Lorsque Alaa Al Aswani décrit le crépuscule d'Alexandrie!

Lorsque Alaa Al Aswani décrit le crépuscule d'Alexandrie!

Il était une fois Alexandrie, la ville cosmopolite, la ville de l’art et de la vie dolce vita !

Dans l’Egypte des années 50, une bande d’amis se retrouve régulièrement au Artinos, un bar-restaurant dans lequel ils passent leur nuit à boire et à refaire le monde. Ils sont d’origine diverses: Italienne, française, grecque, arabes…mais tous unis par l’amour de leur ville et de leur pays. L’arrivée de Nasser au pouvoir, au gré d’un coup d’Etat militaire, va cependant semer la zizanie dans leur rang et les pousser à quitter l’Egypte suite à des complots de bas étage et à la délation des espions du nouveau régime. Leur biens seront confisqués ou nationalisés. La joie de la révolution se dilue dans une déliquescence orwelienne (la ferme des animaux) lorsque la police politique de Nasser s’est mise à remonter les gens les uns contre les autres, exaltant le culte de la personnalité et le totalitarisme.

Une nouvelle fois, Alaa Al Aswany, exilé à New work en raison de ses opinions sur les dictatures et l’islamisme- ses livres sont toujours interdits en Egyote- nous offre un roman caractérisé par la puissance de ses personnages cueillis de différentes classes égyptiennes (instruits, analphabètes, riches, pauvres, militaires, hommes d’affaires, politiques…) pour composer cette fresque sociale dont il est particulièrement friand. Comme l’Immeuble Yacoubian et Courir vers le Nil, tout commence par les personnages et tout se met en place autour d’eux, fil narratif comme rebondissements historiques. Ils se construisent en briques sous nos yeux, dans une valse de flashs backs extrêmement bien maîtrisée afin qu’on puisse comprendre leurs agissements au moment opportun. Ils nous ouvrent eux-mêmes les portes des chapitres comme des majordomes. Véritables maîtres du roman, ils se permettent même le luxe de décider eux-mêmes de leur sort sans crier gare. On les voit virevolter au gré des vents, nous emmenant vers des intériorités complexes et agréablement érotiques tout en nous racontant l’Histoire de l’Egypte.

A quel style cela fait-il penser? Aux grands personnages russes certainement, mais précisément à Naguib Mahfouz, grand maître de la littérature arabe, célébré un peu tardivement par l’Occident, mais qui a trôné sur nos coeurs bien avant, avec ses personnages Hamida, cette Esmeralda belle et rebelle au destin tragique dans زقاق المدق ou Ahmed Abd-el-Gawwad, le commerçant aisé de la Trilogie du Caire qui mène une double vie de dévergondé et de despote familial. Alaa Al Aswany lui-même convient qu’il se sent fier à chaque fois qu’on le compare au grand Mahfouz. D’autant plus qu’il a en commun avec lui un savoureux jeu avec la langue arabe. Quand on lit Alaa El Aswani dans la langue arabe, on réalise à quel point cette dernière peut être le réceptacle d’autres langues qui lui sont complètement étrangères. On navigue entre l’arabe classique, le dialecte égyptien, des mots en français, en anglais, en grec..le tout composant un délicieux mélange, mis au service d’un objectif bien précis: celui de refléter le visage cosmopolite de la ville d’Alexandrie, ville grecque, méditerranéenne, ottomane, française, anglaise, arabe…

Comme tous ses anciens romans, la touche politique est omniprésente dans ce dernier texte. Alaa El Aswany décortique les mécanismes qui amènent la population égyptienne à adorer ses dictateurs et à en faire des Dieux malgré l’étau qui se resserre autour d’elle la privant de sa liberté, malgré l’arrachement vil et humiliant vécu par ses concitoyens d’origine étrangère pourtant nés dans cette ville et qui ont été poussés à partir après avoir été accusés d’espionnage. « J’ai vécu la fin de cette époque-là puis l'arrivée du nationalisme arabe qui a fait tomber nombre d'habitants dans la xénophobie. C'est un peu la même chose aux Etats-Unis aujourd'hui : si tu n'es pas blanc, tu n'es pas vraiment américain.», disait l’auteur dans une interview. À méditer en ces temps propices aux extrêmes droites.

Alaa Al Aswany, الأشجار تمشي في الاسكندرية traduit "Au Soir d’Alexandrie" (Actes Sud), 2024

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