L'ERREUR COMPTABLE DELIBEREE: TROP D'INCERTITUDES

Par Olivier Fouquet Président de Section (h) au Conseil d'Etat

A l'occasion de la publication d'une décision du Conseil d'Etat de Plénière rendue le 22 mars 2024 n° 471089, Sté Jet foncière, rendue contrairement aux conclusions de l'excellente rapporteure publique Emilie Bokdam-Tognetti, nous nous étions étonnés de la progression du champ d'application de la théorie jurisprudentielle de l'erreur comptable délibérée qui est purement fiscale, dès lors que le juge l'applique même en l'absence de fraude fiscale et alors que le droit fiscal est en principe a-moral. Nous avions exprimé nos réflexions et préoccupations à la RTDcom 2/24 et dans la revue Le Droit auxquelles nous renvoyons nos lecteurs. Avec le recul, cette jurisprudence nous paraît toujours contestable, d'autant plus que son extension éventuelle, poussée jusqu'au bout d'une logique logique de l'absurde, paralyserait les entreprises.


1) La théorie de l’erreur comptable volontaire est ancienne, puisque son principe a été posé par la jurisprudence au début des années 1960, sous l’influence de des pionniers du droit fiscal moderne qu’étaient les Présidents Poussière et Lasry. Cette théorie, défavorable au contribuable, a d’abord constitué une petite tache dans la sécurité juridique des entreprises qui s’est progressivement élargie.

La jurisprudence est abondante. Son originalité est qu’elle abandonne la connexion entre fiscalité et comptabilité pour inventer de façon prétorienne un concept qui n’a pas d’équivalent en droit comptable et qui n’en aura jamais. En comptabilité, lorsqu’une erreur a été commise, elle doit être rectifiée sans que le comptable s’interroge sur le caractère volontaire ou non de l’erreur. La comptabilité a une conception objective de l’erreur comptable. La jurisprudence fiscale a une conception subjective de l’erreur comptable, puisque le vérificateur doit s’interroger sur les intentions du contribuable : est-ce une erreur commise par le contribuable volontairement ou non ? Si l’erreur comptable est volontaire, elle est opposable par l’administration au contribuable, au moins pour la période vérifiée. Ce dernier ne peut pas demander, pour le calcul de ses résultats, sa correction.

On aurait pu penser que cette théorie jurisprudentielle était destinée à avoir un champ limité. Il n’en a rien été. L’erreur comptable volontaire a d’abord été conçue pour réprimer une intention de fraude fiscale. Lorsque l’erreur comptable commise volontairement l’a été au détriment du Trésor, il n’est pas anormal qu’elle soit opposable au contribuable, sans que celui-ci puisse demander au vérificateur la correction de l’erreur qui aurait pour effet de faire obstacle au redressement. La sanction est lourde, puisque que rappel d’impôt procédant de l’erreur comptable volontaire est en général assorti de la pénalité de 40% pour manquement délibéré. Mais plus étonnant peut paraître l’opposabilité de l’erreur comptable volontaire lorsque est commise non pour tromper l’administration fiscale, mais pour tromper un tiers, par un exemple son banquier en améliorant l’actif du bilan, sans que les intérêts du Trésor soient lésés. On quitte le champ de la répression de la fraude fiscale pour entrer dans celui du moralisme fiscal. Cette extension du moralisme fiscal est d’autant plus étonnante que droit fiscal est droit objectif, c’est-à-dire, comme nous l’avons souvent exposé, qu’il est a-moral. Il ne s’embarrasse pas, en principe de considérations morales. Il y a une matière imposable, calculée conformément aux règles fiscales, et il faut la prendre telle quelle.

C’est pourquoi la jurisprudence sur l'erreur comptable délibérée a souvent été contestée et que le Conseil d’Etat a été conduit à confirmer son application, dans sa formation de Plénière fiscale, qui réunit les quatre chambres fiscales de la Section du Contentieux, le 24-11-1971 n°75549, puis le 27-7-1979 n° 11717.

2) Toutefois, un rayon d’espoir d’une jurisprudence plus raisonnable était né d’une décision de chambres réunies du 25-3-2013 n° 356035, Sté Merlett France. Dans cette affaire où la dette de la société vis-à-vis de sa société mère avait glissé d’un compte de passif à un autre compte de passif, le Conseil d’Etat avait jugé que « cette écriture procède ainsi d'une erreur comptable ; qu'une telle erreur, qu'elle soit regardée comme rectifiable, ainsi que le soutient la société requérante, ou comme délibérée ainsi que le soutient l'administration notamment au vu du rapport de gestion présenté à l'assemblée générale des associés appelée à statuer sur les comptes de l'exercice 2002, ne saurait avoir d'incidence sur le bénéfice net de la société au regard des dispositions du 2 de l'article 38 du CGI ; qu'en effet, elle n'a pas eu pour conséquence d'augmenter son actif net dès lors qu'elle a affecté par compensation deux comptes de passif enregistrant une même créance d'un même tiers et n'entrant pas dans la catégorie des comptes de capitaux propres ; que, par suite et sans qu'il y ait lieu d'examiner les autres moyens de la requête, la société est fondée à soutenir que c'est à tort que le tribunal administratif a rejeté sa demande tendant à la décharge des impositions et pénalités contestées ». L’immensité des commentateurs de 2013, même les plus avertis, en avait déduit qu’à partir du moment où l’erreur n’avait pas d’incidence sur le bénéfice, il n’y avait plus lieu de s’interroger sur son caractère volontaire ou non.

Ces excellents commentateurs de 2013 se sont trompés! La décision de Plénière CE 22-3-2024 n° 471089, Sté Jet Foncière est venu leur dire onze ans après qu'ils n’avaient rien compris.

3) Dans l'affaire jugée en 2024, la société avait perçu une avance d’un de ses deux associés pour acquérir un ensemble immobilier. Il se trouve qu’en comptabilité elle n’avait pas inscrit l’avance au nom de l’associé qui avait effectivement consenti l’avance, mais au nom de l’autre associé qui ne l’avait pas consentie. Cette erreur comptable certes volontaire avait pour objet de dissimuler que les fonds de l’associé qui avait effectivement consenti l’avance, provenaient d’un compte en Suisse. Mais, quel que soit l’associé, la société avait bien contracté une dette réelle, de sorte que l’erreur commise était sans incidence sur le montant de son actif net. Mais alors quelle différence avec le précédent de 2013, Sté Merlet France ? pourquoi ne pas avoir adopté la même solution? Le Conseil d’Etat nous explique que le cas de figure jugé en 2024 est différente de celui jugé en 2013, la différence résultant de ce que en 2013 l’écriture volontairement erronée et l’écriture correcte qui aurait dû être passée, n’étaient pas divisibles, alors qu’elles l’étaient en 2024.

4) Cette nouvelle jurisprudence ne peut que susciter la perplexité chez les entreprises. Voici quatre questions à nos yeux insuffisamment résolues ou même pas du tout.

1° Quel est le critère de la divisibilité ? Si on comprend la différence de situation entre 2013 et 2024, le critère de la divisibilité paraît néanmoins d’une grande subtilité.

2° Qu’est-ce qu’une erreur comptable ? Une récente décision de non-admission du 8-7-2024 n° 476676 rejetant le pourvoi du ministre dirigé contre l’arrêt de la CAA de Versailles du 22-6-2023 n° 20VE02300, 20VE0288, nous a paru à cet égard mériter de retenir l’attention. On sait qu’en jurisprudence fiscale, une indemnité prononcée par un tribunal de première instance constitue une créance certaine, même si ce jugement n’est pas définitif, alors qu’en comptabilité, elle ne le devient qu’au stade de la décision juridictionnelle définitive. L’administration reprochait à la société de pas avoir constaté fiscalement sa créance dès le jugement de première instance en 2009 et d’avoir attendu la décision juridictionnelle définitive de 2013 pour l’inscrire en comptabilité. Toutefois, la société n’avait pas commis d’erreur comptable en n’inscrivant pas sa créance en comptabilité en 2009. En revanche elle avait eu tort de ne pas procéder au traitement fiscal extra-comptable en 2009. Mais l’omission de ce traitement fiscal extra comptable ne constituait pas une erreur comptable, de sorte que cette omission était prescrite lors de l’inscription comptable en 2013. S’agissant d’une simple décision de refus d’admission, il faut être prudent. A ce stade on peut néanmoins espérer que l’omission d’un traitement fiscal extra comptable n’entre pas a priori dans le champ de l’erreur volontaire qui doit être comptable.

3° Si le contribuable n’est pas autorisé à demande la correction de son erreur comptable volontaire commise au cours de la période vérifiée, pourra-t-il la corriger après ? On voit bien qu’une réponse négative aboutirait à une superposition d’impôts exagérée, puisque, dans l’affaire Jet Foncière, lorsque la société, après avoir corrigé son erreur pour la période suivant la période vérifiée, remboursera l’avance à l’associé qui l’a réellement consentie, ce dernier, en cas de persistance de l’opposabilité de l’erreur comptable commise, percevra juridiquement une distribution imposable entre ses mains.

4° Que se passe-t-il lorsque la société a spontanément corrigé son erreur comptable avant le début de la vérification ? Imaginons le cas de figure où la société aurait spontanément corrigé pour l’exercice n+3 l’erreur comptable volontaire commise initialement au cours de l’exercice n ? L’administration, vérifiant les exercices n+2, n+3 et n+4, pourrait-elle ignorer la correction intervenue au cours de l’exercice n+3 et continuer à opposer à la société l’erreur comptable volontaire pour les exercices n+3 et n+4, alors qu’elle a été corrigée au cours de l’exercice n+3 ? On voit bien l’absurdité d’une telle solution qui empêcherait le contribuable de corriger fiscalement une erreur comptable même volontaire qu’il a corrigée en comptabilité.

La jurisprudence prétorienne comporte nécessairement des aléas. Elle évolue pour s'appliquer à des cas de figure que n'avaient sans doute jamais imaginé ses éminents initiateurs. En un sens, elle est moins stable et moins prévisible que la loi fiscale , d'autant plus qu'elle est rétroactive. On se souvient de l'émotion qu'avait suscité la nouvelle jurisprudence sur la connexion entre la la provision comptable et la provision fiscale. De notre point de vue, le juge devrait mieux prendre en compte la sécurité juridique des entreprises lorsqu'il invente puis développe de façon prétorienne un nouveau concept. La jurisprudence prétorienne est nécessairement pragmatique.. Elle n'a nul besoin d'être poussée jusqu'à ses extrémités, c'est-à-dire jusqu'à l'absurde.

Par ailleurs, il nous semble que les vérificateurs ont trop tendance à regarder une simple erreur comptable comme délibérée. La coexistence des comptes consolidés et des comptes sociaux conduit souvent les comptables a donner la priorité dans leur raisonnement aux règles comptes consolidés sur elles compte sociaux puis à raisonner pour les comptes sociaux comme s'il s'agissait de comptes consolidés. Devant tant de complexité, une erreur de ce type, au demeurant courante, peut-elle être qualifiée de délibéré?




Jean-Louis PEREE

RETRAITE/RETIREMENT July, 1st 2023 - Lobbyist (*) and RAMS/LCC Advisor for Product/Asset enhancement (* Labor & Tax FR Laws within CH sector EuroAirport)

2 j.

Suite # 2 Ces entreprises, qui venaient d’apprendre avec un certain effroi qu’elles allaient passer sous contrôle fiscal français, ne comptaient pas se laisser faire. Et dans un contexte où l’on pouvait encore jurer les yeux dans les yeux de son honnêteté intellectuelle, certains dirigeants consulaires se sont montrés... créatifs. Leur solution ? Des « manquements à la probité », savamment dilués dans les méandres du Traité international fiscal (Loi n° 2017-1742 du 22 décembre 2017, JORF), comme un sucre dans une tisane bien chaude. Quant aux rapporteurs parlementaires, ils auraient pu jouer la carte de la sagesse en sollicitant une « analyse de prudence » de M. Fouquet dès le départ. Mais non, ils ont préféré avancer sans filet. Et pourtant, rien ne protège mieux qu’un bon parapluie juridique... surtout quand on sent que l’orage se prépare ! (A SUIVRE)

Jean-Louis PEREE

RETRAITE/RETIREMENT July, 1st 2023 - Lobbyist (*) and RAMS/LCC Advisor for Product/Asset enhancement (* Labor & Tax FR Laws within CH sector EuroAirport)

2 j.

Peut-on vraiment qualifier un détournement de fonds publics d'ambiguïté d'application du droit du travail et du droit fiscal français » ? C’est un peu comme appeler un vol à l’étalage une « redistribution non conventionnelle des biens de consommation » : l’art de l’euphémisme dans toute sa splendeur ! En lisant l’analyse de prudence de M. Olivier Fouquet, une perle bureaucratique m’est revenue en mémoire : un courrier échappé en 2013 entre le ministre de l’Économie et des Finances et un député de la 9ᵉ circonscription de la Gironde. À croire que dans les hautes sphères, la politique est aussi une compétition d’acrobaties lexicales ! Ce courrier, sans doute le fruit d’un brainstorming un peu trop imaginatif, ambitionnait de créer un « contre-feu » face à une fronde légitime des entreprises suisses du secteur douanier de l’aéroport de Bâle-Mulhouse. (voir suite #2)

Merci Monsieur Olivier pour le partage. Bravo pour l'analyse. Consistante comme toujours.

Patrick Michaud

Avocat ,Ecole nationale des impots.sciences po.CPA HEC

3 j.

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