Marché aux singes, ou congélateur à idées ? (source : Cécilie Roche)
J’ai lu récemment un post tout à fait convaincant sur les risques du “c’est celui qui le dit qui y est”. Gustave Paoli y soulevait le risque de tuer toute initiative si à chaque fois qu’une personne fait une proposition, son manager lui demande de s’en occuper.
Et pourtant ...
J’ai vu tellement de « daily meetings » se transformer en marchés aux singes et tellement de systèmes de suggestions se transformer en congélateurs à idées que je me suis demandé où se situe le bon équilibre.
Le marché aux singes pour moi, c’est quand tous les membres d’une équipe arrivent le matin avec leurs problèmes, petits ou grands, et s’en débarrassent sur le manager qui en assure la répartition, en prenant au passage la plus grande part. Chacun laisse son petit singe, et tous les singes se retrouvent sur les épaules du seul manager, qui repart tout courbé sous la charge. Au début, tout le monde y trouve son intérêt. Les membres de l’équipe, qui savent que quelqu’un s’occupe d’eux, et le manager, qui passe d’un mode pompier permanent à un rendez-vous régulier qui lui permet de s’organiser mieux. Mais assez rapidement, le manager est débordé par tous ces sujets à traiter, et les équipiers prennent un regard goguenard pour dire que si rien n’avance, ce n’est pas de leur faute.
Le congélateur à idées, c’est trop souvent le système de suggestions centralisé, basé sur un workflow qui passe du manager direct à une équipe de répartition des idées. Le principe est toujours le même, le collaborateur émet une idée, son chef la filtre, et on cherche ensuite quelqu’un qui pourrait s’en occuper. Quand en plus, comme ce fut le cas lors de certaines expériences que j’ai vécues, on demande à chacun d’avoir des idées en dehors de son champ de travail direct (on ne va quand même pas récompenser les gens de faire leur boulot « normal »), et de chiffrer les gains financiers potentiels (il faut que ça en vaille la peine), on se retrouve avec tout un tas d’idées qui consistent essentiellement à changer le système d’information (c’est facile, il ne satisfait jamais tout le monde), qui stagnent quelque part dans le workflow jusqu’à leur oubli total, en attendant indéfiniment l’idée miraculeuse qui ne coûtera rien et rapportera beaucoup.
Dans un cas comme dans l’autre, il me semble qu’on fait face à un certain nombre de malentendus.
Le premier malentendu, à mon sens, tient à la nature des idées, problèmes ou suggestions attendues des collaborateurs. En accentuant l’attente sur les résultats (chiffrés si possible, et importants de préférence), au détriment de la démarche, on maintient paradoxalement les collaborateurs en dehors du système. L’enfer c’est les autres (il est tellement plus simple de pointer les améliorations qu’on attend des autres) et les sujets qui doivent rapporter beaucoup ne sont pas à la main des personnes. La dimension fondamentale, l’apprentissage et le développement des personnes est complètement obérée.
Le deuxième malentendu est directement dans la droite ligne du premier. L’entreprise ne relâche pas son envie de contrôle et de centralisation : tout doit passer par le chef, et si besoin par le chef du chef. Aucune idée ne doit s’épanouir sans l’autorisation expresse du système, et ceci d’autant plus qu’on attend des idées qui ont un impact important. Comprenant cela, tout le monde joue le jeu à fond, et repasse au chef la patate chaude, « de main en main jusqu’au plus vilain » comme disait la comptine.
Le troisième malentendu est lui aussi lié à nos vieilles habitudes. Puisque tout doit être sous contrôle, tracé, fiché, la résolution des problèmes et l’émission d’idées ne sont pas intégrées dans le travail quotidien de chacun mais gérées dans un système à part. Et bien vite, le système devient plus important que les idées ou les problèmes eux même. Et suivant les cas, workflow informatique, petites fiches dédiées, « todo listes » sous Excel ®, il se crée des stocks d’actions ou d’idées qui n’aboutissent pas, ou trop tard, et où une fois encore le progrès consiste essentiellement à la gestion de ce stock (amélioration du système) plutôt qu’au traitement des idées, confié à peu de personnes, managers ou spécialistes.
Pour reprendre une image un peu éculée, on n’attend pas des collaborateurs qu’ils apprennent à pêcher, mais qu’ils ramènent de gros poissons. Quitte à aller les chercher chez les autres, les pêcheurs spécialisés.
Alors ? Comment éviter le marché aux singes, ou le congélateur à idées ?
Et bien mon expérience, au risque de choquer, c’est justement en demandant aux gens de traiter leurs problèmes et de mettre en œuvre leurs idées. Mais évidemment, à certaines conditions.
La première condition, c’est qu’il faut considérer toute démarche de résolution de problème ou de suggestion comme une série d’exercices de développement des personnes. Et pour cela, c’est d’abord et avant tout dans leur champ de travail direct que les personnes peuvent proposer des améliorations, pas dans le champ des autres.
La seconde condition, c’est qu’il faut leur donner une méthode pour résoudre des problèmes et pour faire avancer leurs idées. Et que dans ce cadre, le rôle du manager est de les aider à appliquer cette méthode. Et, bien sûr, quand le champ du problème ou de l’idée va au-delà de leur périmètre direct, il faut les aider à aller le plus loin possible, à identifier qui convaincre, comment s’y prendre... avant de reprendre la balle et de traiter le sujet à leur place. Comme l’affirme Michael Ballé, « donner un objectif sans méthode, c’est cruel ».
Mais il ajoute aussi « donner une méthode sans objectif, c’est crétin », pour souligner que ce qui est important, ce n’est pas le système ou l’outil, c’est le problème lui-même. De même, ce qui est important, ce n’est pas tant de suivre, tracer, traquer chaque idée mais de les faire avancer vite. Quitte à choisir, délibérément et en totale transparence les sujets qu’on doit abandonner faute d’énergie pour s’en occuper.
Et ainsi arrive la dernière condition, donner du temps. Si le traitement des problèmes et des idées d’amélioration vient toujours en surplus d’un travail déjà lourd, si cette activité est toujours demandée « en plus » ou « à côté » du job quotidien, il est certain que rien n’avancera. « Pas de bras pas de chocolat » pour reprendre l’expression culte. On n’a rien sans rien. Une équipe de foot n’aura jamais de résultat si on lui demande de faire des matchs sans jamais avoir d’entrainement. L’idée de génie ou le problème complexe ne seront à portée des équipes que si résoudre des problèmes et émettre des idées devient une partie intégrante de leur job, et pas un truc en plus.
Donc, je crois vraiment que la bonne solution, c’est bien que « celui qui dit y est » ... si tout le monde « y est » ça ne devient plus un problème. Et bien sûr, si on respecte toutes ces conditions. Et je remercie Gustave de m’avoir inspiré ces réflexions ...