Les mémoires de Royan
REGARD ÉVALUATIF ET PROSPECTIF AVEC LES LUNETTES DES DROITS CULTURELS
Jean Michel Lucas /Labo de transition vers les droits culturels
« Les mémoires de Royan » une proposition artistique et scénographique de Frédéric Lemaigre, commissaire/ compositeur de l'exposition, avec les artistes du SLIDERS_lab, [Frédéric Curien et Jean Marie Dallet] et l'équipe de médiation : Katiana Brun, Charly Alfred, Théo Hachin, Paul de France, Evan Ribeyrol-Lalande ; exposition présentée à Captures—Espace d'Art Contemporain de Royan du 7 juillet au 3 septembre 2023
Il y a mille manières de dessiner une évaluation de l'exposition « Les Mémoires de Royan », présentée par Captures à l'Espace d'art contemporain de Royan, dont on sait qu'il fait sa vie au rythme des promeneurs et des marchands du quai du port de Plaisance.
L'art en deux livres d'or sur le port
La manière la plus sûre est de mettre en valeur les chiffres, à commencer par celui de la fréquentation de l'exposition durant les deux mois d'été. Certes, le chiffre de fréquentation n'est pas un indicateur aussi pertinent que le chiffre des affaires qui reste l'évaluateur premier pour tous les voisins du lieu, mais, ici, l'expo est gratuite, au grand étonnement des visiteurs anglo-saxons. On se contentera du nombre de présences dans l'expo : le chiffre est très bon, l'exposition a, donc, été un succès. La preuve tient dans le paradoxe que la fréquentation a été si élevée qu'il a été impossible de la calculer. À certains moments, les salles étaient si emplies de visiteurs que les médiateurs et la médiatrice ne disposaient plus d'assez de temps pour compter les entrées sans manquer leur mission de faire relation avec les spectateurs.
On imagine bien que ce succès du nombre serait fallacieux si les passagers de l'exposition étaient ressortis plein d'ennui et de déception. Mais un regard attentif sur les deux livres d'or font voir une satisfaction générale. Les félicitations abondent quand on tourne, doucement, les pages où l'on voit revenir, avec constance, les remerciements destinés à la médiatrice et aux médiateurs. Bien sur, les artistes, le commissaire/compositeur de l'exposition sont applaudis mais plus, et autrement qu'ailleurs, les nombreux témoignages en or sont des hommages aux 5 personnes qui ont accueilli puis accompagné, avec talent, les promeneurs d'art contemporain intrigués par l'affiche qui annonce l'expo. En somme, promeneur à l'entrée, le visiteur ne l'était plus à la sortie : il a partagé le monde des signes et de formes ; il y a pénétré, il en fut même acteur. Il a pris part, il a apporté sa part, modeste mais ravie, à l'aventure. Il en a fait trace et un tel « merci », répété tant de fois, est celui que l'on aimerait avoir pour ami.
Images d'une histoire familière, sans l'histoire
La promenade du port de Royan peut, ainsi, être moments d'empathie, pas seulement de satisfactions alimentaires. Evaluer n'est plus compter ! Elle est quête de valeurs dans ce concentré d' humanité intrigante que veut être l'exposition sur les mémoires de Royan. Avant l'entrée déjà, le promeneur a croisé une grande image familière de sable et d'océan, une grand affiche à la banalité cool où jouent trois enfants sur un château de sable, mais chaussés d'anormales lunettes 3D, si peu naturelles. En un clin d'oeil, l'intrigue est posée : la réalité de la plage sera aussi virtuelle. La banalité sera étrange.
Entrons !
Comme partout ailleurs, le promeneur regarde d'abord, fort passivement. Ici, il voit des cartes postales de Royan et devient spectateur d'un tourisme familier qui fait miroir avec sa propre présence dans la salle. Il est devant des images de la ville, soigneusement rangées, à hauteur d'adultes, dans des cadres bien alignés. Les cartes postales sont bien choisies pour être représentatives de la marque touristique de Royan, d'hier et d'aujourd'hui.
Le spectateur sait que ces images disent vraies, qu'elles sont solidement documentées par le travail d'archivistes soucieux de vérité historique. Après tout une exposition sérieuse est faite pour cela ; ce n'est pas le déballage de souvenirs sortis, au hasard de la malle de l'arrière grand-mère royannaise !
Pourtant, déjà, il y a quelque chose d'étrange dans cette histoire pour qui n'oblitère pas la chronologie : dans cette ligne de cartes postales, Royan ne ressemble aucunement à Royan... Une part du passé de la station balnéaire n'a plus aucune présence. Ce Royan d'hier a disparu ! Pas si lointain en âge, 100 peut -être, un peu moins, sans doute, mais, aujourd'hui, totalement effacé. Une ville sans traces de sa propre histoire, invisible sur le terrain, seulement étiquetée dans des boites à archives.
Aucune explication à cette disparition, aucun mot, sinon la discrète marque du pluriel des « mémoires » dans le titre de l'exposition.
Seule semble présente l'insouciance de la vie d'été sur la plage, au bord de la mer comme le confirme les extraits de films d'amateurs, montrés par un habile carrousel, presque sans fin. Le promeneur est happé par ces images mouvantes qui lui ressemblent. Toujours aussi passif, mais, visiblement, ravi de l'être dans cette atmosphère quotidienne et détendue. D'ailleurs, il est probablement venu à Royan pour cela et l'exposition lui accorde valeur de ce repos des corps et des âmes.
Un exposition qui commence dans le réconfort, sans pathos, sans image provocante, comme ce rituel familial où l'on fait, ensemble, retour sur les photos des petits avant qu'ils ne deviennent grands et héritiers.
Juste quelques signes que ces mémoires visibles ont quand même un secret, encore bien gardé.
Des images en médiation inversée
Les personnes en charge de la médiation, d'ailleurs, évitent de troubler cette proximité rassurante qui, en douceur, transforme le spectateur en parleur. La médiation se fait surtout écoute : ne rien dire, ne pas peser sur ces instants où la parole des spectateurs devient énonciatrice de mémoires vécues.
Pour tout dire, le « compositeur » commissaire de l'exposition, l'avait espéré ainsi : il a embauché cinq personnes pour assurer une médiation qui le soit vraiment : non pas imposer la parole construite des artistes, celle qui donne un sens définitif à l'exposition mais, au contraire, une médiation jouant de l'entre deux des flux d'images et de paroles. D'un coté, les propositions à voir des artistes, on dit encore les « oeuvres », de l'autre, des propos, des ressentis, des connaissance de personnes entrées dans l'exposition par le hasard d'un cheminement entre un restaurant de moules et une boutique de mode balnéaire.
Souvent, dans un musée, un cartel de quelques mots replace le regardeur au bon endroit, celui où il faut qu'il sache ce qu'il doit savoir. Ici, la proposition artistique n'est pas documentée par des écrits péremptoires, affirmant les clés du paradis des œuvres. La médiation ne fait pas œuvre de propédeutique d'un art déjà situé. Elle vient plutôt s'insérer dans les paroles des spectateurs qui la prennent ; ravis de ne pas devoir forcer le passage du sens et du sensible. La médiation est hospitalité pour ces personnes en visite qui, maintenant, parlent, évoquent, sourient, informent, jugent ou réfléchissent, et même doutent, chacun, chacune, à son endroit. Le visiteur devient visitant, il s'autorise une présence active.
De fil en aiguille, médiatrice et médiateurs ont capté souvenirs et mémoires, vies vécues et rêvées ajoutant à chaque passage une touche supplémentaire de sens à l'exposition.
Il y a de bonnes raisons pour que la médiation soit ainsi car les cinq personnes, sous contrat, chargées de cette relation hospitalière, ont été recrutées sans aucun pré-requis de connaissance des arts. Aucun médiateur ne devait en savoir plus que les visiteurs quand commence l'exposition ; ils et elle sont des compagnons des visiteurs, pas leurs instituteurs. Ils et elle devaient prendre soin de l'accueil des présents, les accompagner et les guider dans l'usage des appareils techniques, mais sans l'obsession de faire avaler le discours imposé de la connaissance des oeuvres qui justifierait leur emploi. Et comme tout compagnon qui chemine, chacun apprend des uns des autres, comme il convient au bon devisement du monde. Liberté et dignité comme aime à le penser le corpus des droits culturels.
Il faut aussi dire que ces deux mois d'exposition furent une expérience de vie rarissime pour ces cinq jeunes personnes, prêtes aujourd'hui à d'autres départs inédits vers des métiers tournées vers la présence des autres.
L'effacement intrigant du banal
Cette hospitalité du lieu et des gens n'était pas de trop car le cheminement prévu par l'exposition n'est pas si calme qu'il se donnait à voir au départ ! Certes, rassurer est sa vertu première dans les premiers pas : Tranquille, la carte postale est aussi quotidienne que superficielle ; elle est codée pour cela : conformiste et harmonique. Elle ne cache rien puisque même le facteur peut la lire. Il faudrait avoir l'esprit tordu ou un sens aiguë du contrôle social pour aller y débusquer des doubles sens et des intrigues. Exactement comme ces films de plage qui sont là pour nous dire qu'il n'y a rien à voir sinon la douceur de vivre sans drame. Aucun signe de peur ou de dystopie du monde qui viendrait contrarier le touriste heureux de l'être. Et puisque tout va bien, il n'y a même pas d'images de tempêtes qui pourtant savent agiter puissamment les rivages de l'Atlantique. La dictature du sens et du signe qu'impose parfois les exposition d'art contemporain est absente au point que l'amateur pourrait y voir une manière de renoncer au décryptage des univers infinis des formes dont se glorifie l'artiste ordinaire, réputée pour cela. L' hospitalité est si gentille qu'elle adouberait le banal et tuerait l'idée même d'un art guidant l'imaginaire vers le graal ou l'enfer des sens.
Mais la véritable hospitalité n'est pas toujours de nier sa propre présence. Elle est aussi étape vers la sincérité des différences. Reconnaître le visitant n'est pas s'y soumettre. L'hôte a son regard ; il ne force rien mais il ne s'efface pas. Chaque personne est accueillie avec sa singularité mais les artistes comme les médiateurs sont aussi des personnes singulières. Ils savent la nécessité des écarts des points de vue, des mémoires à trou ou des avis dissonants et jugent fort inhospitalier et grandement mensonger de les nier pour faire croire que tout irait mieux dans le silence des différences. L'exposition respecte certes les attachements des visiteurs mais elle ne renonce pas à suggérer des arrachements. Dont acte, elle propose aux visitants son intrigante différence.
Devenir visitant, autrement
Les artistes et le compositeur du lieu ont, donc, organisé des opportunités techniques de regarder autrement dans une habile combinaison d'arts et de sciences, dans une lutte incertaine des poétiques rêveuses et des techniques rigoureuses. Dans ces mémoires de Royan, celles des visiteurs et celles des images, ils ont ciblé des signes beaucoup moins reposants que les stéréotypes balnéaires. Les propositions sont formulées en douceur, tout en osmose avec l'humanité des personnes visitantes, mais l'outillage technique peut en intriguer beaucoup.
Regarder un point d'une image et s'en éloigner pour une autre lecture inédite de la même image, chausser des lunettes 3D où la virtualité si ressemblante de la mer se clôt par la surprise d'être envahi, d'un coup, par la vague. Immersion imprévisible, étonnante pour qui n'a pas la pratique des lunettes à dimensions multiples, heureusement sans dommage réel. Expérience sensible d'une technologie dont on connaissait l'existence sans jamais l'avoir éprouvée. Une sorte d'apprentissage bienvenu et discrètement incité par la médiation, où l'on saisit que la modernité généralisée de ces images va s'imposer lourdement dans nos vies, plus que les cartes postales d'entrée.
Autre regard encore, avec curiosité et interrogation, pour cette large projection de grains de sables qui virevoltent à l'infini sans ordre, ni raison. La carte postale passive est oubliée pour une métaphore où certains y verront le vieil adage « « Ashes to ashes », sans que rien n'indique que ce soit le message des artistes. Le sable microscopique se fait volumes et bientôt, souvenir des monuments de cette ville, avant de reprendre leur course erratique. Peut-être s'agit-il de capter cette émotion d'une ville née sable qui le redeviendra un jour. Le balnéaire s'annonce drame, dans ce regard décalé sur un Royan de mythologie. Pour tout dire, ce regard porté sur le sable ordinaire est déjà suffisant pour que germe le fruit de la complexité du monde, dans un trajet qui, depuis le départ, aurait pu être lénifiant à force d'être rassurant. Peut-être y verra-t-on la symbolique animée de notre petitesse où la technologie rejoue le rêve toujours déchu du bâtisseur de château de sable, certain que l'océan détruira son rêve de grandeur !
Sans prévenir, sans choquer, sans brusquer, le visiteur est libre de ne rien voir, libre aussi de croire que son monde est ailleurs, protégé de la vague agressive, protégé des sables si mouvants. Il espère peut-être retrouver la sérénité des après-midis ensoleillés qu'aiment tant les touristes au repos.. ou, bien attend-il une suite au-delà du grand rideau noir qui lui masque l'étape suivante.
Ici, l'évaluation rend le chiffre dérisoire ; l'arrachement aux certitudes est affaire opaque, intime et il faut, sans doute, s'interdire de puiser dans ces libertés des émotions qui ne disent mots.
Marcher dans le vécu des mémoires de Royan
On sait juste, avec la médiation, que la plupart des personnes veulent poursuivre. Elles ne savent pas ce qui va advenir et, faisant un pas de plus dans ce petit espace de 250M2, les voilà confrontées à une nouvelle fissure du conformisme. Derrière le rideau, la technologie numérique avec ses logiciels énigmatiques, se fait modeste et pudique mais elle va, sans prévenir, faire exploser le sens : encore des lunettes massives à chausser, délicatement, avec les douces paroles des médiateurs, encore une expérience vite identifiée comme une entrée dans les jeux des jeunes. L'occasion est trop belle de se montrer à l'aise pour les uns et pour les autres, de rattraper, sans fard, le temps perdu à ignorer le monde qui change..... Sauf qu'ici, on ne joue plus.
La médiation est précieuse pour dire au visitant qu'il va marcher dans la ville en pénétrant dans les bulles de Royan qui s'offrent à lui. Qu'il aille sans crainte dans cette ville sereine de vacances. La peur, la terreur, peut-être, est impensable !
Pourtant la machine va détourner le visiteur de sa promenade urbaine. La parole médiatrice avait prévenu : avec ces lunettes 3D, en cheminant comme dans la vraie ville, l'histoire refera surface. Elle deviendra vivante ! Pourquoi pas ? Royan est balnéaire et agréable depuis que les riches des siècles l'ont pensée et construite ainsi. Mais la machine attend le touriste au tournant : d'un coup, un nuage noire l'enveloppe. La ville est morte, détruite. La douceur de vivre est devenue fureur : en deux jours, Royan a disparu. Quelques pas dans le marché et la guerre s'impose ; la guerre ne négocie pas les émotions du visitant, pris à la gorge.
Deux jours seulement ont suffi pour anéantir les beautés architecturales des nantis ; la vague destructrice des châteaux de sable vécue quelques minutes auparavant cachait un terrible concurrent dans les mains des hommes eux-mêmes. Venus du ciel, avec bombes et napalm. La marche à pas comptés dans ce Royan dévasté est écrasante, du moins le sent-on dans les exclamations rentrées des découvreurs de gravats accumulés. Le visitant s'interroge ; il n'est plus touriste de petits plaisirs, il est interloqué par un saut aussi brutal d'un passé devenu tas et débris. L'opposé qui lui a été caché dans les cartes postales du bonheur ; les mémoires sont effectivement au pluriel !
Le sombre l'emporte sur le chemin ; le marcheur ne regarde pas un image du passé comme dans un livre d'histoire, il est dans l'histoire, dans la sensation du vécu d'hier ; l'archive mise en technologie impose ses sensations. Il ne manque que le risque de respirer les restes du napalm. Comment survivre dans ce désordre des pierres et des fumées. La balade à Royan n'est plus mémoire de cartes postales, volages par définition, ; elle est errance dans la nuit des hommes, le soleil lui-même est mort, le sable se fait gravât. La plage, la mer n'y sont plus. Le touriste non plus.
La machine ne fait plus rêver. Elle apporte sa puissance évocatrice pour que toutes et tous retrouvent la mémoire cachée sous les serviettes de plages. Les bulles ne sont plus un jeu où l'on découvre les technologies nouvelles ; elles plongent le promeneur dans un moment de solidarité où la perte d'humanité est intimement partagée.
Du moins, on peut le croire par les retours exprimés par les personnes.
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Ne mesurons pas, par décence, ces secondes émouvantes, car les personnes en parlent encore en sortant et elles en reparleront. La machine est puissante pour enraciner ces sensations qui obligent à les partager avec d'autres. Pourquoi cette ville a -t-elle ainsi disparu ? Qu'a -t-elle fait pour mériter une telle « punition », dont les grands mythes de l'espèce humaine sont friands ? Comment en est-on arrivé là ? Est-ce une histoire antérieure ? Est-ce un moment qui pourrait se reproduire ? La machine offre alors ses sursauts à l'émotion quand les médiateurs ajoutent que cette perte soudaine de l'humanité de Royan fut l'oeuvre d'amis, d'alliés.
Sortant du jeu des images virtuelles, en revenant sur terre, chacun, chacune se dit : « plus jamais ça ». Ce cri semble bien avoir été immédiat et unanime. C'est le cri qui avait été celui de l'humanité devant l'effroi de l'holocauste, le cri qui oblige à interroger en permanence l'Espèce humaine quand elle fournit les armes de sa propre destruction, même à ses propres amis. Quand elle invente, en vrai, de quoi faire disparaître l'humanité.
Le promeneur remercie ce moment qui ravive d'autre lieux, d'autres moments, d'autres permanences . Les médiateurs abondent car, dans ces échanges, ils ont capté tellement de choses, détails, souvenirs et histoires, anecdotes et stratégies, qui sortent de ces quasi -vécus.
Vivre dans l'image de la machine : hominisation ou humanisation ?
La machine à nous embarquer dans ses images est formidable de vérité ; elle dépasse la distance de l'outil « carte postale », affichés au mur. On y voyait bien le Royan d'avant, mais on n'y était pas. Les lunettes à bulles, avec tout ses trésors de logiciels cachés mais puissamment actifs, ont franchi les remparts de l'intime des visitants. Impressionnant, diront les livres d'or de l'exposition, de la beauté et de la réflexion, ajoutent-ils. Les artistes ont mis au service du cri humaniste « Plus jamais ça », une technologie qui ancre la peine de ce passé dans une émotion qui ne s'évanouira pas de sitôt.
Avec cet outillage technique, on pourrait, avec Paul Ricoeur, dire qu'il est ainsi « possible de réviser une histoire racontée en tenant compte d'autres péripéties, voire en organisant autrement les incidents racontés ; à la limite, il est possible de raconter plusieurs histoires sur les mêmes événements (quelque sens que l'on puisse donner alors à l'expression : mêmes événements). C'est ce qui arrive lorsqu'on s'efforce de tenir compte de l'histoire des autres.... Mais un engagement plus profond est requis par le passage du plan de la fiction à celui de la réalité historique. Il ne s'agit certes pas de revivre les événements réellement arrivés aux autres ; le caractère insubstituable des expériences de vie rend impossible cette chimérique intropathie ; plus modestement, mais plus énergiquement aussi, il s'agit d'échanger les mémoires au niveau narratif où celles-ci s'offrent à être comprises. ».
Les bulles de Royan l'ont fait. On discerne que le passé n'est pas « le révolu, ce qui a eu lieu et ne peut plus être changé ; il est vivant dans la mémoire grâce aux flèches de futurité qui n'ont pas été tirées ou dont la trajectoire a été interrompue. » Le futur inaccompli du passé est devenu présent dans ces bulles intrigantes proposées par la machine et les artistes qui l'ont mise au point.
On doit se réjouir de cette belle expérience à voir et à revivre, sans doute. Mais le contemporain de ces technologies a l'allure de boites noires qui cachent, derrière nos émotions revisitées, des tonnes de calculs qui nous échappent. La belle image est notre faiblesse de visiteur, ignorant des logiciels qui la trafiquent. Nous savons que l'outil nous dépasse et nous laissons notre esprit critique en vacances, confiant aux techniciens et aux artistes la maîtrise du jeu de nos sensations. Après tout, c'est aussi une vieille histoire de modernité que cette dépossession qui ressemble tellement à cette « servitude volontaire » à « ce tyran seul qui n'a de puissance que celle qu'on lui donne ». La technologie devenue la tech s'est ajoutée au tyran de La Boétie : notre espèce humaine a su s'inventer mille outillages qui sont venus compenser nos faiblesses biologiques. La chirurgie pour recoudre nos plaies, les avions et voitures pour dépasser la lenteur de nos pieds, les satellites pour échanger mots et images en un instant avec l'autre coté du globe et, bien sur, des armes redoutables parce que la force des bras et des pierres ne protège pas suffisamment des ennemis... La liste est devenue infinie des prothèses mises au point par l'espèce des humains qui a réussi, au fil de temps chaotiques, à encourager la science et soutenir les techniques pour maîtriser les forces naturelles, tout cela pour limiter nos failles et prolonger nos vies. Dans son ancrage biologique, l'espère humaine a su déployer « l'hominisation » du monde, au confins même du trans-humanisme qui promet de supprimer toutes nos défaillances, grâce à la machine salvatrice trafiquant nos malheureuses impotences naturelles.
Les artistes le savent très bien. Ils sont contemporains et connaisseurs des secrets de la fabrique technique des images ; ils nous ont montré que la technique avait le pouvoir magique de nous envahir des souvenirs des autres. Des usines à rêves, disait Malraux, qui avait anticipé cette puissance des technologies sur notre première faiblesse qui reste de nous raconter des fictions et d'en raconter aux autres. L'hominisation du monde est inséparable des récits que nous nous faisons, des narrations sans fin qui nous feraient croire aux incroyables.
Mais nous apprenons, chaque jour, depuis longtemps, que ces appareillages modernes et rentables se mettent sans retenue, au service de puissances qui ont perdu les pédales de l'humanité. Ils peuvent être à l'envie des « fleurs vénéneuses ».
Le contemporain en art comme ailleurs ne peut guère être fier de cette héritage. Anthropocène, dirait-on ailleurs, pour dire ces malheurs. Comment se satisfaire de cette hominisation d'une espèce humaine qui ne parvient pas à se contrôler et qui oublie si vite sa promesse du plus « jamais ça » ! Les artistes, dans ce lieu contemporain qui s'est emparé de l'émouvante mémoire de Royan n'ont, sans doute, pas voulu être complices d'une espèce humaine qui a, pour son malheur, versé dans le fossé de l'inhumanité, comme le firent les alliés dans les bulles royannaises. Une hominisation qui n'a plus conscience de l'humanité quand elle fait trembler notre globe dans d'énormes déséquilibres où même nos plages reposantes deviennent trop chaudes pour y mettre les pieds.
La perfection de la machine à dire : ni expression, ni sens, ni valeur
La machine a été bulles d'émotions à forte humanité, mais les artistes ont résisté à la facilité : ils nous proposent de monter quelques marches vers la dernière pièce de l'Espace d'art contemporain pour pénétrer dans un univers très calme mais qui nous laisse pantois. Les bombes ont détruit les pierres de sable qui, au moins, ont servi à reconstruire ; l'humain a pleuré mais il était là, à la peine mais réactif ; il a vaincu le passé en redonnant une nouvelle vie à la ville. Dans ces pires moments, il était présent pour donner sens et valeur, et même pour palabrer dans le désaccord des opinions. « Plus jamais ça », mais le « ça » avait une conscience ; même si elle était chancelante chez les destructeurs. Dans la dernière pièce de l'exposition, la conscience n'est plus, le pire est encore pire.
On ne se rend compte de rien. On entend des voix, elles nous racontent comme au début la belle vie du touriste et elles sont si réalistes qu'elles sont les nôtres ; on épouserait volontiers leur banalité puisqu' après tout, ce ne sont que les mots qui figurent sur le dos des images des cartes postales de l'entrée. Coté face à regarder, à l'entrée de l'expo , et, à la sortie, le recto écrit à entendre ! Logique !
Une dizaine de hauts parleurs ordinaires nous font écouter, en douceur, ces bonnes nouvelles de Royan : les paroles sont chaleureuses, elles ont des tonalités qui nous font penser à nos cousins cheminant entre le bac et la cathédrale ; les mots sont dits comme ils doivent l'être quand on vit le balnéaire estival : d'un haut parleur à l'autre, en nous susurrant discrètement à l'oreille comme on le fait avec les intimes.
Certes, il y a quelques petits ennuis, mais rien de catastrophique qui puisse gâcher les vacances ni l'Histoire.
Mais, l'oeil des droits culturels nous alerte ; il scrute pour savoir d'où viennent ces expressions d'humanité ?
Et l'on découvre, bientôt, l'évidence : l'espèce humaine, laissée à elle-même dans ses appareillages complexes, s'est enterrée vivante. Il n'y a ni expression, ni humanité ; il n'y pas plus « culture ».
La familiarité des sons et des récits cache un monstre car aucune de ces paroles n'est le fait d'un être humain. Ici, personne n'a raconté d'histoire. Car, précisons le, ce ne sont pas de comédiens qui disent les paroles des auteurs des cartes postales, ce n'est le technicien du logiciel qui a arrangé les textes écrits au recto, ce n'est pas l'artiste qui a écrit le scénario pour nous tromper !
Non, c'est juste la machine qui malaxe des mots et ajuste les sons des voix pour que nous pensions que les paroles entendues au creux de notre oreille soient comme celles de nos proches.
La machine avec son logiciel pensé par un être humain, a réussi l'exploit de s'en débarrasser tant qu'on ne l'arrête pas ; Fin de l'humain, raconteur d'histoire, et pourtant avec le même ton, les mêmes mots, mais sans conscience, sans les sens, ni les valeurs. Sans intelligence des mots et des sensations.
Pourquoi, alors, appeler la machine « intelligence artificielle » puisqu'elle n'est ni intelligence de l'humanité, ni artificielle étant plus vraie que vrai. Il n'y a plus personne, seulement un trop plein de récits vidés de tout imaginaire. C'est donc ça le destin de l'hominisation ? Laisser la machine s'arranger avec des mots auxquelles elle est incapable d'attribuer sens et valeur d'humanité. Les voix sans personne, ni tragiques, ni sublimes, ni comiques, ni beautés, ni apolliniens, ni dionysiaques...L'imaginaire fait acte de décès et aucun dieu ne pourra le ressusciter.
Sans nous prévenir, sans signe spectaculaire, sans discours moralisateur, les artistes nous laissent voir que le vide de l'humanité naît de ces mêmes machines qui nous avaient tant émues dans la pièce précédente.
Mais, maintenant, nous sommes seuls devant ces paroles désincarnées. L'artiste, lui -même, n'est plus maître de ces narrations qui n'ont ni valeur, ni sens, ni conscience. Nous espérions des témoignages vécues, nous sortons de la pièce emplie de cette énigme d'une humanité qui a perdu les balises du « plus jamais ça ». Même la figure du méchant, du vilain barbare, a disparu dans la gentillesse des sons et des textes.
Nous savons depuis longtemps que les technologies sont potentiellement comme des poulets sans tête, du moins quand elles doivent rentabiliser les sommes investies sur elles. Mais ici, dans cette petite pièce dominant le port où les bateaux restent gentiment à quai toute l'année, on éprouve sans le comprendre ce simulacre d'humanité ; pas même « inhumain » ; plutôt de l'ahumain, à voix humaines si parfaites que le visitant, si actif précédemment, ne se rend passivement compte de rien. On lui propose d'écouter, il écoute et entend des voix sensibles et vraisemblables, il y croit. Le voilà, en quelque sorte, sauvé des peines du passé : le monde se dit sans lui, sans qu'il ait besoin de s'en mêler. La Machine est parfaite dans son ahumanité.
Résister, responsabiliser, anticiper
Les artistes sont discrets, ils ne font pas des grand signes spectaculaire pour dénoncer cette puissance de la machine. Ils nous laissent nous débrouiller tout seul devant ces mots qui n'indiquent rien de leur traîtrise. Qui parle si ce n'est le dieu moqueur de la technologie envahissante et vénéneuse ? La conquête menée par l'hominisation pour nous libérer de nos fragilités est tombée dans un gouffre où plus aucun humain n'a de présence, ni pour pleurer, ni pour reconstruire, ni pour sentir, ni pour rêver, ni pour avoir conscience de soi et des autres, ni relations, ni dignité, ni empathie, ni espoir ni désespoir, même pas de haine ! Fin de la liberté.
L'évaluation de ce moment est inimaginable puisque la valeur est l'inconnue de ce dispositif qui ne se gêne pas pour prendre des mots en les vidant de toute vie.
On pense à Nietzsche et son secret espoir que le dionysiaque « en reprenant conscience au réveil, voit surtout ce qu'il y a d'épouvantable et d'absurde dans l'être humain ». Ici, nul ne s'est endormi qui serait , assommé par la force des sons et des images. Il n'y aura, donc, pas de réveil résistant à l'absurde. Ici, on ne sait même pas que le monde a changé et qu'il n'y a plus de paroles échangées pour se reconnaître ou se haïr ; ici, on ne sait même plus que la relation n'a aucun sens dans ces paroles extraites de notre vie humaine sans son secours. Même pas absurde puisque la machine n'impose rien que nous n'aimons pas ! Elle remplit nos besoins d'une solution indétectable en entendant ces voix, sans âme, sans esprit, sans Lumière. Fin de toute dignité humaine puisqu'il n'y plus personne à respecter !
Les artistes nous ont mis face au vide. Robot, sans résistance.
Pas tout à fait certain quand même ! Car, sur un mur, discrètement, sans effet visuel, comme un mot d'excuse devant le drame de l'ahumanité qui découle de cette appareillage choyé par l'hominisation, les artistes ont placardé des lignes de codes de la machine.. Elle n'a donc pas trouvé cette ahumanité toute seule ! Elle obéit en somme, sans rêver, sans imaginaire propre, sans rechigner, sans débattre, sans palabre, sans conciliation, sans pardon . On a, alors, l'envie de prendre la liberté d'écrire en barrant la feuille de codes d'une très rouge « plus jamais ça ». Retrouvons le chemin de la personne limitée dans ses possibles mais autrice d'une vie en quête de liberté et de dignité, en exigence d'une singularité « inextricable » dirait Edouard Glissant. Une singularité dont l'opacité résiste à l'efficacité de ce monde des calculs qui voudraient vivre sans elle.
Remettons vite les lunettes des droits culturels comme obligations éthiques de faire humanité ensemble.
Les artistes n'ont rien dit de tout ce chaos du monde qui vient mais il ont su nous le faire saisir. C'est pour cela que cette exposition intrigante est Belle. Énigmatique par ce qu'elle nous oblige : l'hominisation de l'espèce humaine ne devrait jamais dépasser les balises de l'humanisation du monde. Les artistes nous laissent, ainsi, perplexes avec les trois exigences que les droits culturels associent à l'expression d'humanité toujours à reconquérir : « résister, responsabiliser, anticiper » comme nous y invite Mireille Delmas Marty.
Delmas-Marty Mireille, extraits de « La boussole des possibles ».
Glissant Edouard, extraits de la « Philosophie de la Relation »,
Nietszsche, Freidrich, extraits de « la vision dionysiaque du monde »
Ricoeur Paul extraits de : « quel éthos pour l'Europe »