Libéré(e), délivré(e)... vraiment ?
Aaaaah la liberté, une belle notion dans l’air du temps qui se nourrit d'un climat de crises identitaires de plus en plus marqué. Je me demande parfois si ce n’est pas aussi une manifestation de l’individualisme croissant de notre société, d’une situation sociétale de plus en plus défavorable sur les plans sociaux, économiques, de repères et de piliers qui s’effondrent ... Il suffit de consulter les jolies citations/propositions sur les réseaux sociaux pour en prendre la mesure : « la vie est trop courte, il faut profiter en se défaisant de nos chaînes », « reprends les rênes de ton existence », « retrouve ton vrai moi libre de toute contrainte », « libérez-vous pour être heureux », « décidez d’être vous-même » etc. etc. (je caricature à peine)... Ne serait-ce encore qu’un autre beau et juteux marché dans le monde du développement personnel ? ça se discute...
Certes, il n’est jamais agréable de réaliser qu’on agit sous influence ou sous la contrainte de quelque chose. Toutefois, il faudrait clarifier les notions de liberté, indépendance et autonomie. Comme le dit le grand philosophe Serge Lama : « La liberté n’existe pas, l’indépendance quelques fois, la solitude toujours »... Certes, ce n’est pas le plus grand des optimistes mais cela vaut la peine de s’inspirer de cette citation, d’y chercher quelque explication. La quête de liberté ambiante ne serait-elle pas liée à un sentiment de solitude de plus en plus prégnant face aux épreuves d’une vie active stressante, où le repli sur soi devient une stratégie de défense évidente parfois ? ça se discute encore...
Pour avoir travaillé sur les questions d’influence et d’automaticité du comportement pendant plusieurs années, je vous livre ici une certaine conception (psychologie sociale) de la liberté. Celle-ci n’est pas forcément plus optimiste que celle de l’ami Serge mais elle a l’avantage d’être étayée par la science.
90% de notre comportement est le fruit de l’activation automatique de schémas par les stimuli environnementaux dans tous les registres de notre vie quotidienne
Premier constat, les recherches sur l’automaticité du comportement (celles de l’américain John Bargh ou du hollandais Ap Dijksterhuis par exemple) nous apprennent que plus de 90% de notre comportement est le fruit de l’activation automatique de schémas par les stimuli environnementaux dans tous les registres de notre vie quotidienne : nous conduisons sans penser à l’enchaînement des pédales, nous nous taisons en entrant dans une bibliothèque, nous imitons les micro-expressions faciales de nos interlocuteurs, nous retrouvons dans notre caddie des produits dont on ne sait pas vraiment ce qu’ils font là, nous choisissons tel ou tel vêtement, etc. etc. Il existe un important corpus de données qui renforcent l’hypothèse que notre environnement physique et social active automatiquement les comportements adaptés à la situation. Par automatique, comprenez : inconscient, involontaire, irrépressible et non-contrôlé. Cela permet d’économiser nos ressources cognitives tout en fournissant une réponse rapide dans la situation (imaginez si notre cerveau devait traiter en conscience tous les « inputs perceptifs » avant de déclencher une réponse dans le quotidien). Et donc il reste 10% de marge pour notre libre arbitre... sauf que... vous me voyez venir.
Dans la part des 10% restants ouverts à notre conscience pour nous permettre d’agir en liberté, d’autres paramètres interviennent comme les normes subjectives (qui peuvent être descriptives – « il est recommandé de .... » - ou carrément prescriptives – « il est requis de... »), le sentiment d’avoir le contrôle, la crédibilité de la source, la statut social, nos schémas éducatifs, l’identité sociale, nos caractéristiques de personnalité, le poids des « significant others » (les personnes chères à nos yeux pour faire simple), etc. etc. Et tout cela d’intervenir entre l’intention et le comportement réel (et pas forcément de façon consciente à nouveau...)
Alors qu’est-ce que la liberté veut encore vraiment dire dans les décisions humaines ? La liberté, la vraie, ne serait-ce pas de prendre conscience de toutes ces influences et de les « laisser être » (pour reprendre cette notion d’Alexandre Jollien, bien plus réaliste que le «lâcher prise » qui requiert de l’énergie, voire une forme de lutte mentale et émotionnelle contre nos propres schémas mentaux) ?
Pour en finir avec ce billet, évoquons un danger majeur de la liberté... qui crée carrément un paradoxe : non seulement la liberté est une notion « in the air » mais, qui plus est, c’est un levier puissant d’influence et de manipulation qui restreint notre volonté, le plus puissant qui soit d’ailleurs. Si vous voulez que quelqu’un réponde favorablement à une demande, surtout insistez bien auprès de la personne sur le fait qu’elle est libre de le faire (et même si cela n’est pas totalement vrai). C’est le cœur des recherches de Joule, Beauvois, Girandola ou encore Cialdini. Toutes ces études sur la « théorie de l’engagement » montrent invariablement que le sentiment de liberté est une condition nécessaire (parfois suffisante, heureusement pas forcément) pour augmenter le taux d’engagement dans des actes que l’on n’aurait pas forcément entrepris de façon spontanée ou sans activer ce sentiment de liberté. Quoi de plus grisant que d’entendre que l’on est libre... ? Magnifique sirène qui demande d’être, tel Ulysse, bien attaché au mât de son embarcation pour ne pas y succomber.
Je ne délivre qu’une conception non péremptoire, votre avis m’intéresse, alors n’hésitez pas à commenter... sentez-vous libres :-) !
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5 ansArnaud , trop fort la référence à Serge Lama. Je vais l ajouter à mes classiques. Dans classique, il y a CLASSE ! ✨✨✨✨✨
Accompagnement ISO 15189 9001 17025
6 ansLa liberté n'existe que si tu as envie de l'exercer et que tu es capable de te remettre en question au lieu de suivre "bêtement" tes automatismes, ou celui des autres (volontairement ou non). Autant dire que 98% des individus ne souhaitent pas se remettre en question, encore moins exercer leur faculté d'adaptation, et encore moins être réellement différent des autres. On est concrètement libre de faire n'importe quoi... de sa liberté de choix.
Epistémophile et hétérodoxe, Electron Libre, Déviant positif.. "Hope for the best, but prepare for the worst"
6 ansTout ceci me semble être de la grande théorie. Dans la pratique, en open-space, tout le monde est-il libre de faire ce qu'il veut? Il semble que oui quand le management couvre, jours après jours, les incivilités diverses et variées de ceux et celles qui occupent un poste plutôt que de remplir leur mission; ce qui provoque tensions et brouhaha inutiles et insupportables. La liberté n'a-t-elle, donc, pas besoin d'être réglementée? ou Chacun est-il libre de faire n'importe quoi, avec les conséquences inhérentes?
Talent Acquisition Spécialist
6 ansLa liberté c’est avoir la volonté de ne pas rester enfermé dans les cases que la société projette sur chacun d’entre nous.
PhD Social Psychology - Talent & Organization Development Manager @John Cockerill
6 ansje retombe sur cet extrait de Murakami (Kafka sur le rivage) que j'aurais pu intégrer dans le texte original... je vous le partage : "la plupart des gens dans le monde ne veulent pas vraiment être libres. Ils croient seulement le vouloir. Pure illusion. Si on leur donnait vraiment la liberté qu’ils réclament, ils seraient bien embêtés. Souviens-toi de ça. En fait, les gens aiment leurs entraves."