LES CHARGES PROVENANT D’UN ARRÊT D’ACTIVITE SONT-ELLES PROVISIONNABLES ?

La question posée est celle du traitement fiscal de la perte du combustible non irradié d’un réacteur nucléaire à la date de son arrêt, puisque ce combustible non irradié ne peut pas être réutilisé et doit être mis au rebus. Une précédente décision du Conseil d’Etat avait cassé l’arrêt de la cour et lui avait renvoyé l’affaire. Commentant cette décision, nous avions avec Claude Lopater préconisé une provision étalée sous forme d’amortissement. Sur le plan comptable, l'approche économique, particulièrement importante en matière de provision, impose une interprétation plus conceptuelle venant des IFRS, en se fondant notamment sur la présence dans la règle dérogatoire de la notion générique de « dégradation », permettant et imposant ainsi à tout coût postérieur à l'arrêt d'activité, faisant l'objet d'une obligation immédiate à laquelle l'entreprise ne peut pas se soustraire, d'être étalé sous forme de provision via un amortissement. Le Conseil d’Etat saisi d’un second pourvoi contre l’arrêt de la cour de renvoi, ne nous a pas suivi. Après tout, si le Conseil d’Etat refuse d’aligner la solution fiscale sur la solution comptable, c’est regrettable mais c’est son choix. Encore faut-il que la solution fiscale adoptée soit compréhensible. Au terme d’une lecture et d’une relecture de la décision du Conseil et des conclusions de sa rapporteure publique, nous avouons ne pas comprendre le fondement de la solution fiscale adoptée. Quelles sont les  conséquences de cette obscurité ? Nous avons essayé de les analyser dans un article publié à Droit fiscal avec les conclusions  de la rapporteure publique. Nos lecteurs en trouveront ici un résumé.

La première question posée : celle du démantèlement

La question posée est celle du traitement fiscal de la perte du combustible non irradié d’un réacteur nucléaire à la date de son arrêt, puisque ce combustible non irradié ne peut pas être réutilisé et doit être mis au rebus. La société EDF avait estimé que cette perte devait être rattachée au coût de démantèlement du réacteur, de sorte que les dispositions de l’article 39 ter C du CGI sur le démantèlement  lui étaient  applicables. Elle avait en conséquence constitué à hauteur de cette perte prévisible et pouvant être estimée de façon suffisamment précise une provision (non déductible) qui avait pour contrepartie un actif d’un montant équivalent, amortissable sur la durée de vie du réacteur. Il en résultait un étalement sur la durée de vie du réacteur de la perte à la date d’arrêt du réacteur du combustible non irradié.

Une première phase du litige opposant EDF à l’administration avait  porté sur  la définition du périmètre des « coûts de démantèlement » visés à l’article 39 ter C du CGI, appliqué aux centrales nucléaires exploitées par EDF. La société avait constitué , ainsi que nous venons de le rappeler, au titre des coût de démantèlement, une  provision pour « dernier cœur » comporte une part dite « amont », qui correspond au coût du combustible lui-même, et une part dite « aval », qui recouvre les charges liées, après l’arrêt définitif du réacteur, au retraitement de ce combustible, ainsi qu’à l’évacuation et au stockage des déchets correspondants. L’administration, à la suite d’une vérification de comptabilité, a remis en cause, au titre de l’exercice clos en 2008, l’inclusion dans les coûts de démantèlement de la part « amont » de la provision pour « dernier cœur », en estimant que cette part n’était pas rattachable au démantèlement. L’administration fiscale a donc corrigé, au titre de l’exercice 2008, le montant de la provision pour « dernier cœur », de l’actif de contrepartie et de l’amortissement pratiqué à ce titre par la société EDF (par suite de l’exclusion de la part amont du « dernier cœur »). Il en est résulté pour la société un rappel d’impôt sur les sociétés et de contributions additionnelles à cet impôt .EDF en a obtenu d’abord obtenu la décharge par un jugement du tribunal administratif de Montreuil du 5 octobre 2017, confirmé par un arrêt du 29 janvier 2020 de la cour administrative d’appel de Versailles. Mais sur pourvoi en cassation du ministre, le Conseil d’Etat, par sa décision du 11 décembre 2020 n° 439666, que nous avons commentée avec Claude Lopater, a jugé que la perte du combustible non irradié du réacteur mis à l’arrêt constituait un coût qui était une conséquence directe de cet arrêt définitif et non pas des opérations de démantèlement. Il a annulé l’arrêt de la cour et lui a renvoyé l’affaire.

La seconde question posée : celle d’une éventuelle provision étalée sur la durée du cycle

La question qui demeurait posée était celle des écritures qui auraient dû être passées pour la part amont de la provision pour « dernier cœur ». Cette question devait être tranchée en application des règles de droit commun applicable aux provisions.

Dans ses conclusions sur l’affaire n°439666, jugée le 11/12/2022, la Rapporteure publique, Karin Ciavaldini n’avait pas exclu que la perte de combustible « dernier cœur » puisse faire l’objet d’une provision comptable. Elle indiquait notamment, s’agissant de la non-inclusion de la provision pour la part amont du « dernier cœur » dans le périmètre des coûts de démantèlement : « cela ne signifie pas que la perte du combustible du dernier cœur ne doive pas faire l’objet d’une provision comptable. Mais celle-ci relève des règles de droit commun et se rattache aux provisions pour dépréciation de stock. Il est en effet confirmé par les mentions figurant dans le document de référence de la société EDF pour 2009(5), déposé à l’AMF et rendu public, que les stocks de matières et de combustibles nucléaires sont constitués de matières fissiles aux différents stades d’élaboration et du combustible en réacteur et en magasin. Ces stocks de combustibles nucléaires sont évalués selon la méthode dite « du coût moyen pondéré » appliquée à chacune des composantes (uranium naturel, fluoration, enrichissement, fabrication). Le provisionnement ne doit, selon nous, avoir lieu que quand l’arrêt du réacteur est certain et que le combustible du dernier cœur est entré dans les stocks de l’exploitant ».

Dans notre commentaire consacré à cette première décision, Claude Lopater et nous-mêmes, nous indiquions d’abord : le prochain débat « sur l’application des règles comptables de droit commun devrait à notre sens porter sur la question suivante. La non-utilisation du stock de combustible du fait de l'arrêt de l'activité est-il un problème d'actif (de stock) ou bien un problème de passif (et donc de provision), la présence permanente d'une masse critique de stock résultant d'une obligation technique pour faire tourner le réacteur et produire de l'électricité ll ?

De notre point de vue, il ne peut s'agir d'un problème de stock, car le surstockage nécessaire dès le début d'activité ne peut se traduire par la comptabilisation à l'actif d'un stock minimum permanent de précaution qui demeurerait inchangé jusqu'à la fin de l'activité. En effet, les barres composant le stock sont numérotées (donc non fongibles). Elles sont utilisées au fur et à mesure de la production de l'électricité tout en assurant pendant une période d'utilisation le rôle de masse critique. En revanche, cette masse critique de stock qui est nécessaire dès le début de l'utilisation du réacteur, constitue sans aucun doute une obligation technique immédiate, l'entreprise ne pouvant s'y soustraire et l'arrêt de l'activité de la centrale étant certain dès le début d'activité. En outre, cette obligation technique va conduire à une sortie de ressources sans contrepartie connue dès le début de l'activité : le coût de masse critique de stock de combustible (surstockage) qui ne pourra être utilisé ni transféré et qui sera donc perdu lors de l'arrêt effectif d'activité. Au regard de cette analyse, les critères fixés par les règles générales (fiscales et comptables) relatives provisions sont donc bien remplis. La conséquence logique est que le coût d'arrêt d'activité doit donc être provisionné et que cette provision est immédiatement déductible, sans attendre l'arrêt de l'activité de la centrale ».

Nous ajoutions ensuite :  « sur le plan comptable, l'approche économique, particulièrement importante en matière de provision, impose une interprétation plus conceptuelle venant des IFRS, en se fondant notamment sur la présence dans la règle dérogatoire de la notion générique de « dégradation », permettant et imposant ainsi à tout coût postérieur à l'arrêt d'activité, faisant l'objet d'une obligation immédiate à laquelle l'entreprise ne peut pas se soustraire, d'être étalé sous forme de provision via un amortissement (V. en ce sens Mémento comptable n° 27945 ; Mémento IFRS n° 40350) ».

Le Conseil d’Etat refuse de provisionner la charge ultime

Saisi par EDF d’un recours en cassation dirigé contre l’arrêt d’du 17 juin 2021 par lequel la cour administrative d’appel de Versailles a rejeté sa demande en décharge formulée sur le terrain de l’application des règles comptables applicables aux provisions, le Conseil d’Etat a confirmé ce rejet par sa décision du 31/03/2023 n° 455199, en refusant à la perte de la part amont du « dernier cœur » le caractère de charge provisionnable.

Le Conseil d’Etat commence à indiquer : « Le coût de la « part amont » du « dernier cœur » correspond à la valeur comptable résiduelle du combustible non totalement irradié présent dans le réacteur à la date de son arrêt définitif. La mise au rebut de ce combustible est en général rendue nécessaire par des exigences techniques s’appliquant à la suite de la mise à l’arrêt, laquelle résulte d’une obligation prévisible dès la mise en service du réacteur, même si sa date est fixée par une décision ultérieure de l’autorité administrative, après, le cas échéant, demande de la société et avis de l’Autorité de sûreté nucléaire. Cette mise au rebut est comptablement matérialisée par la sortie de la valeur du « dernier cœur » de l’actif via une charge ». A ce stade, le raisonnement du Conseil d’Etat ne paraît pas faire obstacle à la constitution d’une provision .

Mais le Conseil d’Etat ajoute que « cet accroissement des charges d’exploitation, d’une part, correspond à une dépense engagée et financée, au moins en partie, avant le début des dernières périodes du cycle d’exploitation et, pour le reste, au plus tard au cours de ces périodes et n’entraîne ainsi aucune sortie concomitante de trésorerie qui serait postérieure à la fin du cycle d’exploitation du réacteur. D’autre part, il n’est pas établi, ni même allégué, que les produits d’exploitation attendus au cours des dernières périodes précédant la mise à l’arrêt du réacteur ne constitueraient pas une contrepartie au moins équivalente aux charges d’exploitation ainsi majorées »

Le fondement du raisonnement du Conseil d’Etat est explicité par la Rapporteure publique dans ses conclusions : " le coût correspondant à la mise au rebut du « dernier cœur » « nous paraît correspondre à un supplément de charges d’exploitation : il ne s’agit pas d’un coût postérieur à l’arrêt d’activité, mais d’un coût intrinsèquement lié à l’activité du réacteur dans la dernière période de son cycle d’exploitation – nous entendons par là la période débutant à la date à laquelle ont été chargés dans le réacteur les plus anciens des éléments de combustible non totalement irradiés à la date de son arrêt définitif. Ce coût (cette « sortie de ressources ») n’est, a priori, pas sans contrepartie au moins équivalente pour la société, puisque, pendant cette dernière période du cycle d’exploitation, l’activité génère des revenus et qu’en l’espèce il n’est nullement allégué par la société que le surcroît de charges d’exploitation rendrait l’activité, pendant cette période, structurellement déficitaire ».

Le raisonnement du Conseil d’Etat ne s’impose pas avec évidence

Le raisonnement du Conseil d’Etat ne s’impose pas avec évidence. Il revient en effet à dire qu’une charge constituée par la part de combustible non irradié à la date d’arrêt du réacteur et qui par définition n’a pas servi à la production d’électricité par le réacteur est néanmoins une charge d’exploitation exposée aussi bien avant qu’au cours de la dernière phase du cycle de production au cours duquel seule la part de combustible irradiée a été utilisée. Certes, la partie du raisonnement du Conseil d’Etat qui estime que le sort de la charge constituée par la part d’amont du « dernier cœur »  doit être apprécié sur l’ensemble du cycle de vie du réacteur rejoint les réflexions que nous avions formulées sur la première décision du 11/12/2020. En revanche, nous avons plus de peine à appréhender la partie du raisonnement du Conseil d’Etat qui estime qu’une charge non nécessaire techniquement  à la production et non utilisée pour celle-ci est néanmoins une charge d’exploitation.  Selon l’article 512-2 du PCG dont la jurisprudence fiscale fait une stricte application, les dépenses doivent être comptabilisées en charges au cours de l’exercice où elles sont consommées. La solution du Conseil d’Etat conduit à comptabiliser en charges de chaque année du cycle d’exploitation des dépenses qui ne seront jamais consommées au cours de ce cycle et qui, à défaut d’être provisionnées, devraient alors être déduites en une seule fois au titre du dernier exercice du cycle. Cette dérogation à l’application d’une règle comptable aussi évidente que générale aurait pu être évitée si le Conseil d’Etat avait admis le caractère provisionnable de la charge constituée par la part d’amont du « dernier cœur ». En outre, le Conseil d’Etat n’indique pas quelles écritures comptables aurait dû passer EDF pour incorporer aux charges d’exploitation de chaque année du cycle, une partie de la charge de la part amont du « dernier cœur ». Si cette charge doit être étalée sur la durée du cycle, comme l’indique le Conseil d’Etat, comment procéder autrement que par une provision répartie par un amortissement sur la durée du cycle ? Peut-être nos lecteurs plus avisés que nous ne le sommes, trouveront-ils la solution comptable cohérente avec le choix fiscal du Conseil d’Etat. Nous la cherchons encore en écrivant ces lignes. En hypokhâgne à Louis-le-Grand, mon professeur de philosophie qui était un Kantien célèbre à l'époque, avait écrit sur une de mes copies "pensée claire, mais un peu mince". Nos lecteurs apprécieront.

Quelles conséquences ?

Si on regarde la décision du Conseil d’Etat comme une décision d’espèce, justifiée par les conditions spéciales de fonctionnement des réacteurs nucléaires, la solution, même si elle peut être critiquée, ne nous paraît pas de nature à inspirer trop d’inquiétudes sur l’avenir de la connexion fiscalo-comptable. Nous notons toutefois que cette décision sera mentionnée aux tables du Recueil Lebon. Si la décision devait avoir une portée plus large, elle pourrait introduire une confusion dans la mise en œuvre de la notion de charge d’exploitation.

Nous soulignerons pour terminer que la solution que nous avions préconisée dans notre précédent commentaire, avait l’avantage de faire coïncider les règles et interprétations IFRS en matière de provision avec celles des comptes sociaux français, alors que l’on sait que les règles et interprétations de la comptabilité sociale relatives aux provisions sont aujourd’hui étroitement inspirées par celles applicables aux IFRS. Dans les comptes consolidés, la comptabilité est prudente en constatant la provision au départ, puis en l’étalant sur la durée de l’activité. La solution crée donc une divergence entre le traitement en comptes sociaux et le traitement en comptes consolidés de la part amont du « dernier cœur ». Etait-ce bien nécessaire ? Ou bien faut-il écouter le cri du cœur de Claude Lopater lisant la décision : « Le Conseil d’Etat a-t-il perdu son réflexe comptable ? »

Olivier FOUQUET

Président (h) de Section au Conseil d’Etat

 

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