Les fausses croyances de la RSE
Président du C3D
Et si on arrêtait de faire semblant de vouloir changer les choses ? Les effets du réchauffement climatique et de l’extinction de masse de la biodiversité se manifestent désormais partout sur la planète avec une intensité inouïe. Alors que nous savons que les catastrophes climatiques vont s’accroître en fréquence et en gravité longtemps après la fin des émissions de GES anthropiques, pouvons-nous continuer à croire aux fables d’un modèle de développement qui nie les limites planétaires ? Posons-nous sincèrement la question.
La RSE (Responsabilité Sociétale des Entreprises) échouera si elle ne rompt pas sa complicité avec les vieilles lunes de la pensée unique économique qui prévaut encore hélas dans les écoles de commerce et management, dans le monde politique et dans les entreprises qui n’ont pas encore pris réellement en compte les enjeux et la nécessité de se transformer pour s’y adapter. L’urgence climatique requiert de ne plus créer de la valeur en se contentant de faire un peu moins mal ! Elle impose que la création de valeur participe à la préservation des conditions de vie sur la planète. Nous en sommes très loin. Autrement dit : la maximisation du pilier économique du développement durable ne peut plus compenser la prédation des deux autres piliers, l’environnemental et le social.
Rappelons qu’à l’origine les stratégies de RSE des entreprises sont nées en réponse à l’accroissement de la régulation imposée ou volontaire : la fameuse « soft law ». Mais soyons objectif ces obligations ont-elles permis les changements radicaux attendus ? L’Europe et la France en particulier sont régulièrement citées parmi les pourvoyeurs de normes, de lois, de règlements parmi les plus strictes dans le monde. Pour certains observateurs, à courte vue, ces exigences sont d’ailleurs tellement « exigeantes » qu’elles obèreraient la compétitivité des entreprises du vieux continent et même la liberté d’entreprendre.
Et pourtant comme l’armée de Grouchy osons dire que régulation est aux fraises et arrive toujours en retard ! Tant qu’elle ne sera pas en adéquation totale avec la biophysique, il n’y aura rien à attendre de ce côté-là pour commencer à croire à un changement de modèle. Prenons l’exemple du CO2, nous savons que sa production directe ou indirecte est écocide à très court terme désormais (moins de 5 ans d’émissions de CO2 au rythme actuel pour rester sous les 1,5°C selon le GIEC), or quelle régulation limite les émissions de CO2 pour chacun des secteurs d’activités au-delà de la capacité des puits de carbone naturels ? Aucune. A la place on demande aux entreprises de compter leurs émissions et éventuellement de s’engager sur des trajectoires de décarbonation. S’engager sans préciser les moyens voire les renoncements relève de la promesse de Gascons et mesurer quoi que ce soit sans volonté d’agir n’a jamais fait progresser.
Une régulation à la hauteur des enjeux implique de faire (oui, faire !) voter des lois qui interdisent l’inacceptable dans un horizon temporel fixé par la science et non pas la seule volonté des hommes. L’obligation d’établir un reporting extra-financier aussi matériel soit-il relève de l’anecdotique face l’urgence d’agir concrètement pour le climat et à l’effondrement de la biodiversité. Et pourtant cela consomme une grande partie de notre bande passante qui devrait au contraire être essentiellement dévolue à l’évolution des modèles d’affaires. Mais au point où nous en sommes ce n’est même plus le débat. La question est voulons-nous continuer à vivre en paix, répondre aux besoins vitaux de tous et nous épanouir en tant qu’individus singuliers en symbiose avec les autres espèces du monde vivant ? Si oui, défaisons-nous de nos croyances. Nous, directrices et directeurs du développement durable, devons être le fer de lance de cet exercice de désaveuglement que nous devons impérativement porter dans nos structures respectives et au-delà dans la société civile. Sinon, à quoi servons-nous ?
Passons en revue les fausses croyances de la RSE première génération qui nous empêchent de voir arriver l’effondrement économique qui va accompagner l’effondrement du vivant, malgré les plans de relance qui se succèdent et autres fit for 55 – qui dans leur configuration ne font en réalité qu’attiser le feu du gaspillage des ressources. Reconnaissons que les cataclysmes écologiques et météorologiques, parfaitement modélisés dans le dernier rapport du GIEC – et les précédents démontrent notre incompréhension de l’essentiel. Soulignons que les scientifiques avaient vu juste.
Fausse croyance n°1. La RSE permet aux entreprises de concilier durabilité tout en gagnant plus d’argent.
Les partisans d’un capitalisme plus responsable voudraient tellement y croire mais c’est faux. Et nous, directeurs DD, il y a quelques années, avons voulu y croire aussi. C’était, pour certains d’entre nous, une manière de faire entrer le sujet aux boards, d’obliger les décisionnaires à le considérer comme sérieux. Mais rendons-nous à l’évidence : dans le système actuel, plus une entreprise maîtrise le greenwashing pour continuer de polluer, plus elle délocalise sa production dans des pays complaisants du point de vue des droits humains et du droit de l’environnement, plus elle « fraude légalement » le fisc en jouant avec les ambiguïtés et le manque d’harmonisation des règles financières et fiscales plus elle gagnera de l’argent, plus elle sera performante et plus son lobbying sera efficace pour bloquer toute volonté de progrès. Encore aujourd’hui les externalités négatives des entreprises ne coûtent rien, la nature ne renvoyant aucune facture pour le pillage irraisonnée mais légale de ses ressources et les amendes lors des déviances grossières des entreprises les plus cyniques sont tellement insignifiantes que le risque de mal faire malgré les effets sur l’image sera toujours plus rentable que celui de bien faire.
Non : mettre en œuvre une stratégie de RSE compatible avec les limites planétaires est avant tout une assurance vie, pas une garantie de sur-profitabilité. Car non, intégrer le capital naturel et humain dans son modèle économique ne sera pas sans conséquence sur sa rentabilité. Un « coup » marketing est encore possible pour des entreprises vertueuses et avant-gardistes, mais sur le moyen terme, l’avantage sera, au mieux, de prendre des parts de marché aux entreprises moins vertueuses, a minima, de garder sa « licence to operate ». Dans la même veine, tous les green bonds, les « fonds verts » censés regrouper des activités bénéfiques pour l’environnement ou le social ou encore l’Impact Investing qui s’appuie sur des investissements réalisés dans le but de générer, en plus de la performance financière, un impact social et environnemental positif et mesurable sont loin de tenir leurs promesses. Dans la réalité tant que les actionnaires et les investisseurs institutionnels exigeront les mêmes rentabilités que celles procurées par la finance traditionnelle, les mécanismes de ces dispositifs, finalement ultra classiques dans leur constitution mais astucieusement repeints en vert, ne seront que des mirages aux alouettes.
Fausse croyance n°2. La RSE favorise l’émergence d’une croissance verte.
C’est la croyance la plus répandue parmi ceux qui croient encore au Père Noël. Généralement on arrête d’y croire vers 7 ans, mais dans ce domaine on peut mourir en y croyant toujours ! C’est en tout cas le ressort principal de moultes levées de fonds, et, plus grave, des politiques de relance « vertes » actuelles. Car augmenter indéfiniment le PIB en polluant toujours moins, qui est la définition de la croissance verte, est juste impossible. Le concept s’appuie sur le fameux découplage qui en effet peut se produire pendant une courte période lorsqu’une ressource énergétique très polluante (par exemple le charbon) indispensable pour soutenir l’économie est remplacée par une autre qui l’est moins (ex le gaz ou même les ENR). Mais sur une planète finie en ressources, la croissance infinie est impossible - et là pour le coup, même un enfant de moins de 7 ans peut le comprendre. En effet, en améliorant le « delta » de pollution en réduisant la consommation d’énergie ou de matières premières, les coûts d’acquisition baissent mécaniquement rendant les produits et les solutions accessibles à encore plus de clients. Ce que nous gagnons en intensité nous le perdons en volume. Fatalement tout découplage ponctuel finit par un recouplage, si la logique du no-limit n’est pas remise en question.
Non la RSE au service de la croissance verte est une mystification grossière encore défendue par des gens emprisonnés par leur certitude économique, au mieux, et au pire leur cynisme. Mais nous, responsables RSE, avons le devoir de dénoncer cette imposture. Nous avons avant tout besoin d’une réduction planifiée et démocratique de la production et la consommation dans les pays riches, de manière à réduire les pressions environnementales et les inégalités sociales, tout en améliorant la qualité de vie du plus grand nombre.
Fausse croyance n°3. La RSE est un moteur de l’innovation technologique.
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Petite sœur du découplage, l’innovation technologique est l’argument des personnes qui défendent rationnellement au nom du progrès les sujets liés au développement durable. Et c’est vrai que nombre de technologies permettre de réaliser des économies de temps, d’énergie, de ressources, d’argent… compatible avec l’amélioration du bien-être, mais le bien-être de qui exactement ? De ceux qui ont déjà trop ou de ceux qui n’en finissent pas d’émerger ? Quelle valeur réelle peut bien avoir une technologie lorsqu’elle n’est pas inclusive ou utile au bien commun ? Alors que l’effondrement du climat et du vivant va dans le siècle en cours atteindre des seuils d’irréversibilité, qu’elle est l’utilité d’une technologie qui ne prend pas en compte les risques associés à l’effet de rebond ? Cet effet pervers qui s’observe dans quasiment tous les domaines et qui démontre que toute amélioration technologique améliore son efficience et donc l’assiette de sa disponibilité, ce qui conduit indubitablement à un accroissement en absolu de la consommation de ressources et d’énergie comparativement à la technologie antérieure. Les machines, les voitures, les avions, les bâtiments… de dernières générations consomment moins, mais comme il y en a plus en plus... La 5G consomme moins, mais comme il y a de plus en plus de trafic data…
Non le techno-solutionnisme au service de la RSE ne nous permettra pas de maintenir les errements consuméristes et dispendieux en ressources de nos modes de vie complètement déconnectées de l’essentiel : la préservation du vivant. Ne laissons donc pas, nous, les responsables développement durable, la RSE se mettre au service d’un progrès uniquement matériel. Le vrai progrès ce n’est pas cela.
Nous avons besoin d’une économie planifiée de la rareté et de la sobriété qui consiste à caper nos consommations d’énergies et de ressources, puis chaque année d’utiliser le génie humain et une juste technologie inclusive pour faire toujours mieux – c’est-à-dire avec de moins en moins de ressources et d’énergie en absolu dans une perspective que cela profite au plus grand nombre !
Fausse croyance n°4. La RSE permet de mieux piloter la durabilité de l’entreprise.
Le reporting extra-financier dans sa conception actuelle est la démonstration de ce que la bureaucratie peut produire de plus inefficace. La taxonomie verte, classification standardisée conçue pour évaluer la durabilité des activités économiques les plus émettrices de GES de l’Union européenne, selon différents niveaux bien codifiés, étant à ce titre et à date le summum de la technocratie de l’inutile. Dans le meilleur des cas, il existe des objectifs d’amélioration en relation avec les indicateurs associés et parfois même les rémunérations des dirigeants dépendent de l’atteinte de quelques-uns de ces objectifs. A priori, ces façons de comptabiliser les externalités négatives vont dans le bon sens. Mais majoritairement ces indicateurs ne servent qu’à alimenter des bases de données et des rapports RSE qui jusqu’à présent n’ont en rien servi à mettre les entreprises sur la voie de la durabilité. Les vrais professionnels de la RSE le savent très bien.
Non le reporting extra-financier est loin d’être suffisant pour opérer un changement de cap réellement utile à l’économie au service de la préservation du bien commun. Ouvrons les yeux, l’environnement et le social sont encore et toujours les variables d’ajustement de l’économie. La belle histoire qui consiste à affirmer que le développement durable repose sur un équilibre entre l’économie, le social et l’environnement est une imposture de premier ordre. Aux premiers « coup de vent » dans l’entreprise, le critère économique est toujours privilégié car l’actionnaire grogne très vite alors que la nature est muette et tolérante mais plus pour très longtemps. Il est urgentissime de déployer dans les entreprises une comptabilité multi capital dans une optique de soutenabilité forte et sans concession.
Fausse croyance n°5. La RSE favorise la neutralité carbone.
Annoncer la neutralité carbone dans 10, 20 ou 30 ans est devenu une mode très répandue que ce soit pour les États ou les entreprises, mais que vaut ce type d’engagement ? Leurs auteurs en comprennent-ils vraiment le sens ? Rappelons simplement qu’annoncer vouloir être neutre en carbone, au niveau de l’entreprise est un non-sens qui montre déjà un manque de compréhension de la problématique. Il n’y qu’une seule neutralité possible, celle de la planète, qui doit équilibrer les émissions de CO2 globales avec les puits de carbone naturels. Une entreprise ne peut donc pas être neutre en carbone mais modestement contribuer à la neutralité carbone planétaire. Et pour cela, son budget carbone doit être sensiblement égal à 0. 0, car la planète n’a pas les moyens de digérer les émissions de CO2 issues de la combustion des énergies fossiles en plus des autres émissions relatives au fonctionnement des écosystèmes.
Lorsqu’on connaît la corrélation parfaite entre les émissions de CO2 qui précèdent toujours la croissance du PIB, on devrait avoir du mal à croire que dans les 30 ans à venir, l’humanité parvienne à diviser par 3 ses émissions de GES, tout en continuant d’augmenter le PIB ne serait-ce que de 1 point par an. Feindre de croire ce mensonge relève soit de l’incompétence élémentaire, soit du cynisme absolu.
Non la RSE ne favorise pas la neutralité carbone notamment lorsque les annonces associées concernent seulement les émissions directes des entreprises et que le modèle économique de l’entreprise reste globalement le même. Notez que les entreprises qui font ce type d’annonce sont toutes très optimistes quant à leur croissance sur leurs marchés, sans avoir pour autant revu leurs modèles ni même souvent déjà drastiquement réduit leurs émissions, ce qui ne les empêchent nullement de recourir à de la compensation. A ce stade de bouffonnerie, on frise l’escroquerie lorsqu’on prend le temps de comprendre que les émissions indirectes de ces entreprises représentent dans la grande majorité des cas, l’essentiel de leur pollution.
Ce que la RSE doit favoriser pour tendre vers le net zéro émission, c’est prioritairement d’œuvrer à la transformation des modèles économiques vers une approche perma-circulaire en abandonnant progressivement l’approche linéaire. Bref, les dirigeants d’entreprises vraiment sincères et conscients des limites planétaires doivent résolument construire leur génération de cash flow sur la vente des usages de leurs solutions en éco-concevant leurs produits dans une perspective de durabilité maximum basée sur le réemploi. C’est l’économie de la fonctionnalité poussée à son paroxysme qui permettra de réduire les émissions de CO2.
Maintenant nous, les directeurs du développement durable/RSE, avons une mission. Ne plus dire ce que les gens veulent entendre, mais faire ce qu’il faut faire. C’est-à-dire participer à la transformation de l’entreprise de l’intérieur. Pour cela, nous n’avons que notre courage et notre sincérité, qui paraît-il triomphe de tout, acceptons en l’augure. Face aux fausses croyances, il n’y a qu’une réponse : la vérité. Et pour la rétablir, il n’y a qu’une seule solution : la formation.
C’est essentiellement pour cela que nous (le C3D) avons financé un formidable MOOC avec nos partenaires et qui nous allons amplifier les occasions pour combattre les sophismes et les illusions des mal informés.
Rédactrice en chef InterviewFrancophone, Présidente Co-fondatrice de la Deeptech IA Qualificative XVALUATOR, Première thèse en Economie de la fonctionnalité en France-EDF, 4X Founder, Auteur
9 moisVous avez raison cher Fabrice Bonnifet ! L’évolution des modèles d’affaires (business models) est consubstantielle avec l’évolution des modèles économiques (vers une économie de la fonctionnalité) mais aussi des modèles d’innovation et des modèles d’évaluation. J'ai le plaisir de vous annoncer que le monde scientifique vient d'annoncer la découverte par la DeepTech française Xvaluator (qui a obtenu son propres brevet en 2019, co-fondée par la première thésarde en France en Economie de la fonctionnalité) d'une nouvelle typologie d'IA (en plus de celle symbolique et celle connective) : l'IA QUALIFICATIVE (QuAI) (Paun, 2023) qui complète le Paradoxe de Condorcet et le Théorème d'Arrow https://www.openscience.fr/L-intelligence-artificielle-qualificative-quai-Quand-l-intelligence) et qui ouvre de nouvelles pistes de recherche et innovations dans le domaine de la qualification des données d'avis et d'impacts dans une évolution vers l'économie de la fonctionnalité (Vaileanu,2021 in Springer Encyclopedia). En France on ouvre ainsi les champs des possibles pour une multitude d'applications pour des innovations disruptives dans le domaine de la Finance Verte et la rémunération de la valeur extra-financière.
Directeur de Lisaa Mode Paris
2 ansMerci pour cette interpellation salutaire. Le constat est malheureusement trop clair et juste (même si on peut discuter les remèdes - trop de planification? pas assez d'innovation technologique?). Un appel à la mobilisation en tout cas.
Co-fondatrice nouvel air studio, communication d'engagement
2 ansLumineux! Merci pour cet argumentaire aussi brillant que convaincant!
Gérant CROISSANCE PMI (Qualité managériale - RSE)
3 ansFabrice, voilà bien un article qui décoiffe et qui mériterait d'être lu en préambule de tous les CODIR ou COMEX de France et de Navarre... Mais l'Homme est dur à la détente, et Dame Finance veille au grain. 😙 Modestes, quelques soldates et soldats des armées de l'ombre, associatives et pacifiques, militent inlassablement. N'hésite pas à envoyer tes émules à la soirée A&M du 15 novembre : https://www.arts-et-metiers.asso.fr/events/69433 . La jeune génération sera très présente en ligne et en salle !
Entrepreneur du numérique, auteur de livres et d'un podcast, conférencier et formateur, je travaille sur l'anthropocène et les communs numériques.
3 ansMerci, c'est vraiment excellent !