L’excellence universitaire face aux défis de la professionnalisation, du management, du bien commun
Il y a quelques jours, j’ai eu l’honneur de prendre la parole à l’Institut Catholique de Toulouse, sur un thème qui me tient particulièrement à cœur : l’éducation. Plus précisément, j’ai apporté quelques éclairages en tant que dirigeant sur « l’excellence universitaire face aux défis de la professionnalisation, du management et du bien commun ». Vaste programme !
L’université fut longtemps un haut lieu du savoir, qui cultivait sa distance
Comme le disait Nelson Mandela : « L’éducation est l’arme la plus puissante que vous puissiez utiliser pour changer le monde ».
Pendant longtemps pourtant, et ce malgré de nombreuses l’université est restée un peu à l’écart de ce projet de transformation sociale. Sa principale mission restait le développement du savoir au sens académique du terme, et un savoir réservé aux élites et à quelques érudits.
Ce n’est finalement qu’à la fin du XXe siècle et plus particulièrement ces trente dernières années, que l’université s’est vue bouleversée, non seulement dans sa composition, mais également dans son approche éducative et dans ses objets d’études.
Une révolution quantitative et sociologique majeure a eu lieu, sans que l’on en mesure toujours les conséquences
Cette révolution se mesure par les chiffres : depuis les années 1960, le nombre d’étudiants a été multiplié par sept[1]. Cette massification, encouragée par les différents ministres de l’Éducation nationale depuis les années 1980, est impressionnante : 50 % des jeunes de 25 à 34 ans sont aujourd’hui diplômés de l’enseignement supérieur. Au début des années 1950, seuls 5 % des jeunes obtenaient le baccalauréat, sésame pour l’accès à l’enseignement supérieur.
Cette massification a entraîné en même temps une autre révolution, cette fois sociologique : l’université a changé de visage, les étudiants ne sont plus aujourd'hui les mêmes qu’il y a cinquante ans, et l’enseignement supérieur est devenu globalement moins élitiste. En effet, l’université est davantage qu’hier un creuset sociologique. Malgré des inégalités persistantes, l’accès à l’enseignement supérieur ne relève plus du miracle pour les jeunes de milieu populaire !
Si les étudiants ont changé, il en est de même pour leurs aspirations. Ils ont de plus en plus tendance à rechercher un équilibre entre théorie et pratique dans le cadre de leur formation. Ils ont envie d’acquérir des connaissances qui leur seront plus directement utiles, et qui ont aussi du sens. Cette évolution me semble positive et de nature à rapprocher le monde du supérieur des entreprises.
Aujourd’hui, l’université est confrontée à de nouveaux enjeux
Le modèle universitaire a donc été déstabilisé par ces évolutions : la massification, la diversification, la recherche de sens et la volonté de professionnalisation. Mais il est aujourd’hui également bouleversé par les évolutions du marché du travail, la demande de nouvelles compétences (notamment celles que l’on appelle les « soft skills ») et l’essor de nouveaux métiers. Des métiers en lien avec les trois grands phénomènes qui caractérisent notre civilisation de ce début de XXIe siècle : le vieillissement de la population, la décarbonation et la révolution de la data.
Ces changements profonds impliquent une professionnalisation croissante de l’enseignement supérieur et une université de plus en plus tournée vers l’entreprise.
Dans le même temps, il ne faut pas renoncer à la mission de transmission de l’université. Il nous faut ainsi conserver une place pour un savoir désintéressé et humaniste. Tout l’enjeu pour l’université est donc de concilier la recherche d’excellence académique avec l’adaptation à la vie professionnelle sans tomber pour autant dans l’utilitarisme le plus pur.
Voici ci-dessous quelques pistes de réflexion personnelles.
La professionnalisation est le nouveau cap de l’université 2.0
Ma première remarque, c’est qu’il faut accepter et embrasser le rôle décisif de l’enseignement supérieur dans l’insertion professionnelle. Un exemple : pendant longtemps, l’apprentissage a stagné en France, car il était dédaigné. Mais la demande, sous-jacente, était bien là. La loi de libéralisation de 2018, a permis un essor spectaculaire de l’apprentissage, triplant le nombre d'apprentis depuis 2017 (837 000 contrats signés en 2022 [2] ) et intégrant de plus en plus l'expérience professionnelle dans les études académiques. Ce phénomène a contribué à une baisse significative du taux de chômage des moins de 25 ans, qui est passé de 26% en 2015 à 17% en 2022[3]. Il faut aller plus loin dans cette direction par exemple en s’appuyant sur l’expérience réussie des doctorants CIFRE qui fonctionne très bien et en l’étendant à de nouvelles disciplines.
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Enseigner le management est un défi pour les universités et les entreprises
Le deuxième point qui me tient particulièrement à cœur en tant que chef d’entreprise est celui du « management ».
Toutes les entreprises, toutes les organisations ont besoin de managers. Chez Saint-Gobain par exemple, nous avons adopté une approche décentralisée favorisant l'innovation et la performance, tout en cultivant un environnement de travail inclusif. Cette transformation repose sur une culture d'entreprise, fondée sur la confiance, la responsabilisation et la collaboration. Qu’ils aient ou non le titre de managers, tous nos collaborateurs doivent ainsi en maîtriser les principales qualités (capacité à travailler en équipe, autonomie, leadership).
Mais aujourd’hui, il y a une véritable crise de vocation : les salariés souhaitent de moins en moins devenir managers ou assumer des responsabilités managériales. Je ne crois pas que cette crise touche particulièrement Saint-Gobain, mais elle est perceptible plus généralement : 20% des cadres refusent d’encadrer des équipes et ce chiffre atteint même les 27% pour la tranche d’âge 35-49 ans[4]. Cette absence de vocation et les difficultés que rencontrent les managers sont liées à un manque de formation qu’il faut donc corriger.
L’enseignement supérieur a une place centrale à jouer puisque 34% des managers le deviennent dès la sortie de leurs études[5]. Or aujourd’hui, ce sont surtout les écoles de commerces et les écoles d'ingénieurs qui valorisent les travaux collectifs, enseignent le leadership et suscitent des vocations managériales. L'université - attachée à une forme d'excellence individualiste - doit à son tour inviter ses étudiants à embrasser cette culture afin de mieux préparer les professionnels de demain.
Université et entreprises doivent œuvrer ensemble pour le bien commun
Enfin, le troisième point, qui nous concerne tous, est celui du bien commun. Nous vivons dans un monde périlleux, où des menaces de plus en plus fortes, comme la montée des radicalismes, pèsent sur notre capacité à transmettre nos modes de vie et nos valeurs.
L’université est un sanctuaire dépassionné, qui s’affranchit du pouvoir et produit de la connaissance et du consensus. Il est important que, dans ce monde exposé à des risques multiples, elle garde ce rôle. Mais l’entreprise n’est pas non plus en reste. Ce thème est au cœur des réflexions de l’Institut de l’Entreprise que j’ai l’honneur de présider depuis un an. Je crois fermement, qu’entreprises et université se retrouvent sur ce terrain du bien commun.
Chez Saint-Gobain nous poursuivons ce bien commun, à travers notre raison d’être « Making the World a Better Home ». Elle donne un sens et elle a du sens, pour tous nos salariés, et au-delà. Le bien commun c’est donc bien en définitive l’horizon d’une entreprise saine, comme cela doit être celui de l’université, et notre objectif à tous.
Vous l’aurez compris, je suis convaincu que l’université et l’entreprise sont deux lieux de transformation du monde. Il est donc plus que jamais nécessaire d’allier le savoir académique à la professionnalisation. Tenir cette ligne de crête nous permettra de former les talents qui nous permettront de trouver les solutions pour accélérer notre transition écologique. Je suis convaincu que c’est en faisant société ensemble, que c’est par cette alliance que nous trouverons notre salut.
[1] Entretien avec Christophe Charles : La métamorphose de l’enseignement supérieur au XXe siècle : perspective historique”, Regards croisés sur l’économie 2015/1 (n°16).
[2] “Les chiffres de l’apprentissage en 2022”, Ministère du Travail, du Plein Emploi et de l’Insertion.
[3] “Le recul du chômage profite aux jeunes et aux moins qualifiés”, Observatoire des Inégalités.
[4] et [5] OpinionWay pour Indeed, Ces cadres qui ne veulent pas (ou plus) être managers, mars 2021.