Les sept clés du rebond de la productivité

Les sept clés du rebond de la productivité

Un récent article de la Banque de France constate le décrochage, depuis 2019, de la productivité du travail en France. Il l’attribue en partie à des facteurs conjoncturels, notamment une préférence temporaire pour la création et la sauvegarde d’emplois, par-delà la crise sanitaire. Néanmoins, près de la moitié du recul de la productivité reste inexpliquée…

Il faut "dé-zoomer" et adopter une perspective mondiale, et sur un laps de temps plus long, pour élucider l’énigme de la productivité – et comprendre également les problématiques cruciales à résoudre pour espérer un rebond. C’est l’angle du rapport « Investing in productivity growth » du McKinsey Global Institute, publié fin mars, qui met en évidence un ralentissement généralisé des gains de productivité depuis 25 ans. Si ce déclin est préoccupant, il n’est pas irrémédiable : au contraire, une nouvelle vague de progrès technologique, ainsi que de nouveaux besoins à combler, pourraient déverrouiller l’investissement et déclencher un rebond de la productivité.

 

Pourquoi le ralentissement de la productivité est une mauvaise nouvelle ?

La notion même de productivité du travail a souvent mauvaise presse et l’on pourrait d’abord s’interroger : en quoi son érosion serait-elle finalement un problème, pour le salarié, le consommateur ou le citoyen ?

Il n’est donc pas inutile de rappeler le lien direct entre la productivité et la prospérité. L’augmentation de la productivité est le fondement de la croissance économique ; historiquement, elle a toujours entraîné une hausse nette du nombre d’emplois – les destructions sont plus que compensées par les créations – et l’amélioration des conditions de travail.

Des économistes comme Philippe Aghion, David Autor, Erik Brynjolfsson, Andrew McAfee et Daron Acemoglu ont exploré ces concepts dans leurs recherches sur l'impact de la technologie sur l'emploi et l'économie. Ils ont mis en évidence les divers effets d’une amélioration de la productivité.

Au niveau de l’entreprise, lorsque celle-ci améliore sa productivité, elle peut baisser ses coûts de production ou améliorer ses marges, ce qui lui permet de gagner des parts de marché et de se développer. Avec un premier effet positif sur l’emploi : pour répondre à la demande accrue pour ses produits ou services, elle peut être amenée à embaucher davantage. Exemple de ce phénomène : les compagnies aériennes low-cost, qui emploient aujourd’hui des dizaines de milliers de salariés en Europe – bien plus que les réductions d’effectifs opérées par les compagnies traditionnelles.

Ensuite, l’augmentation de la productivité dans un secteur peut stimuler la croissance de l’emploi dans les industries connexes, elle stimule l’innovation et conduit à la création de nouvelles fonctions dans des domaines tels que la recherche et le développement, l’ingénierie, les technologies de l’information, le conseil, etc. L’évolution des filières industrielles comme l’automobile ou l’aéronautique l’illustrent, avec une myriade de sous-traitants spécialisés qui se sont développés dans leur sillage.

Enfin, l’amélioration de la productivité induit la création et l’apparition de nouvelles activités simplement par effet multiplicateur. En résumé : c’est parce que les ménages payent moins cher leur alimentation ou leurs vêtements, grâce à l’amélioration de la productivité agroalimentaire ou textile, qu’ils disposent d’un revenu disponible pour rémunérer une activité sportive ou pour investir dans la décoration de leur logement. De nombreux métiers sont apparus et ont pris leur essor grâce à la diffusion des gains de productivité dans l’ensemble de l’économie.

Pour toutes ces raisons, lorsque la productivité se grippe, c’est un problème généralisé.

 

Où sont passés les gains de productivité ?

Si l’on considère l’évolution de la productivité du travail à l’échelle globale, un premier constat s’impose : elle a progressé à un rythme phénoménal, puisqu’elle a été multipliée par six entre 1997 et 2022. Un chiffre illustre à la fois ce bond en avant et le lien direct entre productivité et prospérité : en moyenne, au niveau mondial, le salaire médian est passé de 6 500 à 38 000 euros constants en 25 ans.

Cet essor est avant tout lié au rattrapage des économies émergentes : la Chine et l’Inde comptent ainsi pour moitié dans les gains de productivité réalisés à l’échelle mondiale, l’Europe centrale et orientale et le reste de l’Asie pour un quart supplémentaire. En 25 ans, ces régions se sont intégrées aux chaînes de valeur mondiales, tandis que les investissements domestiques et étrangers faisaient bondir leur intensité capitalistique.

Cela étant, même ces « tigres » subissent depuis la crise financière mondiale de 2007-2008 un coup de frein sur la productivité. Celui-ci constitue un phénomène mondial auquel nulle région n’échappe. Comment s’explique-t-il ?

Au sein des économies avancées – dont la France – on constate que le ralentissement « séculaire » de la productivité (sur la période allant de 1997 à 2019) est en grande partie causé par deux facteurs. Il y a d’abord l’essoufflement des deux moteurs qui avaient tiré la productivité de l’industrie dans les années 90/2000 : la « loi » de Moore, c’est-à-dire le doublement de la puissance de calcul des ordinateurs tous les 18 mois, qui s’était vérifiée empiriquement pendant plusieurs décennies, avant que ses effets ne s’estompent, et l’intégration mondiale des chaînes de valeur, avec une redistribution de certains maillons de la production dans des régions à faibles coûts. Il y a ensuite la baisse des investissements : elle explique environ la moitié du ralentissement de la productivité, aux Etats-Unis, au Japon et dans les cinq principales économies européennes… à l’exception notable de la France où l’intensité capitalistique a continué de progresser, en particulier dans les services. Les causes de la baisse des investissements sont complexes, variables selon les secteurs, mais elles relèvent vraisemblablement de plusieurs facteurs : incertitudes macroéconomiques et demande insuffisante, freins réglementaires, parfois aussi pénuries de compétences.

Notons un dernier enseignement contre-intuitif de cette étude : l’effet de « mix sectoriel », c’est-à-dire la transition d’une économie agraire ou industrielle à une économie axée sur les services, souvent évoqué comme cause de ralentissement de la productivité, joue en réalité un rôle négligeable. Dans le cas des États-Unis, par exemple, si le mix sectoriel était resté stable entre 1997 et 2019, le différentiel de productivité n’aurait été que de 0,1 point de pourcentage. Quand les emplois industriels spécialisés reculent, les emplois de service progressent : certains sont peu qualifiés et plombent la productivité, certes, mais d’autres au contraire mobilisent des compétences pointues et la tirent vers le haut – services professionnels, emplois scientifiques et techniques, etc. Finalement, les deux effets tendent à s’annuler.

Le constat reste : les facteurs qui ont dopé la productivité jusque dans les années 2000 – progrès fulgurants de l’informatique et mondialisation des chaînes de valeur – ont fait long feu. L’investissement pourrait prendre le relais, mais il reste pour l’instant en partie entravé. Pour relancer la productivité – le point de départ de toute création de richesse – il faudra donc surmonter sept défis très concrets.

 

1. Comment accélérer l’investissement ?

Il existe une boucle de rétroaction entre l’investissement et la demande, la question « comment relancer l’investissement » est donc inséparable de la question « où investir ? ». Bonne nouvelle, les économies avancées font face à des besoins de transformation qui pourraient générer un afflux historique d’investissement : d’une part, la durabilité et la décarbonation nécessiteront d’investir dans la production d’énergie, la mobilité et l’efficacité énergétique ; d’autre part, les vulnérabilités critiques sur les chaînes d’approvisionnement ont démontré le besoin de ré-industrialisation, dans le domaine des semi-conducteurs ou de la pharmacie, par exemple ; enfin, les infrastructures et les services publics – dont l’éducation et la formation – vont nécessiter une montée en charge inédite, avec le besoin de former et requalifier des centaines de millions de salariés.

Pour assurer la réalisation de ces investissements, les stratégies et les réglementations publiques joueront un rôle critique. À titre d’exemple : la puissance installée d'énergie solaire photovoltaïque dans l'UE a quadruplé, passant de 52 gigawatts en 2011 à plus de 200 gigawatts en 2021, grâce à la combinaison des incitations fiscales, des assouplissements réglementaires et des prix d’achat garantis.

 

2. Comment réaliser le potentiel des technologies numériques et de l’IA ?

Les technologies numériques et l’intelligence artificielle recèlent un potentiel considérable de gains de productivité. Le McKinsey Global Institute estime que la productivité des économies avancées pourrait accélérer de 0,5 à 1,5 points par an grâce à leur mise en œuvre. Mais pour tenir ces promesses, l’adoption devra toucher bien au-delà du secteur technologique, et les usages devront se répandre au plus grand nombre de salariés possible. Les premiers retours d’expérience suggèrent des gains de productivité impressionnants grâce à l’IA générative : un doublement pour les développeurs en informatique, 10 à 20 % pour les tâches rédactionnelles qui concernent de nombreuses professions, etc.

Il y a donc un enjeu majeur d’accélération et d’accompagnement de la diffusion des technologies numériques, autour duquel il conviendra de coordonner les politiques publiques et les initiatives privées, avec un plan massif de "reskilling" en accompagnement.

 

3. Comment infléchir les effets du vieillissement sur la productivité ?

Le vieillissement démographique, qui touche à la fois les économies avancées et la Chine, fait partie des principales hypothèques sur la productivité. Ses effets portent à la fois sur la productivité moyenne des salariés et sur la demande. Plusieurs études indiquent en effet que la productivité individuelle tend à plafonner à partir du milieu de carrière, puis généralement à décliner doucement. De plus, au niveau mondial, le ratio salariés en activité/inactifs de +65 ans va passer de 6,6 en 2022 à 3,8 en 2050. Pouvons-nous gérer cette transition en limitant un plongeon de la productivité ?

Pour résoudre cette gageure, sans doute faudra-t-il combiner formations et requalifications afin d’instiller du dynamisme et de renouveler l’intérêt tout au long de carrières plus longues, souplesse dans l’organisation du travail (par exemple, des dispositifs pour les salariés aidants comme il en existe aujourd’hui pour les jeunes salariés parents), management de la motivation, etc.

 

4. Comment rendre le travail hybride durablement productif ?

La crise sanitaire a précipité une évolution que la plupart des entreprises prévoyaient plus graduelle, celle du travail partiellement réalisé à distance. Si ce mode « hybride » présente des avantages certains, à la fois pour les salariés et les entreprises, ses effets sur la productivité à long terme font encore débat.

Les retours d’expérience suggèrent une grande hétérogénéité selon les secteurs d’activité, la fonction des salariés, leur niveau d’expérience, etc. Ils pointent aussi une courbe d’expérience managériale, que de nombreuses entreprises entament tout juste. L’organisation du travail hybride peut être peaufinée : ainsi, l’intégration des nouveaux salariés, le coaching et le mentorat, la socialisation entre collègues, l’innovation et les débats sont plus productifs en présentiel ; tandis que les tâches réflexives sont mieux assurées au calme ; mais il reste aussi des interactions ou activités dans la zone grise, pour lesquelles il reste à déterminer l’organisation optimale. En parallèle, le management du travail hybride nécessite des compétences spécifiques : par exemple, le management par objectifs, l’écoute active pour déceler à temps les difficultés des collaborateurs quand les échanges sont plus épisodiques, la sensibilisation à de nouveaux risques psychosociaux, etc. Cette mue exigera du temps, mais elle pourrait bien, à terme, ouvrir de nouveaux gisements de productivité.

 

5. Comment augmenter les gains de productivité dans les services ?

La part des services continue de progresser, et même si l’effet de mix ne joue qu’un rôle mineur dans l’érosion de la productivité, il existe de nombreux services dans lesquels la productivité ne progresse que très lentement – quand elle n’est pas tout bonnement impossible à mesurer. Ainsi, le coiffeur de 2024 gagne sans doute un peu de temps sur la prise de rendez-vous, grâce aux applications numériques dédiées, mais il lui faut quasiment autant de temps pour réaliser une coupe de cheveux que son prédécesseur de 1974. Idem pour un serveur de restaurant ou un conducteur de poids lourd…

Néanmoins, l’arrivée à maturité de l’automatisation et de l’intelligence artificielle pourrait, ici aussi, changer prochainement la donne. Une étude du McKinsey Global Institute s’était attachée à analyser en détail, métier par métier, les tâches susceptibles d’être automatisées. Le potentiel est considérable, même dans les métiers de services : les professionnels de santé, de l’éducation, les cadres et dirigeants d’entreprise, professionnels du chiffre, créatifs, gestionnaires de clientèle, opérateurs du btp, etc. vont tous voir leur métier se transformer profondément – et les outils numériques viendront les assister dans leur travail, y compris sur des tâches à forte valeur ajoutée. Il est trop tôt pour quantifier les gains de productivité à la clé, car ceux-ci resteront tributaires des usages, avec un besoin de développer en parallèle le capital humain. Mais rien n’interdit de penser que ces gains seront du même ordre que ceux créés par la mécanisation dans l’agriculture et l’industrie.

 

6. Pourrons-nous préserver des dynamiques coopératives à l’échelle internationale ?

L'intégration des chaînes de valeur mondiales a généré dans les années 2000 un saut de productivité inédit. Si cet effet est désormais largement derrière nous, il pourrait s’inverser si les tensions géopolitiques et commerciales venaient remettre en cause les échanges mondiaux. Cette menace n’est que virtuelle à l’heure actuelle : les annonces de « démondialisation » sont exagérées, on observe plutôt une reconfiguration des flux plutôt qu’un arrêt.

Il convient néanmoins d’être bien conscient des enjeux : si le commerce mondial se fragmentait entre grands blocs régionaux, certaines économies pourraient perdre jusqu’à 6 % de leur PIB.

 

7. Comment produire une énergie propre et bon marché ?

Les principales économies mondiales engagent à l’heure actuelle une transition inédite – le retrait progressive des énergies fossiles et le recours à de nouvelles formes d’énergies, dont les renouvelables. Les effets de cette transition sur la productivité sont incertains. À court et moyen terme, même si les coûts énergétiques ne représentent que 6 % du PIB à l’échelle mondiale, leurs fluctuations et leur renchérissement temporaire pourraient peser sur la productivité.

En revanche, les investissements dans les énergies propres et l’innovation environnementale pourraient entraîner des augmentations significatives de la productivité à plus long terme. L’électrification s’accompagne fréquemment de gains de rendement : par exemple, la fabrication et l’entretien des véhicules électriques nécessitent moins de main d’œuvre.

***

Cette longue liste de questions complexes pourrait laisser le sentiment que la quête de productivité sera à l’avenir une gageure. Mais ce serait sous-estimer la formidable accélération technologique actuelle. Dans bon nombre d’entreprises qui expérimentent aujourd’hui des applications de l’IA générative, on observe des gains de productivité spectaculaires qui incitent à l’optimisme. Des fonctions aussi diverses que le développement de code, les tests d’applications informatiques, la recherche de vulnérabilités, la maintenance d’applications, les centres d’appel, etc. peuvent franchir des paliers de productivité de l’ordre de 20 à 40 %. Si nous parvenons à développer les compétences humaines au rythme nécessaire, de tels gains pourraient se diffuser à grande échelle dans de nombreux secteurs économiques.

C’est pourquoi réunir les conditions du rebond de la productivité mérite de redevenir une priorité des agendas macro- et microéconomiques.

Insightful!

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