CONTRE UNE Ecole des faux-semblants
Lorsque s’est levée dans les années quatre-vingt la barrière d’une sélection qui, reconnaissons-le, était injuste et cruelle, un nombre considérable d’enfants, jusque-là très tôt écartés, se sont trouvés précipités dans un système qui n’était pas conçu pour eux. Le filtre culturel et social ayant été retiré, l’école s’est trouvée mise au défi d’instruire des enfants de moins en moins « éduqués » : de l’école, on leur avait donné des représentations confuses et parfois négatives ; du langage, ils n’avaient qu’une maîtrise très approximative ; en guise de repères culturels, ils n’avaient eu que l’éclairage glauque d’une télévision de plus en plus débile ; quant à la médiation familiale, ils n’en avait connu que le silence, l’indifférence et la passivité. Lorsqu’il fut décidé d’ouvrir plus largement les portes de l’école à tous les enfants de ce pays, nous priment collectivement l’engagement de les y recevoir tous tels qu’ils étaient : ceux issus de catégories sociales peu favorisées , mais aussi ceux de plus en plus nombreux « venus d’ailleurs », en équilibre culturel et linguistique instable. Cet engagement ne pouvait être tenu au sein d’une école qui avait été construite pour accueillir des privilégiés préalablement triés. Il eût fallu que cette école se transformât en profondeur dans ses contenus, sa pédagogie, la formation de ses maîtres et ses finalités professionnelles. Elle resta en fait quasiment identique à elle-même ; même si elle tenta de donner le change en multipliant des filières qui n’étaient en fait que des voies de garage. Elle navigue depuis des dizaines d’années entre complaisance et cruauté, tentant de maquiller l’échec en abaissant régulièrement ses ambitions, ses exigences et…ses moyens. Les « nouveaux écoliers » ont donc posé, année après année, à un système scolaire figé, un problème dont la gravité n’a fait que croître jusqu’à menacer aujourd’hui son intégrité Si l’école de la République a réussi la massification de ses effectifs, elle a complètement raté sa démocratisation.
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Pour n’avoir pas su allier la bienveillance et l’exigence, pour n’avoir pas eu la décence d’offrir la même ambition à tous ses élèves, l’Ecole n’a pas su relever le défi d’une distribution équitable du pouvoir linguistique et intellectuel. Face à l’hétérogénéité du langage des élèves, elle a ainsi proposé deux réponses, aussi vaines l’une que l’autre, qui ont alterné au grès de de la croyance idéologique de ses responsables. Tantôt elle a tenté d’imposer une normalisation aveugle au nom de la pureté de la langue ; tantôt elle a cédé à un laxisme coupable au nom du droit de chacun à disposer librement de son langage. Les uns prônant l’usage d’une langue scolaire, normée et immuable au risque d’exclure ceux qui n’y ont pas été initiés ; les autres clamant que tous les langages sont égaux au risque de tolérer une imprécision et une confusion toujours fatales aux élèves les plus fragiles.
Balançant ainsi entre réaction et démagogie, l’enseignement de la langue laisse aujourd’hui sur le bord du chemin menant aux apprentissages fondamentaux plus d’un élève sur dix. Ils ont toujours été en retard sur les compétences affichées. Ils ont souffert d'un déficit et d'une imprécision de langage à cinq ans ; ils ont acquis laborieusement quelques aptitudes au décodage des mots à huit ans alors qu'il convenait de comprendre des textes simples ; ils sont difficilement parvenus à repérer quelques informations ponctuelles à onze ans quand on attendait qu'ils soient des lecteurs efficaces dans toutes les disciplines. Ils ont très tôt endossé le costume de l'échec et ne l'ont plus quitté. A l'entrée au collège, 15 % des élèves se trouvent en situation de grande difficulté d’expression, de lecture et encore plus d’écriture. Brutalement livrés à eux-mêmes dans la structure morcelée du collège, ces élèves vont s'enfoncer, année après année, dans le long couloir de l'illettrisme. L'école primaire les a maintenus en survie sans vraiment parvenir à les remettre à niveau ; le collège les achève. Il y a là comme une espèce de scandale ! Certains seront orientés vers des filières professionnelles, non parce qu’ils ont envie d’exceller dans un métier manuel mais parce qu’on leur a dit qu’ils n’étaient bons qu’à cela. Ils auront passé 12 à 14 ans dans les murs de l’école de la République et n’auront même pas la possibilité de se défendre face au premier faux prophète venu. Echec scolaire, échec professionnel, échec civique, voilà à quoi conduit l’impuissance linguistique et la faiblesse intellectuelle qu’une école négligée et une famille bousculée n’ont su combattre ni l’une ni l’autre.
Monsieur notre nouveau ministre , au lieu de tenter vainement de fabriquer de toute pièce une illusoire mixité scolaire artificielle, au lieu de concocter une énième réforme ponctuelle d’un enseignement professionnel marqué au fer de la honte et du mépris , au lieu de hausser le ton contre le harcèlement scolaire sans en identifier les causes profondes , bref au lieu de « brasser du vent », c’est à la transformation en profondeur de la formation des maîtres et à l’élévation des intelligences des élèves qu’il vous faut d’urgence vous attaquer. Une formation des enseignants qui a depuis trop longtemps délaissé l’art de la pédagogie comme la rigueur des connaissances disciplinaires et qui en est arrivée à recruter aujourd’hui ses maîtres à l’issue de trente minutes d’entretien. Des démarches pédagogiques qui essaient de cacher leur absence de rigueur et d’ambition sous une « bienveillance » mièvre et résignée ou qui se perdent dans un entrainement répétitif sans ambition cognitive. Face à des élèves de plus en plus désenchantés, il faut « construire » des enseignants capables de faire comprendre à chacun de leurs élèves que chaque étape qu’’il franchit permet d’élargir son propre horizon d’’espoir et d’engagement ; qu’il n’est pas obligé d’’aller à l’école parce qu’il grandit mais qu’il va à l’école pour grandir. Les futurs instituteurs devront leur faire découvrir, jour après jour, l’écart entre ce qu’ils ne savaient pas et ce qu’ils savent, entre ce dont ils étaient incapables et ce qu’ils peuvent faire à présent. Car c’est bien cette conscience commune de « l’élévation scolaire » qui légitimera le fait qu’élèves et maîtres se lèveront le matin pour aller apprendre et pour aller faire la classe. C’est ainsi qu’en pleine conscience de leur devoir et de leur mission, les uns et les autres en viendront, sinon à chérir, du moins à accepter l’effort d’apprendre et l’engagement à enseigner.
Monsieur le ministre, l’heure est donc venue d’en finir avec les faux-semblants en faisant un choix clair entre une école de complaisance et de résignation et une école de résilience et de justice. Car, si de moins en moins d’étudiants se destinent au métier d’instituteurs c’est parce qu’ils ont la conviction que, quoiqu’ils fassent, l’échec de certains de leurs futurs élèves sera inéluctablement programmés dès six ans. Le sentiment douloureux qu’ils ne serviront à rien les détourne alors du « plus beau métier du monde ». Aucune revalorisation salariale, chichement octroyée, ne les convaincra de rejoindre les rangs de ceux qui furent jadis les hussards de la république et qui ne sont aujourd’hui que des « agents de reproduction sociale ».
Écrivaine, Psychologue clinicienne, professeure des écoles, psychologue scolaire.
1 ansA cette analyse désespérément juste de ce qu'il est advenu de notre école, je rajouterais une donnée que j'ai personnellement souvent prise en compte dans mes propres recherches et échanges : les "nouveaux enseignants", jeunes et moins jeunes, de l'école primaire sont ceux qui ont passé, bon gré mal gré, avec ou sans bonheur, leur scolarité au fil de ces années. Ils étaient, avant d'être enseignants, ces « nouveaux écoliers », qui, et je reprends vos mots "ont donc posé, année après année, un problème dont la gravité n’a fait que croître jusqu’à menacer aujourd’hui son intégrité ". Mais avant l'école primaire, il y a l'école maternelle. Qui, de mon point de vue, n'a jamais, bien au contraire, démérité. Les enseignants de maternelle, doivent avoir pleinement conscience de l' importance, je dirais vitale, de leur présence et professionnalisme au moment charnière que constitue la rencontre du monde de l'éducation, celui de leurs parents et le monde de l'instruction, celui de l'école. L’échec de certains de leurs futurs élèves ne sera plus inéluctablement programmés dès six ans si l'estime se soi de ces futurs élèves du primaire s'est construite d'abord en amont de l'école, jusqu'à 3 ans, puis conjointement avec l'école
Docteur ès-Lettres,Chevalier des Palmes Académiques,agent de l’État (ministère), écrivain,directrice d'une collection Essais,modèle,metteur en scène...Écrits sur les questions d'esthétique(art,littérature...)
1 ansBonsoir Monsieur Bentolila, Vos propos sont à la fois justes et désespérés, comme il se doit, dans cette France qui est passée de l'interculturalité au devoir de diversité culturelle. D'élèves déboussolés par le "je dois choisir, mais je ne sais pas quoi faire et à quoi ça sert", il est surtout d'importance d'enseigner avec amour, c'est-à-dire comprendre l'autre, être avec lui, prendre du temps...Comment est-ce possible dans ces classes surchargées aux horaires démentiels, aux journées abrutissantes comme on monte et descend les escaliers en avalant du Baudelaire, Larmartine, Hugo, Musset à la-va-vite parce que le programme est chargé, en passant de la Révolution aux lendemains qui déchantent? Comment est-ce possible lorsqu'il faut d'abord rappeler ce que veut dire langue française et ses prestiges, lorsqu'il faut aimer la langue française et comprendre ce qu'elle apprend à aimer elle-même, à vivre, à considérer? Comment est-ce possible lorsqu'un enseignant demande à ce qu'il n'y ait plus d'abaya(on pourrait presque confondre le phonème avec celui d'abbaye)et que celles qui la portent l'imposent,tandis que la langue française ne parvient plus à s'imposer,investie par la diversité langagière... Un chapitre parmi tant d'autres.
personnel de direction chez Ministère chargé de l Éducation nationale
1 ansMonsieur Bentolila, voilà plusieurs années que vous nous alertez « A l'entrée au collège, 15 % des élèves se trouvent en situation de grande difficulté d’expression, de lecture et encore plus d’écriture. Brutalement livrés à eux-mêmes dans la structure morcelée du collège, ces élèves vont s'enfoncer, année après année, dans le long couloir de l'illettrisme »les personnels de direction ont besoin de l’appui des IPR et du service de la formation continue pour espérer donner corps à leurs tentatives d’amélioration de prise en charge de chaque élève.
musicien, écrivain spécialisé en langue française publié chez Albin Michel, chez L'Opportun, chez Honoré Champion et au Figaro littéraire.
1 ansIl faut donner à ce magnifique, texte la plus grande audience possible, non seulement parmi les enseignants et singulièrement à l’attention des futurs instituteurs, mais aussi parmi la population des parents d’élèves, à l’heure où se profile la rentrée scolaire. Que ce texte parvienne rapidement et sans encombre aux inspecteurs et recteurs d’académie et enfin au ministre de l’éducation nationale. Ce pladoyer pour une école digne de ce nom, tombe juste. Quand il fut question d’amener au baccalauréat, 80 % d’une classe d’âge, plutôt que de se donner les moyens pédagogiquess et budgétaires, de recruter le nombre d’enseignants Indispensables, l’éducation nationale a baissé les exigences, particulièrement dans le domaine de la langue. Souhaitons que ce texte du professeur Bentolila atteigne son objectif.