L’ennui a-t-il un impact positif ou négatif sur la chaîne de valeur dans les entreprises ?
Quelles sont les stratégies mises en place par les individus pour ne pas s’ennuyer au travail et ainsi faire passer le temps pour éviter de laisser leur cerveau et leur mental sombrer dans un marasme contre-productif ? Ou au contraire, comment font les salariés pour s’ennuyer et pour éviter que leur hiérarchie ne leur donne plus de travail. Ou autre point de vue, quels sont les aspects positifs de l’ennui que peuvent développer les collaborateurs ?
D’un autre côté, pourquoi les managers sur-occupent-ils leurs collaborateurs ? Ont-ils peur que le temps libre ne soit contre-productif et pourquoi ? Les entreprises modernes ne cherchent-elles pas à tuer l’ennui pour éviter aux collaboratrices et aux collaborateurs de se confronter à eux-mêmes ?
il convient de préciser qu’il existe deux branches principales à l’ennui : l’ennui pathologique avec ses symptômes médicaux et qui est souvent observé chez les patients par leurs psychiatres. Cet ennui, sans aucun doute captivant pour qui cherche à résoudre cela sous le point de vue pathologique ou thérapeutique, est cependant et souvent un enfer pour la personne qui s’y frotte.
Et puis, il y a l’ennui normal : celui qui est nécessaire à chacune et chacun pour être créatif tant au niveau stratégique, politique, artistique ou encore scientifique. Cet ennui normal qui laisse du temps au temps. Cet ennui dans lequel on se plonge volontairement pour s’y ressourcer et qui est si proche du bonheur. Je dis cela car notre bonheur est fondamentalement logé en notre for intérieur. D’ailleurs ne serait-il pas la sœur ou le frère de l’ennui ?
Il y a également l’ennui et « l’économie ». En d’autres termes, la société dans laquelle on a accès à tout et très rapidement et est-elle susceptible de fabriquer l’ennui ? Ou une économie circulaire avec plus de sens serait-elle moins ennuyeuse ?
Dans la première, je veux de la lumière, j’appuie sur l’interrupteur. Je n’ai plus d’essence dans la voiture, je fais le plein dans la plus proche station-service. Mon frigo est vide, je fais les courses. Du coup, si je n’ai pas de lumière, je ne peux pas lire ou travailler et ça m’ennuie. Si je ne mets pas d’essence dans ma voiture, je tombe en panne et c’est ennuyeux. Si je ne fais pas les courses, je ne peux pas manger, quel ennui ! L’économie circulaire permettrait-elle de moins s’ennuyer et de voir les choses autrement. A l’instar du paysan qui allait chercher son bois pour se chauffer ou qui allait chasser ou cueillir (je ménage les véganes) pour se nourrir et qui n’avait pas le temps de s’ennuyer, l’économie circulaire ne créerait-elle pas du sens à la chose, pour que la tâche soit moins ennuyeuse ?
A l’autre bout de la chaîne, il y a l’ennui de patienter, d’être dans une file d’attente, l’ennui d’être chômeur et de ne pas avoir de travail, l’ennui du retraité qui regarde l’horloge ronronner au salon comme le décrivait si bien Brel dans l’une de ses chansons. Toutes ces autres sortes d’ennui qui sont "non choisies", mais qui ont des répercussions sur nos comportements. Dans la file d’attente, l’ennui me permet de m’évader, de penser, de rêver…ou, comme c’est particulièrement ennuyeux d’être chômeur, cela peut déclencher un stress souvent positif, et s’agissant du retraité qui s’ennuie, il entretient de longues discussions avec lui-même. Chacun de ces stratagèmes est ainsi déclenché par l’ennui et ouvre bon nombre de modification de comportements.
Enfin et pour terminer, j’emprunte à l’histoire biblique la notion de glander et à Patrick Lemoine[1] cette version moderne. Les deux fils d’Adam et Eve respectaient la volonté du Créateur de manière différente. Caïn l’agriculteur sédentaire travaillait aux champs et lui offrait le fruit de ses moissons, du pain, ou encore des gâteaux au miel. Abel le pasteur nomade sacrifiait ses moutons et ses agneaux pour les proposer en offrande.
Ainsi l’agriculteur avait une vie très active, car il devait labourer, herser, semer, moissonner, engranger et chasser les volatiles prédateurs. Le berger quant à lui jouissait d’une vie presque méditative. Son travail consistant à surveiller son troupeau, à jouer de la flûte de pan, à courir les jupons et à écrire des ritournelles. Ainsi lorsqu’un berger menait ses troupeaux de porcs sous les chênes pour qu’ils mangent les glands, on appelait cela la « glandée » et cette tâche était nommée « aller à la glandée ». Le paysan attaché à ce travail était habituellement surnommé le glandeur, d’où l’expression argotique de « glander ».
De ce fait celui qui crée, suit et récolte le fruit de son travail n’a pas forcément le temps de glander et de s’ennuyer alors que celui qui observe un travail ma foi fort inintéressant à lui tout le loisir de le faire !
En synthèse, l’ennui est un sujet tabou mais si passionnant !
[1] P. Lemoine, S’ennuyer quel bonheur, ED Armand Colin, 2007