Les présomptions de préjudice moral à l’hôpital public
Commentaire de l’arrêt du Conseil d’Etat du 13 février 2024 (n°460187)
Par sa décision du 13 février 2024, le Conseil d’Etat vient d’apporter une nouvelle pierre à la construction jurisprudentielle entamée dans son arrêt du 16 juin 2016 (n°382479) selon laquelle certains préjudices moraux imputables à des fautes du service public hospitalier n’ont pas besoin d’être justifiés et documentés dès lors qu’ils sont présumés.
Cet arrêt nous donne l’occasion de rappeler que la présentation du système actuel de présomption de ce type de préjudices impose de distinguer selon que la présomption bénéficie au patient ou à ses ayants droit.
I – La présomption post-opératoire de préjudice moral d’impréparation au bénéfice des patients
Dans son arrêt fondateur du 16 juin 2016, précité, le Conseil d’Etat avait posé la règle selon laquelle un patient qui n’avait pas été informé, en violation des dispositions de l’article L 1111-2 du code de la santé publique, des risques courus à l’occasion d’une intervention, pouvait solliciter la réparation de la souffrance morale qu’il a endurée lorsqu’il a découvert, sans y avoir été préparé, les conséquences de cette intervention, alors même qu’il n’aurait pu, dûment informé, renoncer à cette intervention qui présentait pour lui une impérieuse nécessité.
La particularité de ce préjudice tenant à la découverte tardive du risque qui s’est réalisé (en l’espèce une perforation colique à l’occasion d’une coloscopie avec mucosectomie, soit résection de la muqueuse du colon, rendue nécessaire par la présence d’un polype du colon avec dysplasie sévère) tenait à ce que cette souffrance morale devait être présumée, à la différence du préjudice lié, dans les mêmes circonstances, à l’impossibilité pour le patient de prendre des dispositions personnelles dans l’éventualité d’un accident, préjudice dont il appartient au contraire au patient d’établir la réalité et l’ampleur.
Une jurisprudence très récente est venue illustrer et quantifier ce premier type de présomption de préjudice moral d’impréparation au bénéfice des patients non informés des risques de l’intervention qu’ils allaient subir.
Ainsi dans une affaire jugée le 30 janvier 2024 (n°21NC01605), la CAA de Nancy a reproduit la formule précitée du Conseil d’Etat quant au caractère présumé de la souffrance morale pour ensuite faire droit à l’indemnisation d’une patiente admise au CHR de Nancy pour la pose d’un implant dentaire qui justifiait le redressement préalable d’une de ses dents sans avoir été informée par le CHR du risque important, d’un point de vue statistique, de déchaussement et de mobilité inhérent au redressement de cette dent.
Ce risque s’étant réalisé, la seule alternative thérapeutique possible était l’extraction immédiate de la dent litigieuse, ce qui interdisait à la patiente de se fonder sur la perte de chance d’éviter ce risque si elle en avait été informée préalablement.
La CAA de Nancy lui a alloué au titre de son préjudice moral d’impréparation une indemnité de 2000 euros.
La même somme de 2000 euros a été accordée par la CAA de Toulouse, dans un arrêt du 6 février 2024 (n°21TL04765), au profit d’un patient qui n’avait pas été informé du risque de bris dentaire à l’occasion d’une endoscopie de la gorge.
La CAA de Bordeaux, dans un arrêt en date du 15 février 2024 (n°21BX04739) a, pour sa part, accordé au titre du préjudice moral d’impréparation une indemnité de 5000 euros à un patient qui n’avait pas été informé des risques d’atteinte cutanée grave dans le cadre du traitement d’un mélanome par radiothérapie, traitement qui s’imposait de manière impérieuse eu égard à l’évolution de son cancer.
II – La présomption post-mortem du préjudice moral des ayants-droits d’un patient décédé à l’hôpital
Outre la traditionnelle indemnisation de la douleur morale liée à la disparition d’un proche, dit préjudice d’affection, et des préjudices économiques générés par ce décès, lorsqu’une faute a été commise, existe également un éventuel préjudice moral, lui aussi présumé, lié aux conditions dans lesquelles ses proches ont appris le décès du patient.
Le Conseil d’Etat nous en avait offert un premier exemple dans un arrêt en date du 12 mars 2019 (n°417038).
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Dans cette affaire, un homme, alors âgé de 83 ans, avait été admis au service des urgences du centre hospitalier du pays d'Aix le 14 novembre 2009 à 23h30 pour des difficultés respiratoires. Son décès a été constaté par une infirmière le lendemain, à 7h45 mais n'a été annoncé à sa famille que le 15 novembre 2009 en début d'après-midi, lorsque son fils, qui s'était rendu sur place pour lui rendre visite, en a été informé par une infirmière, qui l'a également informé que le corps de son père avait déjà été transporté à la morgue.
Si la CAA de Marseille avait retenu en l’espèce que le centre hospitalier du pays d'Aix avait commis une faute en annonçant tardivement le décès du patient à sa famille, elle avait jugé que les requérants n'établissaient pas l'existence de préjudices que ce retard leur aurait directement causés.
Le Conseil d’Etat considère au contraire que l'épouse du défunt ainsi que ses deux fils avaient nécessairement éprouvé, du fait du manque d'empathie de l'établissement et du caractère tardif de cette annonce, une souffrance morale distincte de leur préjudice d'affection et renvoie en conséquence l’affaire à la CAA de Marseille.
A l’occasion du réexamen de cette affaire, la CAA de Marseille a repris la formule soulignée du Conseil d’Etat, quant au caractère nécessairement ressenti, et donc présumé, de cette douleur morale et a alloué une indemnité de 1000 euros à la veuve et aux deux fils du patient (CAA Marseille, 16 septembre 2019, n°19MA01192).
Dans son arrêt du 13 février 2024 (n°460187) le Conseil d’Etat vient d’étendre cette présomption de douleur morale au profit des ayants droit d’une patiente qui n’ont obtenu qu’au-delà d’un délai raisonnable après leur demande le dossier médical de l’intéressée.
Il s’agissait en l’espèce de l’application des dispositions de l’article L 1111-7 CSP relatives à la communication du dossier du malade décédé à ses ayants droit dans le respect des dispositions de l’article L 1110-4 du même code qui prévoient que le secret médical ne fait pas obstacle à ce que les informations concernant une personne décédée soient délivrées à ses ayants droit, son concubin ou son partenaire lié par un PACS, « dans le mesure où elles sont nécessaires pour leur permettre de connaître les causes de la mort, de défendre la mémoire du défunt ou de faire valoir leurs droits, sauf volonté contraire exprimée par la personne avant son décès ».
Pour le Conseil d’Etat, « l'absence de communication aux ayants droit des informations nécessaires pour éclairer les causes du décès comme le retard à les communiquer dans un délai raisonnable constituent des fautes et sont présumés entraîner, par leur nature même, un préjudice moral, sauf circonstances particulières en démontrant l'absence.
En l’espèce le délai « raisonnable » (notion prétorienne chère au Conseil d’Etat, notamment on le sait en matière de délai de recours d'un an contre un acte non notifié ou publié régulièrement) de transmission du dossier médical par le CHU de Caen à l’époux et à la fille d’une patiente décédée le 3 octobre 2016 qui l’avaient réclamé les 10 et 31 octobre 2016 était largement dépassé puisque cette transmission n’est intervenue que le 25 mai 2018 pour la radiographie demandée, réalisée le jour même du décès de l’intéressée, et le 13 septembre 2018 s’agissant de la feuille de dispensation de médications.
Pour le Conseil d’Etat, le CHU de Caen a ainsi commis une faute de nature, en l’absence de circonstances particulières, à leur causer un préjudice moral.
A ce titre le CHU de Caen est condamné à verser une indemnité de 2000 euros à chacun des ayants droit.
CONCLUSION
Si le patient non informé d’un risque qui se réalise au décours d’une intervention chirurgicale bénéficie d’une présomption irréfragable de préjudice moral d’impréparation, la présomption « simple » de préjudice moral des ayants droit d’une personne décédée à l’hôpital tardivement informés du contenu du dossier médical peut être combattue par l’établissement hospitalier s’il est en mesure de se prévaloir de « circonstances particulières » non autrement précisées dans l’arrêt du Conseil d’Etat du 13 février 2024. L’on songe par exemple au cas où la demande formulée par les ayants droit serait présentée plus à titre « documentaire » qu’à titre informatif sans envisager de former une action en justice contre l’établissement hospitalier ou encore à celui où l’établissement pourrait établir que les causes du décès avaient bien été indiquées aux ayants droit à l’occasion, par exemple, d’un entretien bien avant que le dossier médical leur soit, tardivement, transmis.
avocat spécialisé en réparation du dommage corporel
10 moisOn peut saluer la démarche innovante du CE qui fait preuve de créativité… reste à espérer que la dimension indemnitaire de ces nouveaux préjudices ne soit pas que symbolique!
Assistante sociale chez Département de Seine-et-Marne
10 moisMerci. Très instructif pour les usagers du service public.