"Les Européens doivent agir de concert"​

"Les Européens doivent agir de concert"

HL : A lire votre livre « L’affolement du monde », le monde a totalement perdu la boussole...

TG : Le titre de mon livre caractérise le système international vu d’Europe. L'idée de perte de contrôle, d'emballement, peut se lire comme une forme de retour des « grandes peurs ». Nous entrons dans un monde moins rationnel, beaucoup plus émotionnel ce qui, à mon sens, participe à un affolement en train de se répandre.

HL : De quoi avons-nous peur ? De la fin de cycle du modèle capitaliste anglo-américain qui régit le monde ?

TG : Les trois plus anciennes démocraties mondiales, le Royaume-Uni, les Etats-Unis et la France, sont simultanément confrontées à des crises politiques et sociales aigües. Sur le plan diplomatique, ces trois pays entretiennent des relations étroites dans le cadre du « P3 » comme membres permanents du conseil de sécurité. Sur le plan militaire, ils entretiennent aussi des relations étroites. Sur le plan économique, Paris, à la différence de Washington et Londres, a toujours préconisé une forte régulation de la mondialisation. Le cycle ultra-libéral enclenché au début des années 80 par Ronald Reagan et Margaret Thatcher aboutit politiquement, trente plus tard, à Donald Trump et au Brexit.

HL : Le divorce avec la Grande-Bretagne était-il écrit ?

TG : Les relations franco-britanniques sont indispensables pour assurer la sécurité européenne. Cependant, il y a une différence fondamentale entre Londres, Paris, Rome et Berlin. Le plan Schuman, le traité de Rome de 1957, c’est la réconciliation entre les vaincus de 1940, de 1943 de 1945. Un projet de vaincus. Or, le Royaume-Uni est, avec les Etats-Unis et l’URSS, un des vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale. Cette différence joue aujourd'hui de manière inconsciente dans le choix du Brexit préconisé par la classe politique britannique pour laquelle le global rime avec une certaine nostalgie impériale. C’est moins un divorce qu’un avatar de l’ambivalence du rapport entretenu par le Royaume-Uni avec le continent depuis le XVe siècle.

HL : De quoi le Brexit est-il le symptôme et le risque pour l'Europe ?

TG : C’est le symptôme de la déconnexion entre les élites, favorables à la mondialisation, et les opinions qui la subissent. En ce sens, le Brexit est la réplique, onze ans plus tard, du double non français et néerlandais au référendum constitutionnel de 2005. En dépit de ce vote, l’UE a poursuivi sa route, comme si de rien n’était, avec le traité de Lisbonne. Le risque pour le Royaume-Uni et l’UE serait de s’enliser dans une situation de blocage réciproque.

HL : En Europe, on s'inquiète surtout de la violence d'un Trump qui veut abattre les institutions internationales, fait la guerre économique à la Chine, ne pense qu'à l'Amérique et à elle seule...

TG : En 2010, l'UE, la Chine et les Etats-Unis représentaient 55% du PIB mondial. En 2030, ils pèseront encore 55%, mais la Chine sera très loin devant. Autrement dit, l’émergence de la Chine s’est faite aux dépens des positions européennes et américaines. C'est le cœur du problème d’autant que les Européens n’ont eu de cesse de promouvoir l’avènement d’un monde multipolaire fondé sur le droit. Or, nous avons la multipolarité sans le multilatéralisme. La Chine et les Etats-Unis, mais aussi la Russie, s’en affranchissent ouvertement. Pour les Européens, le réveil est brutal.

HL : Les assauts de Trump contre l'ordre mondial ne sont-ils pas la première cause de l'affolement ?

TG : Certainement. Et c’est la première page de mon livre. L’élection de Donald Trump, à l’instar du Brexit, a été une surprise non seulement pour les élites occidentales mais aussi chinoises. Ces dernières sont en train de prendre la mesure de sa dangerosité pour leur modèle de développement basé des exportations massives. Par sa brutalité, Donald Trump bouscule non seulement les autorités chinoises mais aussi européennes au nom du America First. Il remet en cause de nombreux accords multilatéraux, notamment celui sur le nucléaire iranien. C’est sans doute au Moyen-Orient que sa politique est la plus dangereuse en raison de la pression exercée sur Téhéran avec des sanctions renforcées et du rapprochement avec Israël et l’Arabie saoudite. Ce durcissement unilatéral est extrêmement déstabilisant pour des Européens qui ont bénéficié depuis 1945 de l’ordre libéral international dont les Etats-Unis étaient le garant ultime. Leur sécurité, pour la plupart d’entre eux, est assurée par l’OTAN. Il ne faut jamais perdre de vue que la France fait figure d’exception en la matière. Or les voici confrontés à un président américain qui, en gros, leur dit qu'ils sont des clients avant d’êtres des alliés. Si le message américain aux Européens dans le cadre de l'OTAN n'est pas nouveau, il est désormais exprimé brutalement.

HL : Trump, le Brexit, les routes de la soie, le climat, le populisme en Europe.., ce sont les symptômes d’un monde qui change mais qui résiste au changement ?

TG : Que va produire la tension de plus en plus forte entre la rapidité de la dégradation environnementale et la propagation des technologies de l’information et de la communication ? C'est la question cruciale autour de laquelle se recomposent les rapports de force internationaux. C’est très délicat pour les Européens qui sont pris entre une dégradation de leur environnement stratégique extérieur et un affaiblissement de leur cohésion intérieure. Ils ont désarmé quand les autres acteurs réarmaient. Dans mon livre, je fais un parallèle historique entre la situation des cités-Etat Italiennes de la fin du XVe siècle et la situation actuelle de l’Europe. Convaincues de leur supériorité politique, économique et culturelle, les cités-Etat sont devenues la proie des Etats monarchiques. Aujourd’hui, l’Europe court le risque d’être la proie des ambitions chinoises, américaines mais aussi des revendications venant du continent africain. Les Européens ne doivent pas s’affoler mais agir de concert s’ils veulent préserver leur mode de vie.


Je la lis avec un an de décalage. Les fondamentaux restent pertinents, même si la crise actuelle remet en lumière de nouvelles dimensions et soulève de nouvelles problématiques. Le défi pour l'Europe n'a pas diminué, bien au contraire...

Très belle analyse.

Agnès PARISOT

Chargée de mission clause emploi

5 ans

Merci pour cet excellent éclairage historique avant les élections européennes pour lesquelles nous devons nous responsabiliser et nous mobiliser avec gravité.

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