Lire Refonder l'agriculture à l'ère de l'anthropocène, de Bertrand Valiorgue
J’ai eu la chance de recevoir « Refonder l’agriculture à l’ère de l’anthropocène », écrit par Bertrand Valiorgue. J’ai lu le livre d’un trait. L’anthropocène, terme toujours débattu, décrit l’empreinte grandissante de l’homme sur le système Terre.
C’est une saine lecture dans un contexte d’« Agribashing », qui enchaine les controverses.
Bertrand Valiorgue s’appuie sur les travaux des économistes institutionnels et en particulier ceux de Douglass North et d’Elinor Ostrom. Il resitue l’agriculture dans son impact environnemental et social et, disons-le, culturel, au-delà de sa simple utilité économique. Si l’on veut poursuivre et construire un programme d’action, je recommande l’ouvrage collectif des greniers d’abondance, « Vers la résilience alimentaire ». Tout cela se tient.
Alors évidemment quand on lit Bertrand Valiorgue, on est tenté de sauter dans le champ politique, quitte à n’y récolter qu’invectives et noms d’oiseaux, connaissant — et ce n’est pas un stéréotype — le conservatisme du secteur agricole et de l’agro-industrie.
Justement, Bertrand a le mérite de poser une analyse pertinente et instruite de la situation avec un constat simple : pour préserver nos campagnes, nos « territoires », nos pays — il faut choisir un chemin et sortir de la « dépendance de sentier », c’est-à-dire de l’emprise des décisions passées sur les décisions futures. Cette dépendance de sentier se résume finalement assez bien : il faut être fou — et riche — pour s’affranchir du système productiviste dominant, sauf à changer les règles du jeu. Ne jetez pas la pierre à ceux qui sont prisonniers, sortez-les de l’engrenage « dépendance et dette ». Et ça, c’est compliqué et politique.
La société fait le droit qui garantit la propriété, elle doit en réfréner l’abusus.
Son point de vue résonne avec les « Doughnut Economics » de Kate Raworth. Il prend aussi un relief particulier dans le contexte de production ou d’extraction de matières naturelles, renouvelables, mais épuisables, indispensables à l’homme. Il aboutit à une question essentielle, qui pourra faire bondir les propriétaires : peut-on refonder le droit de propriété sur des communs universels pour en contrôler l’abusus. En réalité, prosaïquement, cela veut dire empêcher les gens de faire n’importe quoi avec la terre, l’eau, l’air et les animaux.
Friedmann to Riemann — changer de géométrie économique ?
Pardonnez-moi, je dois faire une digression pour vous dire ce que Riemann vient faire dans l’histoire. J’ai une passion qui déforme mes représentations, ma vision du monde : la physique. Le plus grand progrès au XXe siècle a été de passer de Newton à Einstein, d’un monde euclidien à une géométrie de courbure de l’espace, dont Bernhart Riemann a été le grand mathématicien.
Revenons à nos moutons : nous continuons d’évaluer le monde avec des lunettes newtoniennes — plutôt prégaliléennes — du XVe siècle : la comptabilité en partie double. Les règles comptables peinent à rendre compte non seulement de la vraie valeur économique et sont vaines pour évaluer les capitaux et les flux sociaux et environnementaux. Il faut changer de géométrie.
Bertrand convoque alors la raison d’être, une définition multidimensionnelle de l’objet de la firme, des matrices de matérialité — référentiel relatif à l’entreprise (champ local ?) — et la transition vers une comptabilité à triple capital, système intégré sur trois dimensions. À partir de ce changement de représentation de la valeur, on peut définir et normer de nouvelles dimensions, tracer des géodésiques (les chemins-stratégies de moindre impact), que des investisseurs de long terme ou des créanciers peuvent prendre en compte pour sélectionner leurs actifs.
On sort alors de l’orthodoxie utilitariste « Friedmannienne », théorie économique à une dimension : la création de valeur pour les actionnaires. On ouvre de nouveaux horizons : les dimensions de la vraie vie (physique et biologique), et d’un coup la géométrie est plus compliquée : la métrique représente l’impact sur le système Terre et dans le champ socioculturel où s’exerce l’activité.
Une utopie désirable face à deux dystopies monstrueuses
C’est la seule issue pour survivre aux deux monstres menaçants présentés par Bertrand, engendrés par le système dominant actuel : l’hyper industrialisation technologique mondialisée aux mains des oligopoles d’un côté, la biologie synthétique — j’appelle cela « l’Age du Bio » - de l’autre.
L’hyper industrialisation concentre à l’extrême les exploitations en s’exonérant des risques et des impacts et forge sa compétitivité sur la taille critique, les économies d’échelle et le pouvoir de marché. On fait des fermes à mille vaches, des immeubles à cochon, des fermes céréalières « continent » autonomes optimisées par l’intelligence artificielle, on prélève et pollue l’eau douce sans limites. En poussant le trait, elle conduira à la géo-ingénierie, c’est-à-dire la modification volontaire à grande échelle par les humains du climat et de l’environnement. Il faut bien nourrir l’humanité, et le monstre.
L’âge du bio surgit, on le connait encore mal, ses contours sont flous — les scientifiques ont lancé l’alerte éthique, les venture capitalists ont compris. Il prépare l’avènement de la nourriture synthétique, la production en bio réacteurs, la différenciation de cellules souches de toutes sortes, la manipulation génétique systématique, l’asservissement des virus et bactéries pour produire des précurseurs chimiques et dévorer des plastiques, la création de chimères peut-être. C’est plus efficace et l’on ne tue plus d’animaux, on se débarrasse des contingences de la nature. Nous mâcherons tous du collagène au goût de poulet ! C’est un nouveau monstre, dont on va devoir comprendre rapidement les limites éthiques et les irréversibilités biologiques induites, sans nous planquer derrière le principe de précaution.
L’alliance de ces deux monstres sonnerait le glas de la cour de ferme, celle que nous aimons, même quand elle ne sent pas très bon.
Prendre le mal à la racine, là où le bât blesse
Bertrand identifie les causes racines, qui rendent le système agricole moderne divergent, intenable.
La première d’entre elles est la fracture métabolique. Nous consommons les produits agricoles loin de leur lieu de production. Pour cela, nous avons mis au point des organisations et des technologies pour nourrir un nombre croissant de citadins, tout en réduisant la part de l’alimentation dans le budget des ménages. L’alimentation pour le bétail contribue à la déforestation de la forêt primaire (raccourci). Les déchets organiques ne retournent pas à la terre, qui ne peut se régénérer.
La deuxième est que nous avons perdu un lien essentiel avec la Nature (lire et écouter Descola), nous avons remplacé les fibres naturelles par des fibres synthétiques pour nous vêtir. Nous avons remplacé les plantes et inventé des molécules de synthèse pour nous soigner, soigner les plantes et les animaux (et c’est plus efficace sans doute). Ce mouvement a contribué fortement au développement économique du XXe siècle, à la croissance des secteurs secondaire et tertiaire. Mais culturellement, le lien à la terre s’est rompu.
Les performances du système dominant dominateur, mesurées en qualité et rendements, en sécurité alimentaire, ont été multipliées par des ordres de grandeur en quelques décennies, par la révolution verte, la politique agricole commune, les institutions réglementaires entourant les fermiers, la technologie, les produits phytosanitaires, les savoir-faire vétérinaires, etc. Nous avons construit un système optimisé et performant.
À quel prix ? En particulier pour les agriculteurs et l’habitat rural, pour la qualité de l’eau, la biodiversité, les émissions de méthane et de CO2 ? C’est là que le bât blesse…
Revoir les référentiels, filière par filière, pour construire collectivement le modèle alternatif
Ce qui ressort de l’ouvrage de Bertrand, c’est que si rien n’est fait dans le domaine des incitations, des financements et de l’investissement, dans l’ouverture à l’innovation — des semences aux données — le modèle actuel mourra à petit feu.
Que ce petit feu, sous l’effet d’évènements climatiques extrêmes peut devenir incendie,
Que les recettes productivistes et technologiques ont montré leurs limites,
Que les rendements n’empêchent pas la pauvreté des exploitants,
C’est pourquoi il semble essentiel, filière par filière, partant du terrain dans ses réalités physiques et culturelles, de tracer un nouveau chemin.
Cela suppose de construire collectivement — et ce n’est pas du communisme — un avenir plus désirable, un modèle alternatif, utopique et imparfait aujourd’hui, sans doute pas aussi efficace que le dominant sur le plan « friedmannien ». Mais il sera meilleur sur le plan social et environnemental, pour créer des havres uniques, recherchés, valorisés à l’avenir grâce à leur rareté, quand tout sera pollué ou invivable, lorsque les évènements mettront le système dominant devant ses limites, qui ne sont pas économiques, et auxquelles il est aveugle.
Jean-Baptiste Dézard, le 29 novembre 2020
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