Les cartes bancaires volées, le nouvel eldorado des collégiens en trottinettes.

 

"Libération" a retracé le parcours de cartes bancaires volées aux Etats-Unis et utilisées par des mineurs à Paris pour se payer des balades en trottinettes électriques. Un système bien rodé.

Les cartes bancaires volées, le nouvel eldorado des collégiens en trottinettes

Dans un quartier de l’Est parisien, quatre ados, tous âgés de moins de 14 ans, font la course en trottinette électrique autour d’un pâté de maisons depuis dix minutes. Il fait chaud en cette fin d’après-midi de juin. L’objet a l’air d’intriguer les autres enfants du coin, qui observent avec envie ces chassés-croisés à grande vitesse sur la chaussée pavée. Les quatre chanceux, stars du jour, louent des engins du leader des trottinettes en libre-service, Lime, facilement identifiables à leur coloris vert citron.

Quelques jours plus tôt, Eric (1), professeur d’EPS d’un collège des environs, s’était inquiété de voir ces gamins rouler quotidiennement à vive allure dans les rues du quartier. Se posant une question toute bête : comment font-ils pour trouver l’argent nécessaire à la location des engins  ? Sachant qu’elle coûte environ 1 euro par utilisation puis 15 centimes par minute et qu’ils y passent parfois plusieurs heures. La question avait aussi agité ses collègues en salle des profs sans qu’ils ne parviennent à résoudre le mystère. Ces ados, Eric les connaît bien : ils fréquentent son établissement. Tous sont des mineurs de moins de 15 ans et ne disposent donc ni de carte bancaire ni de compte qui pourraient servir à payer la location des engins électriques. Pour rouler avec Lime, il faut impérativement avoir plus de 18 ans et utiliser un moyen de paiement pour créditer son compte client en ligne de 5, 10, 15 ou 20 euros. Pourtant, «tous le font sans problème», observe le prof.

«Les meilleures, ce sont les Mastercard»

C’est par hasard, au cours d’une de ses classes, que deux élèves vont lui apporter des réponses. Ce jour-là, au fond de la salle de sport, Mathis et Younès ont les yeux rivés sur un téléphone depuis plusieurs minutes. Eric intervient pour confisquer l’appareil. «Et là, ils me tendent deux téléphones : sur l’un, il y avait l’application Lime, et sur l’autre un message avec des suites de numéros et des informations confidentielles», raconte-t-il, l’air encore étonné. Le professeur comprend immédiatement ce qui est en train de se jouer, montrant une capture d’écran de ce jour-là. On y voit un message concis, détaillant un numéro de carte bancaire, ainsi que sa date d’expiration et le numéro de vérification que l’on trouve au dos. Parmi les informations transmises, on trouve aussi le nom du propriétaire de la carte, une certaine Elizabeth J., et son adresse en Floride. «Ils utilisent tout simplement des cartes volées pour recharger les trottinettes», reconnaît le professeur, encore dépité de sa découverte.

«On ne pensait pas qu’on faisait quelque chose de mal. On nous envoie des cartes gratuitement, on les utilise, c’est tout», se défendent aujourd’hui les deux élèves en question, respectivement âgés de 13 et 14 ans et désormais repentis. Tous les deux sont en classe de quatrième. Ils se sont mis à utiliser des trottinettes pour aller au collège ou pour se balader, après avoir vu d’autres jeunes de leur quartier le faire. Pour obtenir les cartes volées, ils ont intégré un système de recel bien rodé. Ils font partie d’un groupe de discussion sur la messagerie ICQ, reliquat des premières années du tchat en ligne au début des années 2000. Dans ce groupe, qui compte selon eux 11 300 personnes, des internautes qu’ils ne connaissent pas envoient régulièrement des numéros de cartes volées.«Les messages sont écrits en anglais, il y en a plus de 2 000 par jour. On dit "drop" quand on veut qu’ils envoient des cartes et "dd" [pour «dead», «mort» en anglais, ndlr], lorsque la carte ne fonctionne pas», explique Younès.

A chaque fois qu’un numéro de carte est envoyé sur le groupe, les ados se précipitent sur l’application pour «acheter du crédit». Contrairement à d’autres services de location, sur Lime le paiement ne se fait pas à la course. Il faut créditer de l’argent sur l’application, qui servira à rouler. Lorsqu’il n’y a plus rien, il faut recharger. «Quand on reçoit une carte, il faut être vif. On commence par mettre 5 euros. Si ça fonctionne, on remet 5 euros. Puis 10, puis 15 puis 20…», détaillent les deux garçons. La somme totale peut parfois atteindre jusqu’à 600 euros. «Sur les American Express, on peut payer seulement 5 euros. Les meilleures, ce sont les Mastercard. Quand elles fonctionnent, on peut aller jusqu’à 300, 400 euros», assure Younès, devenu expert bancaire.

Magouille

Difficile de savoir d’où viennent les cartes volées. «Beaucoup sont américaines», confient Mathis et Younès. De l’autre côté de l’Atlantique, les personnes arnaquées ne sont parfois même pas au courant que des enfants utilisent leur moyen de paiement pour recharger des trottinettes en libre-service. Libération a contacté Elizabeth J., la propriétaire de la carte bancaire utilisée par les deux ados. C’est une jeune maman, passionnée de fitness et d’armes à feu, vivant dans un petit pavillon en Floride. Au téléphone, elle indique brièvement qu’elle a réalisé des achats en ligne il y a peu, avant de couper court, pensant à une arnaque de notre part. Récemment, l’un des ados pris de scrupules a posé la question de l’origine des cartes à l’administrateur du groupe de receleurs sur ICQ. Il lui a répondu qu’elles provenaient d’une plateforme de marché noir sur Internet : lorsqu’il partage gratuitement une carte volée, il envoie aussi le lien de son site, ce qui lui permet de se faire de la pub et d’attirer d’autres ados.

Sur ce site illégal, que Libération a pu consulter, il est en effet exigé de verser la somme de 100 euros pour pouvoir s’inscrire, qui vont directement dans la poche du fournisseur. On peut facilement imaginer qu’après avoir utilisé des cartes bleues volées proposées à tous, certains des 11 300 membres du groupe soient tentés de s’inscrire sur le site pour obtenir l’exclusivité sur d’autres cartes bancaires. Dans cet environnement, les ados s’exposent aussi : en s’abonnant, ils fournissent des numéros de cartes de proches, qui viennent ensuite alimenter le stock. Ils relatent aussi des cas de téléphones piratés, après avoir transmis leur numéro de portable dans le cadre d’une transaction.

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Au collège, le phénomène est devenu quasi incontrôlable pour les encadrants tant il a pris de l’ampleur. «Quand les messages tombent, il y a une grosse agitation, parce qu’il faut aller le plus vite possible»,observe Eric. Selon les deux adolescents interrogés, plus des trois quarts des élèves des classes de troisième et quatrième sont présents sur le groupe et utilisent les cartes volées pour louer des trottinettes, ainsi qu’une dizaine d’élèves de cinquième et de sixième. Certains en ont même fait un business parallèle : ils rechargent des comptes Lime avec des cartes bancaires à hauteur de 100 euros, qu’ils revendent ensuite pour 20 euros à d’autres élèves. Younès est aussi entré en discussion sur le groupe avec d’autres collégiens parisiens, chez qui la magouille a vite essaimé. Les proches sont rarement au courant du trafic et les jeunes pas vraiment au fait de ce qu’ils encourent. «Je n’ai rien fait, je n’ai rien volé. J’ai juste utilisé des numéros qu’on m’envoyait», minimise Younès, qui a pourtant bien essayé de se commander à manger sur Uber Eats avec une de ces cartes.

«Tu peux faire rouler tout le quartier»

Lorsqu’ils détectent des comportements suspects, Lime bannit les comptes de son réseau. Ce qui n’empêche pas les ados de recommencer, en empruntant les numéros de téléphones de leurs proches. Au total, Younès, par exemple, a eu entre dix et quinze identifiants différents. La direction de la plateforme n’a pour le moment pas répondu à nos sollicitations. Récemment, Lime a effectué une mise à jour de ses services : il est désormais possible de débloquer plusieurs trottinettes avec un seul et même compte. «Ce qui signifie qu’avec un compte à 600 euros, tu peux faire rouler tout le quartier, c’est encore plus facile !»s’amusent les deux contrevenants. A les écouter, le phénomène n’est pas près de cesser. L’été arrivant, il faut tromper l’ennui. Cette année, ça sera en dévalant les rues sur des trottinettes électriques.

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