"L'entreprise libérée" est-elle un traquenard ?
Conseil & recherche a mené une recherche collaborative sur les entreprises libérées

"L'entreprise libérée" est-elle un traquenard ?

Une chose est certaine, l'entreprise libérée questionne. Ses partisans la promeuvent à grand coup médiatique et lui attribuent une responsabilité majeure dans leur sur- performance. Ses détracteurs la condamnent en montrant du doigt des patrons de type "leader libérateur" qui ont recréé des empires où ils règnent en roi.

Entre ces deux visions extrêmes, notre équipe a cherché à comprendre les initiatives de libération, en incluant les entreprises qui n'ont pas souhaité s'associer au terme « entreprise libérée » tout en développant des logiques proches. Cette aventure apprenante de plus de 6 mois a été réalisée avec le concours de sociologues du travail de l'Université de Liège en Belgique.

Nous sommes aujourd'hui face à un enjeu auquel l'entreprise libérée tente de répondre et que nous pouvons énoncer clairement : il faut restaurer la confiance et la capacité d'initiative, malgré l'incertitude qui les accompagne, dans nos entreprises aujourd'hui largement régulées par des logiques de gestion du risque, de contrôle, de standardisation et de commandement.

Ces nouvelles manières de travailler sont sans aucun doute innovantes car en rupture avec l'organisation établie aujourd'hui dans les grandes entreprises et administrations en France. Mais rappelons qu'elles puisent leur origine dans de nombreuses expérimentations isolées ça et là, comme sur un certain nombre de travaux de recherche en sociologie et sciences de gestion, diffusés pour certains depuis plus de ...30 ans.

Les initiatives de libération que nous avons vues au sein de PME ou d’entreprises de taille intermédiaire commencent à émerger dans de grandes entreprises internationales novatrices. Cela questionne donc aussi la grande entreprise, qui s'y engage avec prudence et certainement pas sous le terme d'entreprise libérée, terme quasi inexistant chez elles, voir refusé catégoriquement pour qualifier leur démarche.

Et l'on comprend bien pourquoi. En voulant éradiquer les "bullshit jobs", supprimer les DRH, en mettant en avant la disparition des managers intermédiaires, l'anéantissement des relations sociales, en prônant la transparence totale de l'information, les principaux promoteurs du concept ont fait peur à un certain nombre d'entreprises ! Même si leurs discours se sont assouplis, la prudence sur le concept est restée de mise. Mais il serait dommage de réduire les initiatives de beaucoup d'entreprises sur ce sujet à ces quelques caractéristiques qui ne représentent pas tellement ce qui se joue...

Même si nous manquons encore du recul nécessaire, nous considérons qu'il se passe quelque chose de significatif et que ce mouvement de libération constitue une nouvelle étape dans les modèles d'organisation du travail et leur mutation. Nous suggérons de lui préférer plutôt le terme "d'entreprise collaborative" que d'entreprise libérée, dont les représentants les plus médiatisés ont fini par agacer certains avec des effets de communication parfois en décalage avec un modèle qui veut s'installer dans l'humilité.

De nombreuses caractéristiques des entreprises libérées ont été présentées dans notre rapport de recherche collaborative. Nous retenons ici huit points clés des transformations observées :

  • le « modèle entreprise libérée » n'existe pas, du moins pas sous une forme unique ; ce sont de multiples facettes qui composent singulièrement de nouvelles manières de travailler ensemble. Les modèles sont singuliers à chaque organisation et ne sont pas bâtis sur des standards (pas plus de modèle inter-entreprise, ni même de standard généralisable à l'intérieur d'une même entreprise) ;
  • cette rupture de modèle de management est toujours portée par la direction générale, avec souvent une équipe dirigeante ou un DG qui s'engage personnellement et fortement, en portant la logique et en la protégeant. S'il n'est pas lui même convaincu du potentiel d'un tel management, vous aurez peu de chance de voir s'installer une telle démarche qui a nécessairement besoin d'être protégée ;
  • l'organisation libérée est un ensemble de composantes qui, coordonnées, permettent de basculer dans un nouvel équilibre. Appliquer une ou deux de ses composantes sans changer de paradigme du contrôle vers la confiance, ou du travail prescrit vers le travail collaboratif ne permet pas de changer de modèle ;
  • dans une organisation, on ne travaille jamais seul et la performance est nécessairement collective. En essayant de créer un environnement de liberté, de confiance, des relations plus intelligentes entre les collaborateurs, les promoteurs de l’entreprise libérée tentent d’enlever dans leurs organisations les éléments qui ont créé cette séparation entre les exécutants et les décideurs. Ces derniers prennent une posture très différente : faire apparaître une vision partagée de l'avenir, organiser le cadre de la liberté, promouvoir le leadership et accompagner les projets qui émergent ;
  • libération n'est pas anarchie. La liberté est encadrée par des règles et c'est bien une condition de réussite du modèle. Il s'agit de règles pour autoriser et non pour interdire ; et leur définition n'est plus le seul fait des dirigeants et managers ; elles sont issues d'un dialogue dans l'entreprise par rapport à une vision construite collectivement, par rapport à sa stratégie et ses objectifs fondamentaux, chacun de ses éléments permettant de faire sens. Fixer ce cadre qui permet une liberté orientée sur le projet de l'entreprise devient un rôle essentiel pour les dirigeants ;
  • le chemin de cette transformation est long et commence par des changements culturels — croyances, états d'esprit, valeurs — pour partager une vision de l'entreprise et les moyens de la concrétiser, bien avant de remanier les structures. Le changement structurel n'est pas une fin en soi et peut avoir lieu que plusieurs années après la transformation engagée. Toutefois, en créant des points de non-retour, les modifications spatio-temporelles peuvent ancrer davantage le changement dans le quotidien des organisations. En outre, l'intelligence collective qui consiste à passer d'une direction réservée à un petit comité à une direction modelée par toute l'entreprise est un point particulièrement structurant, qui prend évidemment plusieurs années ;
  • trois volets sont essentiels dans un projet de libération : le premier concerne le modèle de fonctionnement et de management d'entreprise, modèle nécessairement construit par itération après une première vision ; le deuxième est son processus de transformation, en rupture lui aussi avec la gestion de grands projets que nombreuses entreprises ont menées davantage dans des logiques de programmes à dérouler ; le troisième concerne le travail d'introspection personnel et collectif de l'équipe dirigeante, comme des directeurs et managers dont les rôles changent considérablement. Là aussi les initiatives observées ont démontré l'intérêt de travailler sur son ego comme sur son rapport au pouvoir et d'accompagner chacun dans cette transformation radicale d’une légitimité souvent bâtie sur des mécanismes plus ou moins apparents de pouvoir ;
  • enfin, nous voulons insister sur le fait que la libération des organisations n'est pas incompatible avec les finalités capitalistes des entreprises. Ses visées sont en toute évidence aussi dans le registre de la performance économique, en prenant appui sur un paradigme : la performance n'est pas décidée ex-ante, mais est le fruit d'une recherche collective, à tous les niveaux de l'entreprise et dans toutes ses composantes et métiers. Et la performance économique est une dimension essentielle de ce modèle qui vise, aussi, une performance sociale forte.

Face à ces premiers constats, il nous semble néanmoins que l'enjeu majeur de cette mutation du travail n'est pas tant le modèle entreprise libérée et ses variantes que les mécanismes qui amèneront les grandes entreprises à modifier leur logique de fonctionnement au plus haut niveau. Il s’agit donc de comprendre pourquoi elles mettraient en œuvre des pratiques de management alternatives, qui comportent une plus grande part d'incertitude ?

Une condition de mise en œuvre de ce nouveau modèle réside dans la capacité de l'équipe dirigeante à prendre appui sur cette nouvelle donne incertaine, l'intelligence collective, pour structurer son organisation tout en répondant aux objectifs de rentabilité et de croissance attendus par les actionnaires, ou aux orientations politiques des tutelles pour les administrations publiques.

Rappelons que les grandes entreprises se sont pour partie organisées en dupliquant en cascade les logiques de surveillance et de risque qu'ont imposées avec le temps les conseils d'administration. Les pratiques de risk management se sont installées et la logique de Corporate Governance s'est imposée.

Sans que nous puissions le démontrer dans le cadre de cette étude, il nous semble que plus l'enjeu du résultat (financier pour le privé ou politique pour le public) s'inscrit à court terme, plus l'entreprise semble avoir décliné dans son fonctionnement une « organisation processée », rationnelle et rigide.

Les grandes sociétés dont le capital est majoritairement familiale font parfois exception, les administrations d'Etat également. Elles ont recours à d'autres mécanismes de gestion qui ne les exemptent pas toujours de cet enjeu dominant de valorisation financière à court terme (annuelle et de plus en plus trimestrielle).

Mais est-ce un hasard de voir que les grands groupes pionniers dans la réinvention du management de leur entreprise selon des modèles proches d'entreprises libérées sont pour partie des groupes dont la nature du capital est familiale ou dans des formes d'appartenance mutualistes ? Le fait d'avoir une certaine stabilité dans la structure du capital serait-il un point fort pour donner la possibilité à un dirigeant de se "permettre" d'aller vers un modèle d'organisation du travail moins rationnel et moins "contrôlable" ?

Il n'en demeure pas moins que ces entreprises pionnières ouvrent une nouvelle voie pour toutes les autres. Elles nous montrent que ce modèle d'inspiration "entreprises libérées" est possible et qu'il pourrait concilier résultats financiers en hausse, capacité d'innovation forte, bien-être au travail et meilleure insertion de l'entreprise dans la cité.

Il est possible car sans doute prometteur pour des entreprises qui ont depuis des années poussées à bout la logique précédente. Ces entreprises ont vraisemblablement atteints les meilleurs ratios de productivité qu'elles pouvaient escompter avec leurs modèles de management hiérarchie-fonctionnels. Mais ces entreprises sont maintenant en combat avec des problématiques RH grandissantes qui les inquiètent : désengagement au travail, montée des risques psycho-sociaux, turnover, attractivité en chute libre pour les recrutements de nouveaux talents, etc, sans compter une capacité d'innovation interne en saturation, compensée par des opérations de croissance externe sur des start-up innovantes. Pourtant, plus que jamais les grandes entreprises ne sont pas assurées de leur avenir à moyen terme et doivent faire preuve d'inventivité pour rester les leaders de demain.

Si la libération de l'entreprise n'apporte pas le même niveau de garantie rationnelle que pouvaient donner des processus de fonctionnement définis et audités à la virgule près, elle apporte pour le futur des capacités d'innovation et de création de valeur sur lesquelles les plus visionnaires des patrons misent.

Mais nous devons aussi retenir que ces démarches sont exigeantes et leur construction itérative exige un processus particulièrement peu standardisable et reproductible, dont le temps est une variable totale dans l'avancement de son déploiement et la singularité un facteur clé de succès.

« Le dirigeant d'entreprise n'a qu'une et une seule responsabilité sociale vis à vis de son actionnaire : celle d'utiliser ses ressources et s'engager dans des activités destinées à accroître ses profits » Friedman, M. (1971) Capitalisme & liberté   

Si l'on reprend le propos de M. Friedman, il apparaît que les dirigeants qui croient en la libération de leur entreprise et que nous avons rencontrés ne s'écartent pas de cette définition. Même si d'autres valeurs plus humanistes sont exprimées clairement et représentent souvent un enjeu personnel pour eux, ils visent tous de meilleurs résultats en travaillant sur des pratiques de managements et d'organisation alternatives. 

Mais alors, l'entreprise libérée est-elle un traquenard ? Faut-il rejeter le terme ? Et les bonnes idées qui vont avec ? Faut-il nommer vos démarches autrement ? Personnellement, je suis convaincu que les modes d'organisation alternatifs que nous avons observés sont une évolution intéressante pour la grande entreprise. En terme de dénomination, je vais cependant lui préférer des alternatives plus ouvertes qui n'enferment pas l'entreprise dans les logiques communautaires des entreprises libérées, dont les paradoxes sont parfois surprenants. A vous d'inventer, si cela vous semble nécessaire, une autre terminologie : entreprise agile, collaborative, apprenante, humaniste, société à responsabilité augmentée, ... A chaque entreprise de définir le terme qui lui correspond.

L'entreprise libérée est morte, vive l'entreprise libérée ?!

Bertrand DALLE

green&blue - conseil&recherche

1 ans

Tatyana Collomb

Bertrand DALLE

green&blue - conseil&recherche

5 ans

Vivien Pertusot pour nourrir votre réflexion

Bertrand DALLE

green&blue - conseil&recherche

6 ans

Ingrid Kandelman alors traquenard ? 😉

Patrice Fornalik

Accompagnement à la transformation agile de l'entreprise chez Waavy et Ekilium - Coach agile/Professionnel - Formateur - Scrum - Kanban - SAFe

7 ans

Je suis en phase avec l'idée d'une transformation culturelle avant tout. Le changement de paradigme est le point essentiel sur lequel, à mon avis, il faut se focaliser : https://www.ekilium.fr/blog-coaching/entreprises-liberees-et-agilite-organisations/la-culture-agile-quest-ce-que-cest/

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