Lettre ouverte à Jacques Attali à propos de son édito : Et l'Afrique ?

Lettre ouverte à Jacques Attali à propos de son édito : Et l'Afrique ?

Ce 23 mai 2018 Jacques Attali, dont j'admire par ailleurs l'initiative "Planète Positive"*, vient de publier un édito à propos de l'incapacité africaine à consommer et produire de la culture à la manière des autres peuples du monde. Touchée en plein coeur par l'ignorance -ou la candeur- de ses propos, j'ai eu l'envie incontrôlable de lui répondre immédiatement.

Cher Monsieur,

Avec tout le respect que je dois à votre parcours et vos initiatives souvent bienvenues, je viens de lire votre édito : Et l'Afrique ? J'ai beau le lire et le relire je ne comprends toujours pas bien le sens du message que vous tentez de faire passer.

Nous parlons de peuples meurtris, asservis, diminués au rang de bêtes pendant des siècles. Nous parlons d'une région où la jeunesse bouillonne et tente de construire sa place légitime au jour le jour, avec les moyens du bord très insuffisants, sur les cendres encore chaudes de la discrimination mondiale latente. Nous parlons de populations qui ne peuvent se rebeller contre leurs systèmes politiques car elles ne disposent pas de suffisamment d'argent pour résister plus de 2 jours sans travailler. Nous parlons d'une région où 80% de la population vit des métiers de la terre et de l'eau, où chacun tente de se débrouiller comme il le peut, où la pression familiale oblige chaque travailleur à redistribuer 80% de son gain. Nous parlons de régions où il n'existe quasiment pas de système de santé, d'où les dirigeants chanceux partent se faire soigner vers l'occident, où la mort est omniprésente avec des espérances de vie de 52 ans à la naissance comme au Niger.

Alors franchement, quand la principale préoccupation d'un humain est "comment vais je nourrir ma famille ce soir ?", quand les musées demeurent aux yeux du plus grand nombre des vestiges -pillés- de la colonisation, quand les galeries d'art s'adressent à moins de 0.1% de la population, quand 99,99% des films proposés sont des productions extérieures ou financées par les bienveillants systèmes des anciennes puissances coloniales, pensez vous sincèrement que les peuples de cette Afrique sont sensibilisés à nos façons bien occidentales de consommer de la culture ? Pensez-vous raisonnablement que ces gens ont l'envie d'aller visiter de vieux bâtiments qui regroupent des objets qu'ils trouvent dans leurs campagnes ?

Dans chaque capitale d'Afrique subsaharienne, j'ai visité les musées : 95% des visiteurs y sont des étrangers, dont une large majorité de blancs. J'ai été au cinéma : on y rencontre uniquement la jeunesse dorée. Dans les campagnes, lorsque le CNA diffuse un film gratuitement, ce dernier est chinois, américain ou sud-amérindien, rarement africain : la production continentale reste rare.

Ces peuples, avec lesquels j'ai vécu de nombreuses années, n'ont pas besoin de nos leçons de culture. Leur culture et leur mémoire ils les vivent, quotidiennement. Elles coulent dans leur sang. Dans les campagnes elles résistent, portées par les poésies des griots. Elles se transmettent de manière ancestrale, oralement. Parfois elles se perdent puis ressurgissent, à ce moment précis de l'Histoire elles n'ont pas besoin de nos leçons de conservation. Le numérique aidant, elles se propagent sur la toile de plus en plus aisément.

Vous parlez d'architecture, mais saviez vous que dans la tradition africaine on ne construit pas sa maison pour la transmettre à sa filiation ? Car "être adulte" ici, c'est ériger sa propre habitation. Et, malgré ce fait historique, comment ignorer les merveilles architecturales telles que la mosquée de Djennée fabriquée de sable et qui, chaque année depuis des siècles, est renforcée bénévolement par les habitants de la région ? Comment ignorer les falaises de Bandiagara, les innombrables cases de villages fabriquées chaque année en usant de techniques ancestrales ou encore, la cité lacustre de Ganvié ?

Cher Monsieur, je vous rejoins sur une idée : évidemment qu'il serait intéressant de favoriser les initiatives servant la mémoire culturelle et c'est bien ce que l'Afrique de l'Ouest s'attache à réaliser. A sa manière. Chaque année, des centaines, que dis-je, des milliers de festivals ont lieu dans ces régions. Dans tous les maquis des capitales on y joue de la musique live; dans certains quartiers les toiles sont exposées à même la terre rouge des rues pas toujours goudronnées. Les objets historiques n'intéressent que les grands bourgeois dont le parcours inclut la plupart du temps un séjour en Occident. Ils intéressent surtout les blancs, les boutiquiers artisanaux s'accordent à expliquer que nous sommes presque leurs seuls clients.

Cher Monsieur, votre conclusion m'a laissée pantoise : "Tel est sans doute le cœur de la fonction de l’art : laisser une trace. Encore faut-il le vouloir." Cette phrase m'a percutée tout autant que la phrase historique de l'ancien Président français "L'Afrique n'a pas marqué l'Histoire". C'est une manière différente de dire les choses, mais une manière pourtant qui porte le sceau d'un temps que nous souhaitons révolu. Votre texte est une succession de questions qui pourrait laisser croire que vous n'avez pas de réponses, mais leur formulation appelle des réponses inspirées des temps coloniaux.

Nous, jeunes français conscientisés, ne souhaitons plus donner de leçons au reste du monde. Nous souhaitons apprendre de l'autre et partager nos savoir sans nous positionner en professeurs. Nous, la nouvelle génération, dont j'ose croire que vous vous inspirez souvent malgré ce texte presque digne d'un nouveau colon, nous cette génération qui rêve d'égalité et de fraternité, nous avons l'envie d'apprendre de l'autre ses manières de vivre et de mourir. Parce que nos différences font nos richesses, et qu'avant d'ouvrir des musées et des cinémas, il serait sage et prioritaire d'ouvrir des hôpitaux et des universités.

J'espère ne pas vous avoir froissé autant que je l'ai été en lisant votre texte, parce que, je le répète, j'admire une partie de votre travail par ailleurs. Mais la pulsion a été plus forte que moi : je ne peux pas rester muette lorsque des vestiges de notre histoire ressurgissent sous la plume de nos intellectuels. Les temps changent, et la culture se consomme et se construit différemment selon les identités. Voilà un fait que nous devons accepter, même si dans nos esprits bien occidentalisés nous regrettons de ne pouvoir accéder aux mêmes facilités partout dans le monde.

Souhaitant que ce bref courrier vous permettra de reconnaître que parfois vous pouvez vous tromper,

Je vous prie d'agréer, Cher Monsieur, mes salutations distinguées.

Séverine LAURENT



* En fervente défenderesse de la francophonie je préfère ce titre plutôt que l'original 'Positiv Planet'


Maxime Akplogan

Je suis un expert senior atypique, en technologies, en stratégies d'entreprise et en management des risques. Je suis disponible sous mes différentes casquettes. Penser "out of the box" est ce qui me caractérise le plus.

6 ans

J'applaudis des deux mains. BRAVO chère Madame, tout est dit. "Nous parlons de populations qui ne peuvent se rebeller contre leurs systèmes politiques car elles ne disposent pas de suffisamment d'argent pour résister plus de 2 jours sans travailler."

Marie WADE

Communications Specialist, Digital Marketing, SEO

6 ans
AHMADOU BEYE

CONSULTANT SAP S4/HANA - FINANCE. Accompagnement évolution du SI. Transformation digitale. Certifié PSPO1 Agile Scrum 2020.

6 ans

Merci Madame pour votre réponse et je pense que tout est dans cette phrase "la culture se consomme et se construit différemment selon les identités" . L'Afrique souffre encore de ces comparaisons sans aucun sens. Il faut tout le temps expliquer que les modelés de l'occident que ce soit de développement économique ou culturelle ou social ne sont pas transposables à tous les peuples de la terre. En effet les références socio culturelles ne sont pas les mêmes !

Christophe C.

Réalisateur-Scénariste.

6 ans

La photo est prise à Bamako?

"Au bout du petit matin... ' Aime Cesaire telle est ma reponse

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