Les chemins de l'identité
© Luc Villemaire M.A. Sciences politiques, Janvier 2012
J’ai toujours été fasciné par une réflexion devant le monde moderne et urbain dans lequel nous nous trouvons. Je me questionne toujours sur ce que ce monde avait l’air avant. Comment, en si peu d’années, nous sommes passés de quelques sentiers de portages à une toile de rues et de trottoirs découpant des terrains pleins de maisons et de commerces. Avant l’année 1800, l’Outaouais québécois et encore plus du côté de l’Ontario, n’était qu’un territoire de vallées et de rivières recouvert de forêts. Aujourd’hui, nous vaquons à nos occupations sur ce même territoire dans toute cette urbanité qui marque notre trace et surtout celle de nos prédécesseurs.
Figure 1 Extrait d'une lithographie illustrant Wrights’town. BAC C-112105
Nous pourrions bien nous contenter de faire une histoire du développement immobilier mais nous passerions à côté de quelque chose de fondamental si nous ne jetions pas un regard sur l’histoire de nos chemins. Pour pouvoir habiter quelque part, encore faut-il pouvoir s’y rendre et en revenir de temps en temps. L’expédition sous la gouverne de Philemon Wright le savait trop bien lorsqu’il fallut remonter la rivière des Outaouais sur son flanc gelé, à pieds et en testant l’épaisseur de la glace à chaque pas, pour parvenir au canton de Hull avant les premières fontes en 1800. Il n’y avait aucun chemin à cette époque, au-delà du pied du Long-Sault (aujourd’hui Carillon).
Au début du XIXième siècle, on désigne tous les chemins de transport comme des voies de communication, afin d’inclure tant les voies terrestres que les voies fluviales. N’oublions pas que c’est surtout par les eaux que nous circulions en Nouvelle-France, mis à part le Chemin du Roy et quelques tracés dans les seigneuries et sur les bords de certains cours d’eau. Après la conquête et avec le risque américain, le conquérant anglais comprend bien que s’il veut occuper le territoire avec la collaboration de ses occupants, il se doit d’investir dans le développement de réseaux fluviaux et routiers, pour que les populations puissent s’y déplacer.
En l'absence pratique des appareils juridiques et administratifs en Outaouais, Philemon Wright commence donc par organiser lui-même la colonie. Il obtient d'abord en 1802 la charge de Capitaine de milice(1), ce qui lui accorde l'autorité pour à la fois initier la construction des chemins et des ponts à travers le canton et à la fois exercer une forme d'autorité judiciaire sur la collectivité. Ces rôles administratifs et judiciaires lui sont confirmés par le pouvoir gouvernemental, en 1806 à sa nomination comme « juge de paix pour le district de Montréal »(2), puis en 1819 à sa nomination comme « agent des terres pour le canton avec mission d'établir et d'encourager les nouveaux colons »(3).
Dans les années 1814-1817, le Bas-Canada développe un système de « commissaires intérieurs » dans chacun des 21 comtés, lesquels sont chargés d’administrer des subsides destinés à améliorer les voies fluviales et terrestres.[1] Pour le grand comté de York qui inclut la région de l’Outaouais, on désigne le 24 mai 1817 Philemon Wright, Joseph Papineau et Lionel E. Dumont, le député, commissaires intérieurs. C’est de leurs travaux qu’émanent le tout premier plan et le chantier en 1818 qui mènent au tout premier chemin reliant l’Outaouais aux basses Laurentides, donc le lien vers Montréal.
Ces travaux créent des liens entre les leaders des régions en développement. Ils créent aussi de premières frustrations lorsque ceux-ci s’aperçoivent des sommes et des efforts requis pour entretenir et maintenir ces chemins en bon état de fonctionnement. Les trois commissaires n’hésitent pas à signifier leurs frustrations en 1819 et en 1820 :
« D'après ces observations, les Commissaires soussignés se flattent que si les Chemins qu'ils ont fait faire depuis Hull jusqu'à la tête du Long-Sault, deviennent inutiles, le blâme n'en tombera pas sur eux, n'ayant pu prévoir que les moyens de les mettre en état de service actuel leur seroient ôtés. »
« (...) le Chemin des Communications intérieures depuis la tête du Long Sault jufqu'au Townfhip de Hull, demeure fans utilité, faute de compléter les travaux mentionnés dans le fusdit rapport du 2 avril 1819; ce chemin devient de plus en plus néceffaire, attendu le progrès des Etabliffements à Hull, Eardley, Richmond, et les Townfhips circonvoifins »
En 1827, Ruggles Wright conclut ainsi devant un Comité de la chambre d’assemblée du Bas-Canada, dans un propos prémonitoire, qui fait encore écho de nos jours :
« Si au contraire ce Chemin n'est pas ouvert, les Habitans du côté Sud de la Rivière en ouvriront un, et ils se trouveront obligés de voyager à travers le Haut-Canada, pour gagner la Cité de Montréal, ce qui contribuera de beaucoup à retarder les Etablissemens au côté Nord de la Grande Rivière ».
Les chemins nous préoccupent donc depuis aussi longtemps que cela. Aujourd’hui nous empruntons les routes et les rues en toute indifférence, comme des biens d’utilité publique que d’autres ont décidé pour nous et que d’autres se chargent d’entretenir et de développer sans que cela ne semble nous concerner, mis à part lorsqu’il s’agit de payer nos taxes et nos impôts. Pourtant ces chemins cachent des traces authentiques de notre volonté collective de vivre dans ces lieux. Au-delà de leurs utilités, les chemins sont des empreintes identitaires de notre passé garantes de notre futur.
Le tout premier chemin de l’Outaouais québécois ne fut pas ce trajet pour nous raccorder à Montréal, mais le sentier qui devait nous ramener du seul passage accessible sur la rivière Gatineau, le tout premier pont nommé plus tard Alonzo-Wright, vers l’établissement du canton de Hull sur l’Outaouais. Le King Road, aujourd’hui le boulevard St-Joseph, était un chemin indispensable si on voulait prendre la voie terrestre pour voyager. Autrement, le débarcadère permettait les arrivées et les départs sur l’Outaouais, au bout du sentier du portage. C’est donc par l’ancienne rue Montcalm qu’on arrivait ou qu’on partait du village de Wright.
Figure 3 Dessin de Joseph Bouchette en 1824
Dans les années 1830, soit seize (16) années avant les débuts du régime municipal, un Acte des Chemins et des ponts vient organiser les tous premiers conseils de cantons. Ils rassemblent des habitants dans le but de déterminer et de procéder au développement des routes nécessaires à leurs communautés respectives. Le plus ancien des documents conservés de l’histoire du conseil de canton de Hull remonte au 18 novembre 1833,[2] alors que huit (8) personnes se rassemblent pour débattre et décider de l’organisation d’une toute première corvée commune en vue de l’érection d’un chemin. Il s’agit de partir du vieux village de Chelsea et de traverser les montagnes de la Gatineau vers le sud-ouest, pour rejoindre les terres agraires du Pontiac.
Figure 4 Le canton de Hull, Pierre Bouchette, 1815
Le 14 juin 1834, on choisit un chantier beaucoup plus important, en édifiant le chemin de la Montagne qui débute devant la propriété de Thomas Brigham, la ferme Columbia (angle St-Joseph et Gamelin aujourd’hui). Les pétitionnaires demandeurs sont James Pink, Charles Pink et Joseph Badham qui se réunissent le 24 mai pour demander au commissaire des chemins, John Chamberlin, de tenir une réunion le 30 mai à la résidence de John Hayworth afin de convenir d’un affichage à la porte de l’église du village, certifié par le capitaine Thomas Brigham, surintendant des chemins dans le canton de Hull. À cette rencontre, qui rassemble le lieutenant Joseph Badham, Joseph Hetherington, John Crilley, John Heyworth, James Monhaffey, Henry Olmstead, William Carman et d’autres, on convient unanimement de la nécessité d’ériger ce nouveau chemin. Le 31 mai on procède à la visite de lieux et à l’organisation de la corvée.
Ce chemin, d’une largeur de trente (30) pieds sertis de deux fossés de trois (3) pieds de largeur chacun, traverse une quantité de rangs et de lots à travers le canton. Il longe tout le flanc Ouest des montagnes de la Gatineau. Le procès-verbal spécifie que ce chemin est construit et entretenu par les propriétaires et les occupants des terres avoisinantes. Ce n’est pas un gouvernement ou une décision d’État qui réalise ces travaux, mais des hommes et des femmes qui habitent en ces lieux et qui œuvrent eux-mêmes à la solution du problème de circulation des personnes et des biens.
Entre 1833 et 1836, il y a près d’une dizaine de décisions prises de la sorte et exécutées. Les troubles de 1837-1838 et l’Acte d’Union qui s’ensuit creusent un trou dans cette forme d’auto-gouvernance. C’est en 1857, avec l’Acte des municipalités et des chemins du Bas-Canada, que reprennent les débats, alors qu’on accorde des pouvoirs communs à tous les conseils locaux dont celui de tenir un registre relatif aux chemins et aux ponts. Cet ambryon de gouvernement local étend progressivement son mandat, pour en venir – à partir de 1862 – à traiter de toutes sortes de choses, comme les Règles et procédures, les permis, les activités publiques, etc. Le régime municipal moderne est définitivement né.
Figure 5 La barrière de péage. Cornelius Krieghoff, v. 1863
Si des chemins publics sont développés dès 1817 et 1834, l’absence d’un État providence conduit au développement de chemins privés exploités par des particuliers ou des compagnies. L’esprit d’entreprise pallie donc progressivement aux besoins dans tout le Bas-Canada. Les « turnpike » ou barrières à péage s’installent dans tout le paysage de cette urbanité villageoise du XIXième siècle, tant et si bien qu’avec le développement des gouvernements locaux, on en vient à considérer ces utilités d’intérêt public comme des nuisances. La toute nouvelle Corporation de la Cité de Hull, qui naît en 1875 d’une autre initiative strictement locale, et non d’une volonté venue d’en haut, se préoccupe, dès 1876, via son comité permanent des Rues et des Améliorations, des « chemins macadémisés d’Aylmer, de Hull et Wakefield ». On cherche la cession de ces chemins à l’autorité publique.
Ces débats entre les intérêts publics et les intérêts privés durent plusieurs années. Autant ces chemins privés représentent un acquêt pour le bien commun, autant ils deviennent une nuisance lorsque mal ou trop exploités par leurs propriétaires. De grands tronçons, comme le chemin entre Hull et Aylmer, des ponts importants qui enjambent les rivières, sont sous la gouverne de commerçants. Tant et si bien qu’en 1910, une Commission provinciale des chemins à barrières et des ponts à péage fait enquête et présente un Rapport général qui recommande la nationalisation de toutes ces infrastructures privées. Près de cent ans d’exercice et cet autre outil de développement passe au patrimoine, avec la construction de l’État moderne.
Figure 6 Hull aux chutes Chaudière, 1830, Thomas Burrowes, Archives de l'Ontario, C-1-0-0-0-6 Nous voyons ici l'actuelle Promenade du Portage.
Bien au-delà de leurs rôles utilitaires, les chemins ancestraux témoignent des volontés d’établissement de nos aîné-e-s sur ces terres d’Outaouais. Ils forment les traces des forces d’unités et des volontés de différences, des convergences et des divergences, des conflits et des batailles aussi menées envers les obstacles et les ressources de la nature. Lorsque vous passerez sur ces vieux chemins et ces vieux ponts, rappelez-vous qu’ils portent le souvenir d’un passé qui mérite d’être connu pour mieux comprendre ce que nous sommes aujourd’hui et vers où nous allons.
[1] Voir Luc Villemaire (1988) Histoire institutionnelle de l’Outaouais québécois La naissance d’une région 1791-1830; UQÀM.
[2] Voir à cet effet l’instrument de recherche du Registre des ponts et des chemins – Procès-verbaux et Règlements 1833 à 1866, cote 352.0714 H913i Index RES.(H) à la bibliothèque de la Maison du Citoyen.
Stratège en relations publiques, communications et philanthropie | Télévision : assistante à la réalisation, recherchiste, productrice de contenus et idéatrice | Gestionnaire de projets
6 ansBeau travail Luc, on y devine toute la passion qui t'anime. Ah et moi je viens de découvrir que je suis une descendante de Guillaume Couture...