L’IVROGNE, LE CHIEN, L’ENFANT ET LE CLIENT

L’IVROGNE, LE CHIEN, L’ENFANT ET LE CLIENT

Quel rapport y a-t-il entre un groupe d’adeptes de l’observation des oiseaux au Mexique, un chien, un enfant et votre pratique professionnelle ? Ne cherchez pas, vous ne trouverez que si votre tête fonctionne comme la mienne, ce que je ne vous souhaite pas ! mais laissez-moi vous raconter…

Nous revenions d’une longue matinée à arpenter les flancs de la montagne à laquelle s’accroche Tapalapa, petite ville d’environ cinq mille habitants au nord du Chiapas. Fourbus et un peu déçus de n’avoir pas pu, au contraire de la veille, observer le magnifique Quetzal, nous venions de nous asseoir à l’une des trois tables chez Los Cuates, modeste restaurant tenu par la famille de notre guide local. À côté, un groupe d’hommes imbibés de bière venaient de terminer son repas et s’apprêtait à retourner à ses affaires. L’un d’entre eux, cependant, voulut s’attarder et s’approcha de nous, titubant, sa machette bringuebalant le long de sa jambe. Il s’arrêta entre notre amie Anna et l’organisateur du séjour, Quique, plantant son regard d’ivrogne dans le mien et marmonnant quelques paroles que je ne parvins pas à déchiffrer. Pas plus, d’ailleurs, que l’expression de son visage étourdi par les effets de l’alcool. Que me voulait-il, après tout ? Alors que je cherchais mes mots pour lui répondre de la manière la plus respectueuse - quoique sans enthousiasme - la fille de la propriétaire me devança, le vilipendant soudain d’une façon surprenante :

-          Non, non, non ! Monsieur ! Allez ! Pschhhh ! Pschhh !

Je tournais la tête, étonné. Notre hôte connaissait apparemment le luron et semblait anticiper son pouvoir de nuisance. Je sentis alors une légère angoisse s’emparer de moi et, sur la défensive, je fronçais les sourcils en m’adressant à lui :

-          Pardon, mais je n’ai pas compris ce que vous avez dit…

-          Vous venez d’où ? balbutia-t-il avec difficulté.

-          Du nord de l’État de Puebla, lui répondis-je sans hésiter, car c’était la vérité.

Il resta silencieux, me fixant de son regard atone, incrédule. J’étais blanc, grand, à la peau claire et aux yeux verts : je ne pouvais pas venir d’une autre partie du Mexique, si éloignée de son village fut-elle. Dans son esprit éthylisé, j’étais probablement en train de me foutre de sa gueule. Le malaise était palpable et personne ne moufetait autour de nous.  Je n’avais cependant aucune envie de me justifier plus avant… Je lançai alors un regard à ma gauche pour me rendre compte que la jeune femme, les yeux rivés sur moi, hésitait à intervenir de nouveau. Lui laissant les rênes, je décidai d’ignorer dorénavant l’intrus. Il bredouilla encore quelques mots, mais nous avions tous repris le cours de notre conversation interrompue. La jeune femme l’éconduisit alors calmement mais fermement et on en resta là.

[…]

L’incident, pourtant, m’avait laissé pensif. En effet, l’intervention protectrice avait-elle évité une situation compliquée ou avait-elle au contraire contribué à faire monter la tension d’un échange somme toute respectueux jusque-là ? C’est un des tours que me joue régulièrement mon cerveau : là où vous passerez à autre chose sans y penser, je ferai, moi, mariner et mijoter le souvenir dans ma tête pendant plusieurs jours. Voire pire : je ressentirai la nécessité de vous en parler dans un texte sur mes réseaux sociaux.

Dans ce cas précis, ma caboche associa cette anecdote à trois situations communes apparemment bien distinctes. La première, bien connue des propriétaires de chiens, est une promenade avec votre animal préféré au cours de laquelle vous apercevez au loin un autre promeneur accompagné d’un autre chien. Vous angoissez soudain : Que va-t-il se passer ? le chien est-il amical ? Comment le mien va-t-il se comporter ? N’aurai-je pas dû rester chez moi ? Ce faisant, vous transmettez sans vous en rendre compte votre inquiétude à votre meilleur ami, qui en déduira que ce qui, jusque-là, n’était qu’un inoffensif congénère, est en fait un terrible danger pour vous, son maître, qu’il se doit de défendre bec et ongles (c’est, bien entendu, une façon de parler). Il se met donc à aboyer.

La deuxième, nous l’avons tous vécue ! c’est la chute inattendue bien qu’indolore d’un enfant au milieu d’un jeu turbulent. Si l’adulte le regarde, lui sourit et lui fait comprendre qu’il a vu que rien de grave ne venait de se produire, l’enfant se relève et repart comme si de rien n’était, un peu boiteux. Si en revanche le parent affolé s’élance à grand renfort de cris stridents pour le prendre dans ses bras, l’auscultant sous tous les angles pour s’assurer qu’il n’est pas en train de se vider de son sang, l’enfant panique immanquablement et se met à brailler.

La troisième va vous sembler capillotractée, mais c’est pourtant bien là l’objet de ma divagation : il s’agit de nos relations professionnelles. En effet, face à une complication dans le déroulement d’un projet, nous nous voyons bien souvent obligés de projeter une feinte tranquillité afin de rassurer notre chef ou notre client. Si nous n’y parvenons pas et que notre incertitude transpire, nous risquons de perdre la confiance de notre interlocuteur, compliquant par conséquent la suite de la collaboration. Il peut s’agir de paroles trop timides, d’une indécision dans les réponses apportées ou encore de notre langage corporel. Peu importe : l’autre sent que nous doutons et commence, à son tour, à gamberger.

[…]

Quel est alors le problème ? Ce que nous projetons, ou les difficultés que nous rencontrons à l’assimiler sans le laisser nous dominer ? Qui, sur cette terre, n’hésite jamais, ne se sent jamais en danger ou perdu ? Qui sait toujours exactement comment agir sans peur de se tromper, ou - au moins ! – parvient à le cacher sans que personne ne puisse le déceler ? J’ai ma réponse à cette question. Dans ces circonstances, pourquoi sommes-nous toujours en attente de l’infaillibilité et pourquoi percevons-nous avec tant de sévérité les marques de l’incertitude ?

L’être humain sage doit-il s’efforcer d’afficher force et fiabilité, se préoccupant avant tout - par altruisme ou par intérêt – des réactions de l’autre ? ou doit-il au contraire laisser transparaître – calmement peut-être ! - ses angoisses et ses insécurités au risque de générer des situations d’instabilité ? Il me semble que ces deux questions ne valent en fait que pour les organisations humaines complexes et hiérarchisées, où l’on cherche la prééminence de l’autorité conductrice. Dans une structure égalitaire de travail en équipe et de partage des tâches, chacun devrait pouvoir tour à tour être guide ou suiveur et, donc, tantôt la figure forte qui inspire et que l’on suit et tantôt celle qui doute et s’efface un peu pour laisser la place au plus compétent ou mieux qualifié, ou, au moins, demander son aide.

Comment cela peut-il fonctionner ? D’abord, certainement, par la connaissance et la reconnaissance objective par soi-même et par les autres de ses forces et de ses faiblesses. Ensuite, probablement, par le droit à la faillibilité, à la vulnérabilité et l’acceptation de ce droit pour tous et par tous. Enfin, éventuellement, par l’accompagnement ou le soutien mutuel et réciproque. On parle bien ici d’écoute et d’ouverture...

Pourtant, le discours d’excellence, d’omnipotence et d’affirmation de l’assurance domine. Certes, il permet une émulation des talents et des compétences, mais alimente en même temps une machine à les écraser ou à les brimer. C’est de plus, à mon sens, un cache-misère qui empêche de révéler nos difficultés, nos failles et nos limites individuelles et structurelles, car il en fait des éléments honteux, imposant le silence au lieu de les exposer pour ce qu’elles sont : une part essentielle de notre humanité. La transversalité et la complémentarité dans les rapports humains et sociaux serait-elle donc une des réponses possibles à la déshumanisation de nos environnement professionnels ?

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