Mais que fait la police?
Qu’est-ce qui nique la police? La police a-t-elle du caractère? Comment la gendarmer? On a soumis les « font lovers » de la team Creatives à un interrogatoire musclé: Fanny, Pablo, Beatriz, Yona, Philippe, Steph, Joël et Alvaro nous ont tout avoué!
L’autre jour, indigné par l’incivisme graphique et sémantique d’une affiche de l’UDC, je me demandais: « Mais que fait la police » ? Faut dire que ça a pas mal causé polices de caractères sur nos derniers chantiers. J’y ai vu une bonne occasion pour dresser une topographie typographique en 10’891 caractères auprès de nos graphic designers!
Quel effet fait la font?
C’est Beatriz qui se lance: « La typo porte la personnalité de la marque ». « Elle donne tout son sens au graphisme » complète Fanny. Steph renchérit: « La typo, c’est pas seulement une succession de lettres alignées les unes à la suite des autres: c’est le ciment, ça donne le ton du projet ». Pour le commun des mortels, la plupart des polices se ressemblent, philosophe Pablo: « C’est comme si on nous demandait de différencier deux fourmis. À première vue, elles sont identiques, mais plus on prend le temps de l’analyser, plus on aperçoit des différences. Ce sont ces différences qui donnent le caractère à la police en faisant passer une sorte d’émotion subliminale ».
Quelle approche pour une police avec du caractère?
Le choix de la police va permettre de définir l’identité visuelle de manière subtile mais continue, s’enquiert Pablo: « Elle va donner le ton de la marque à son public ».
L’important c’est d’équilibrer la typographie, poursuit Fanny, et de la mettre en valeur pour qu’elle donne sens au design : « Créer une hiérarchie de titres, balancer une typo créative avec une autre plus neutre, créer les bons espacements pour obtenir un beau gris typographique, comme on dit ».
Steph reconnait qu’il y a autant d’utilisations que d’utilisateurs: « C’est un sujet très personnel, qui reflète beaucoup le style du designer. Pour le reste, des grilles se forment dans notre inconscient et tout se met en place assez naturellement ».
Je peux passer des heures à trouver la bonne typo! (Steph)
Beatriz apporte une vision plus imagée: « Je sélectionne les typos comme je choisis mes fringues: vais-je porter une tenue casual, ou plus formelle? Est-ce pour aller au travail, en boîte, au fitness ou dans mon canapé? Quelle impression vais-je donner? Ai-je besoin d’accessoires ou est-ce mieux sans? Et quel temps fait-il dehors?… En clair, les choix de typos se font en fonction de leur environnement: branding, message, tone of voice. Quand le designer choisit une typo, il essaie de disséquer le brief et la personnalité de la marque, puis il se demande: « Que vais-je porter aujourd’hui »?
La typo qui te tape dans l’œil? Celle qui le fait saigner?
Si Steph n’a longtemps juré que par l’Akzidenz Grotesk et son caractère bien trempé, mais si elle ne pouvait emmener qu’une typo sur une île déserte, ce serait l’AW Conqueror Didot.
Quant à Fanny, elle adooore la Bourton: « Elle est vintage industrielle comme j’aime! Par contre, je la déconseille pour de l’édition. Pour cela, je suis fan l’Avenir ou la Futura très rondes, très lisibles et qui se suffisent à elles-mêmes, tout comme l’indémodable Helvetica. « Ah non pitié, pas la Helvetica, grimace Steph! Je l’ai beaucoup (trop) utilisée pendant des années! Après, si certains la trouvent uniforme et neutre, il faut quand même avouer qu’elle est dotée d’un sacré caractère, qui lui a valu le succès qu’on lui connait ».
La Helvetica n’a pas fini de se faire taper sur les doigts, comme le souligne Beatriz, qui ne l’utilise presque plus: « Elle est beaucoup trop utilisée, et il y a tellement de versions sur le marché que ça crée souvent des conflits entre les versions installées sur notre machine et celles du fichier. Les espaces, graisses, noms, formats et glyphes disponibles sont si nombreuses que la Helvetica en devient difficile à maîtriser. C’est typiquement le problème des polices classiques commercialisées par plusieurs fonderies ».
Sans surprise, une véritable « fontwa » (NDLR: une fatwa de la font) s’applique sur la Comic Sans MS. Fanny y apporte un soupçon de tolérance: « Pendant 20 ans j’aurais dit: à bas la Comic Sans… mais je crois que je pourrais presque l’aimer maintenant! Par contre la Zapfino est définitivement rédhibitoire pour moi… ».
Steph élargit les no-go’s à la bureautique: « Je dirais les polices de bases de Word ou Powerpoint, on peut presque à chaque fois deviner sur quel programme la prez a été faite, ce qui n’est pas forcément un compliment! ».
Slanter les textes manuellement, c’est comme visser un clou avec une scie: c’est juste pas jouable ! (Pablo)
Y’a pas de lézardes! Comment taper une typo pour qu’elle fasse son p’tit effet?
Choisir une typo avec brio nécessite une savante alchimie, précise Fanny: « Pour des typos de titres ou de logo, on peut être assez flex et se tourner vers de la typo «fantaisie». Mais pour de l’édition, qu’on se tourne vers de la typo bâton ou serif, l’important sera le nombre de styles développés et l’existence des caractères spéciaux (Dans notre pays multilingue, c’est pas un détail!) ».
Pour Steph aussi, c’est une histoire de contexte: « Dans quel projet va être utilisée la typo? Une identité? Une présentation? Une affiche? Cela va assez vite écarter certaines fonts au profit d’autres. La typographie doit être esthétique mais elle doit porter son projet avant tout. C’est une symbiose».
Beatriz complète la réflexion: « Le budget permet-il d’investir dans une typo qualitative ou doit-on opter pour l’alternative la meilleur marché? L’utilisation nous dirige-t-elle vers une web font ou une opentype? Y a-t-il des guidelines, un thème ou une personnalité spécifique à appuyer? Avec quelle autre typo doit-on l’assembler (ou la marier)?».
Qu’est-ce qui nique la police?
La règle la plus importante, déclame Steph, c’est d’éviter d’incorporer trop de familles de polices: « Cela donne des résultats qui ne font pas bon ménage. Veiller aussi à laisser respirer la typographie, elle s’exprimera mieux (gare aux lézards!). Et bien entendu ne pas déformer la typo, sauf si c’est dans une visée artistique ».
Pour Fanny aussi, c’est une histoire de mariage heureux: « La typo peut aussi tout décaler: imagine une affiche de Dark Metal avec une typo girly… ».
La typographie peut aussi tout décaler (Fanny)
Beatriz modère les ardeurs: « Parfois, des typos horribles peuvent amener une autre dimension au message. Du coup, il n’y a techniquement parlant pas de bon ou mauvais choix. Mais pour éviter les erreurs courantes, je vous refile quelques astuces: les typos gratuites ou bon marché sont très utilisées et ont moins de chances de vous faire sortir du lot (C’est comme pour les images de stock en somme). Ça vaut la peine d’investir dans une typo de belle qualité, avec des espaces équilibrés, des lettres bien balancées et avec (accessoirement) tous les caractères et glyphes utiles, quelques versions alternatives et plusieurs graisses! Les Google fonts sont cool, et gratuites; mais elles ne devraient pas être choisies uniquement pour cette dernière raison. Un peu de dignité pour votre marque tout de même! ».
Une fois la bonne typo choisie, reste encore à bien l’utiliser. Beatriz poursuit ses conseils: « Les erreurs courantes à éviter: ne pas ajuster correctement l’approche des lettres (d’autant plus s’il s’agit d’une typo gratuite); mélanger trop de typos (sauf smileys s’agit d’un concept bien pensé); ne pas tenir compte de l’usage final et utiliser une font web pour du print, une display pour le corps de texte, etc. Et enfin, passer à côté du potentiel d’une typo: utilisez toujours les ligatures quand elles sont disponible, et prenez en compte les variations de caractères dans chaque police…»
You get what you pay for: sometimes cheap (or free) are just that (Beatriz)
Pablo apporte son grain de sel: « À éviter également: utiliser une police ne disposant que de Proportional figures ou Old Style Figures pour maquetter un rapport d’activités plein de tableaux, car la lecture sera altérée. La petite astuce: privilégéer une police ave des figures tabulaires. Et le pire qu’on puisse faire: utiliser pour sa mise en page une police qui n’a qu’une graisse et pas d’italique. On finit alors par utiliser du “faux-gras”, mettre des contours aux lettres et “slanter” les textes manuellement… Un vrai cauchemar, c’est comme visser un clou avec une scie, c’est juste pas jouable! ».
Comment gendarmes-tu la police sur nos projets?
Pour le développement du nouveau branding de VAUD+, Fanny a choisi d’utiliser la Brandon Grotesque pour la titraille: « Elle a beaucoup de caractère(s), à la fois vintage et intemporelle: une très belle variation de graisses, des belles rondeurs de lettres avec des tensions bien piquantes juste là où il faut. Elle a de la cuisse quoi! ».
Yona et Alvaro ont craqué sur la Degular pour dépoussiérer la marque Animalia, lancée cet été: « Elle a du chien, un vrai caractère et sans empattements! Polyvalente, la Degular fonctionne aussi bien en titre qu’en paragraphe. Elle dégage, malgré son côté formel, beaucoup de personnalité et dispose de 7 graisses ».
Pour les fondations du l’identité du cabinet Widmer Architectes, Pablo a passé pas mal de temps à trouver la police adéquate. Pour finir, son choix s’est porté sur la Fabrikat Kompact de HVD: « Trois mots résument le choix: Compacte, Sobre, Originale. Si les formes originales de certains caractères la démarquent, elles demeurent suffisamment subtiles pour la maintenir sobre. La multiplicité de cuts ouvre une large gamme de possibilités d’utilisation pour une identité visuelle (web, print, office) ».
Le mot de la fin?
The quick brown fox jumps over the lazy dog. Cette maxime pangrammique nous fait méditer sur la beauté de l’alphabet. Sinon, on ferait mieux de conclure cet article en écoutant des vrais passionnés!
Fanny: « Chaque nouveau graphiste devrait s’essayer au dessin d’une typographie complète pour se faire les dents ».
Beatriz: « L’orsqu’on a l’opportunité de pouvoir choisir une typo, je recommande de supporter nos amis typographes et autres font designers en chinant des pépites parmi la variété belle et immense des typos contemporaines qu’ils concotent avec amour et savoir-faire ».
Steph: « Pour tous ceux qui aiment la typographie ou ceux qui souhaitent approfondir leurs connaissances, je leur conseille de se replonger dans l’âge d’or du « style international » (style suisse) (avec les grands Müller-Brockmann, Miedinger, Frutiger, Widmer…) ou de regarder tous les autres graphistes/typographes nés dans les années 60 (très bonne cuvée!) avec des Stefan Sagmeister, Catherine Zask, Peter Knapp, Philippe Apeloig, et j’en passe! Leur travail sur la typo est très inspirant et ils n’avaient pas les moyens informatiques et digitaux que l’on possède maintenant. C’est juste remarquable de créativité! Ce n’est peut-être pas très récent mais c’est grâce à toutes ces personnes que je suis tombée amoureuse de la typo. Il y a également souvent de belles expositions dans les musées d’art suisses, par l’exposition Les Suisses de Paris qui avait eu lieu au Kunstmuseum de Zurich en 2017 ».
Hé, mais t’as lu jusqu’au bout? Tu dois drôlement bien aimer la typographie… Du coup, t’as droit à un petit bonus!