Libres pensées autour des analyses de Eric Sardin dans son dernier ouvrage : liens avec le CPF & les blocs de compétences
À défaut d’avoir encore lu l’ouvrage de Eric Sardin « L'ère de l’individu tyran », je l’ai écouté dans quelques interviews. Sa mise en avant de la tendance rapide et forte des individus à se monétiser dans leurs instants de vie par le réseau Instagram notamment a créé un lien avec d’autres événements et lectures, qui a donné lieu à cet article.
Comme il est de peu d’intérêt et d’exigence d’écrire seulement pour soi, je me risque à poster - les penseurs académiques et les experts voudront bien pardonner les libertés méthodologiques et inexactitudes qui, j’espère, n’invalideront pas totalement le propos.
Soyez avertis : à part quelques supputations et tentatives d’élucider un peu l’esprit du temps (« Zeitgeist » en allemand, si sonore et magnifique !) - démarche à la source des analyses de Eric Sardin en phase avec la dynamique qui anime ce post - ce post n’apporte rien, ne résout rien!
Bref, voici quelques interrogations sur le lien qui pourrait exister entre 2 termes remarquables de notre époque et les évolutions structurelles en cours dans le champ de la formation professionnelle et peut-être du marché du travail, le propos n’étant pas ici d’exprimer un jugement quelconque :
- d’une part l’expérience d’une époque qui a trouvé L'Unité de valeur pour se situer dans une société d’individus, évaluer, mesurer et peser l’équité et l’utilité des apports immatériels des uns et des autres. Cette Unité de valeur est liquide, elle s'exprime en « data », elle est hyper pratique, maniable et maîtrisée par tous : l’argent et plus précisément la liquidité (en référence aux notions de "société liquide" portée par certains sociologues). Si l’argent est fondamental dans la pensée et le vécu des Hommes en tant qu’il est associé à la survie et au développement des groupes sociaux
(cf, article passionnant de HBR), son usage simple et pratique est finalement peu ancien, de moins de 8-10 siècles, quand le passage des pièces d’or à des pièces d’argent plus légères en a fait un outil du quotidien des plus humbles, puis les liquidités liées aux transferts scripturaires désormais immédiats avec internet et les systèmes sécurisés de carte bleue. La société serait-elle désormais complètement à l’aise dans la manipulation concrète et abstraite de l’argent ? L'argent est-il devenu un système total pour tous les échanges, l'esperanto de la valeur ? La société aurait-elle trouvé l’unité de valeur véritablement universelle qui permet de qualifier et de jauger toute situation humaine dans ses composantes les plus petites comme les plus grandes, matérielles comme immatérielles, comme l’est l’énergie en physique pour expliquer les liens entre les particules les plus microscopiques ou les plusieurs interstellaires, leurs émergences, décompositions, recompositions ?
Est-ce dans ce contexte que l’on peut comprendre l’idée de 2018 de transformer l’unité de valeur du CPF définie en 2014 ? Jusqu'en 2018, l'unité de compte du CPF était les heures acquises par les heures de travail : cette unité de valeur abstraite, hors du système d’échange vécu par chacun, nécessitait des institutions pour échanger, transcoder, ces heures contre du pouvoir d'achat. La loi de 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel a modifié l'unité de compte du CPF pour l’exprimer dans l’unité de valeur et d’échange universel et maîtrisée par tous sans besoin d'intermédiaire ni d'explication : l’€. Cette transformation de l’unité de valeur de l’heure en € a permis de passer d’une situation d'un droit perçu comme abstrait par les individus et peu mobilisé à un droit concret dont l'utilisation a suivi une courbe exponentielle en un an. Sans cette transformation, le premier anniversaire de MonCompteFormation n’aurait pas été si remarquable sans doute (www.moncompteformation.gouv.fr).
2. d’autre part, l’expérience d’une époque qui applique à la dimension psychique et immatérielle de l’Homme la démarche de miniaturisation du niveau observé et connu, démarche appliquée dans les "sciences dures" de physique et biologie depuis le 19ème siècle par exemple. Après avoir développé une connaissance sur le « fonctionnement » immatériel de l’Homme à la maille des groupes sociaux, l’époque paraît mature pour aborder l’homme dans ses «composants immatériels » les plus petits, comme les instants de vie quotidienne (Instagram) ... ou les compétences dans leur singularité analytique, ou regroupées par « bloc ». L’Homme est désormais outillé mentalement pour se regarder par « blocs immatériels et émotionnels », par séquences découpées du reste et mises en visibilité en tant que tel. Peut-on comprendre le développement de l’approche par les compétences avec cette grille d’analyse ?
Le développement du CPF autonome (parcours d’achat direct) et le succès de l’appli MonCompteFormation sont basés en partie sur cette ouverture mentale à découper l’acquisition de compétences en blocs, pensée et ouverte par la loi de 2018, à décrire un individu par un « portfolio » de compétences (démarche révolutionnaire « inventée » par FW Taylor pendant la seconde guerre mondiale présentée par Peter Drucker dans « au-delà du capitalisme »). Cette transformation profonde est portée et légitimée par l’institutionnalisation en cours de ces compétences analytiques et ces blocs de compétence dans le référentiel RNCP . Ces blocs de compétences, moins chers à acquérir qu’une formation tout entière, solvabilisent les droits acquis par les salariés : avec leurs environ 2000€ de CPF en moyenne (500€ / an acquis pour un temps plein), ils peuvent se former à un ou deux blocs de compétences selon les formations.
3- dans un 3ème terme enfin, dialectique qui sait ?, la jonction de ces deux mouvements de monétisation des plus petites particules de la dimension immatérielle de l’Homme et de cartographie croissante de ce que sont les équivalents immatériels des « photons », « électrons », « neutrinos » pour la physique, pourrait-elle préparer une bascule dans l’approche du travail et le fonctionnement du marché du travail (peut-perceptible dans le développement des plateformes d’enchères de compétences aux USA?)? L’ère du marché du travail pourrait-elle vers une approche morcelée ou kaléidoscopique de l’individu, qui se vendrait/« louerait » non plus dans sa globalité (les heures mensuelles, le diplôme, l’expérience globale), mais par « module », par bloc ou par compétence individuelle (la ou les compétences utiles pour un poste ou une situation de travail donnée)? Des compétences singulières et distinctives se monnaient d'ores et déjà à prix d'or, que ce soit dans un format de salariat ou de prestataire de services. Cette approche serait-elle en passe de se développer à bas bruit sur tous les niveaux d'emploi, outillée par les technologies digitales et les nouveaux dispositifs ?