bentolila Peut-être ai-je mal lu votre article, mais il me semble qu'il y a une abstraction de l'Histoire et une généralisation qui me mettent mal à l'aise. 1- Les rares algériens ayant eu accès à l'école française et malgré le parcours indigène ont percé et son devenus des révolutionnaires (Missali Lhadj) des penseurs (Malek Bennabi) de grands auteurs francophones (Kateb Yacine, Mohammed Dib et d'autres encore vivants), des médecins, des ingénieurs, des avocats et des chercheurs formés dans des universités françaises. 2- L'école algérienne ne fabrique pas que des analphabètes, j'en suis la preuve ainsi que des millions d'algeriens en Algérie et par le monde, hier et aujourd'hui. 3- L'arabisation n'est pas une revendication religieuse mais une réponse contextuelle à 130 ans de politique coloniale assimilatrice et acculturatrice dans une quête identitaire d'un jeune pays dans le besoin d'avancer (d'abord comme instrument de lutte identitaire puis dans un projet de panarabisme à l'ère des mouvements de libération). Je vous invite à lire "l'autre Histoire". 4- L'arabe algérien a ses particularités mais descend d'une langue mère qui est l'Arabe, et par conséquent n'est pas une langue tout à fait étrangère au point où elle rend inaccessible l'accès à la lecture. 5- Ne peut-on réellement pas apprendre une langue que l'on ne parle pas? Je pense ne pas avoir compris ce que vous voulez dire. 6- L'école algérienne est un modèle d'ascension sociale, dans la mesure où elle a su instruire et cultiver et la génération de mes parents et ceux qui en suivi est le parfait exemple. Quant à la domination de l'arabe, c'est une histoire de domination civilisationnels. Nous ne voyons pas l'Islamisme partout, nous sommes conscients du danger de l'Islame politique car l'Algérie en a fait les frais et nous sommes encore en pleine construction. L'école algérienne n'est pas parfaite, loin de là et je ne m'attarderai pas ici sur le pourquoi dans la mesure où tout un pays se cherche, en construction et le chantier est vaste. Mais l'effacement identitaire est une des composantes du problème encore aujourd'hui. Veuillez excuser si ma réponse paraît impertinente, mais j'ai pour mauvaise habitude de questionner les questionnements. Bien cordialement Bentolila Alain a envoyé les messages suivants à 13:50 Voir le profil de Bentolila Bentolila Alain 13:50 Merci Voir le profil de Bentolila Bentolila Alain 14:21 chère amie j'ai rédigé cette tribune avec infiniment de soin comme je le fais toujours. Je parle de l'arabe comme je parle de l'espagnol en Equateur ou du français en Afrique subsaharienne: des langues qui entraîne l'échec des plus fragiles. Le problème qui est posé dans cet article de façon certes directe est double. 1° Un enfant aura infiniment de mal à lire et écrire dans une langue qu'il ne maîtrise pas.. Cela vaut pour le français qui a mis "hors l'écrit" des quantité de petits algériens pendant l'ère coloniale; comme il le fait au Sénégal encore aujourd'hui ; cela vaut aussi pour l'arabe classique aujourd'hui qui met à mal la capacité de compréhension des textes parce que cette langue différente dans ses structures lexicales et syntaxique de la Darija empêche un adressage sémantique fluide et précis. Les dernières reches en neurosciences le montrent sans aucun doute. 2° Peu importe le pays , Algérie , Maroc ou Israël dès l'instant où la langue de la révélation - celle qui impose la soumission et interdit l'exégèse- devient celle de l'école, elle dissuade du questionnement et de l'interprétation des textes profane. Réciter servilement et construire son propre sens sont deux gestes mentaux qu'il ne faut en aucun cas confondre Enfin je voudrais que vous m'expliquiez en toute amitié ce que vous appelez "effacement identitaire". Votre identité est elle mieux portée par la langue d'un peuple , celle d'une nation ou par le fantasme d'une langue qui dilue l'idée même de nation?
Professeur d'Anglais EN . ( Enseignement secondaire et universitaire) Chevalier dans l’Ordre des Palmes académiques
3 ansTrès intéressant . Merci, Monsieur , pour ce partage , intitulé ‘Le vrai visage de l’arabisation’ auquel je souscris bien volontiers. D’autre part, comme linguiste je ne peux que souscrire à votre rappel : “Car, ne l’oublions pas, apprendre à lire ce n’est pas apprendre une langue nouvelle, mais retrouver, sous une autre forme, une langue que l’on pratique déjà à l’oral.” En effet, dans l’apprentissage d’une langue l’écrit et l’oral sont étroitement liés . Bien à vous.