Maurice Genevoix, couvert de gloire et inconnu

Maurice Genevoix, couvert de gloire et inconnu

De nombreux littérateurs français sont morts durant la Première Guerre mondiale: on dénombre 560 noms sur le mur de la nef du Panthéon qui conserve la mémoire des romanciers, poètes et essayistes tombés pour la France entre 1914 et 1918. Anges plein de promesses, beaucoup de ces écrivains combattants tombés au champ d'honneur n'avaient pas 30 ans. Ils sont partis en laissant derrière eux beaucoup de regrets.

Que l'on songe à Henri Lagrange, célébré par Georges Bernanos dans Sous le soleil de Satan, à Jean-Marc Bernard, dont se souviendra André Gide dans son Anthologie de la poésie française, ou encore à Maxime David, le père de Jacqueline de Romilly, normalien et agrégé de philosophie, dont l'apport à l'anthropologie française naissante promettait d'être aussi important que celui de Marcel Mauss ou de Claude Lévi-Strauss.

De ces pertes irréparables, on se console en songeant aux écrivains «nés» à la guerre. Ainsi Maurice Genevoix, dont la vocation littéraire s'est manifestée face à l'horreur et face à la mort, dans le froid et la boue, entre août 1914 et avril 1915, sur les côtes de Meuse qui ont été le tombeau d'Alain-Fournier, sergent du 166e régiment d'infanterie de Verdun tué d'une balle allemande, à Saint-Remy-la-Calonne, le 22 septembre 1914.

Carnets de guerre

Né le 29 novembre 1890 à Decize, dans la Nièvre, Maurice Genevoix avait 23 ans au moment du déclenchement du premier carnage industriel de l'histoire contemporaine. Ancien interne au lycée Pothier d'Orléans, comme Charles Péguy avant lui, pensionnaire au lycée Lakanal de Sceaux, toujours dans les pas du poète des Tapisseries, il a été admis au concours «lettres» de l'École normale supérieure de la rue d'Ulm en 1911. Avec la plupart des futurs normaliens, il a effectué son service militaire comme chef de section dans un régiment d'infanterie.

Ensuite, le jeune Genevoix a retrouvé Paris afin de rédiger un mémoire de fin d'études supérieures sur «le réalisme dans les romans de Maupassant». L'apprentissage du métier des armes et l'étude approfondie du «béhaviorisme» — on n'employait pas encore ce mot à l'époque — de l'auteur de Boule de suif : le major de sa promotion rue d'Ulm, qui songeait déjà à une carrière littéraire, n'imaginait sans doute pas, au début de l'été 1914, qu'il tenait là deux clefs de sa vie.

Sans manière et sans apprêt, il montre comment la résignation s'est substituée à l'héroïsme dans une puanteur de chair morte et dans la boue poisseuse


Sous-lieutenant puis lieutenant au 106e régiment d'infanterie, mobilisé en août 1914, immédiatement engagé en première ligne, il a participé à la bataille de la Marne, aux assauts de la crête des Éparges et aux combats de la tranchée de Calonne, trouée ouverte dans la forêt meusienne selon les plans d'un ministre et contrôleur général des finances de Louis XVI qui croyait pouvoir sauver la dynastie capétienne en 1783. Blessé au côté et au bras par trois balles le 25 avril 1915, évacué, déclaré invalide à 80 % à sa sortie de l'hôpital militaire, Maurice Genevoix a employé sa convalescence à la mise en forme de ses carnets de guerre parus en cinq volumes entre 1916 et 1923, sous le contrôle vigilant de la censure, puis repris sous le titre Ceux de 14, un quart de siècle plus tard.

Dans ce livre aux 250 personnages épais comme un roman russe, huit mois de campagne occupent près de mille pages. Une densité qui manifeste la précision d'un témoignage où les événements politiques, les tractations diplomatiques et le passé des différents protagonistes s'effacent pour ne laisser de place qu'au quotidien des soldats sur quelques kilomètres d'un front étendu de la mer du Nord à la frontière suisse.

Souffrance, angoisse, espoirs

Avec un profond sens des êtres et un goût aiguisé de l'essentiel, Maurice Genevoix peint la souffrance, l'angoisse et les espoirs des fantassins de la 7e et de la 8e compagnie du 106e régiment d'infanterie. Sans manière et sans apprêt, n'inventant rien mais dissimulant les noms de ses compagnons derrière des pseudonymes pour ne pas blesser leurs familles, il montre comment la résignation s'est substituée à l'héroïsme dans une puanteur de chair morte et dans la boue poisseuse. Rien d'inutile dans ses descriptions poignantes qui disent le destin de soldats changés en quelques mois en fantômes fangeux collés à la glèbe.

Ceux de 14 est un chef-d'œuvre trop peu lu. Couronné par le prix Goncourt en 1925, Raboliot a enveloppé Maurice Genevoix d'un prestige ambigu. On a oublié le mémorialiste de grand style pour ne voir en lui que l'artisan impeccable d'histoires de chasseurs, de pêcheurs et de braconniers. À la boue des Éparges, se sont substituées des images du Val de Loire peintes avec des couleurs d'aquarelle. La Boîte à pêche(1926),Rroû (1931), Le Jardin dans l'île(1936), La Dernière Harde (1938),Eva Charlebois (1944) et Lorelei (1978): parfait magicien ès lettres françaises, Genevoix a laissé derrière lui une œuvre abondante et un réservoir infini de dictées et d'exemples grammaticaux.


Élu à l'Académie française le 24 octobre 1946 au fauteuil de Joseph de Pesquidoux, devenu secrétaire perpétuel de l'illustre compagnie en 1958, cet écrivain qu'admirait le général de Gaulle a été pétrifié par la gloire. Bernard Maris, dans L'Homme dans la guerre : Maurice Genevoix face à Ernst Jünger (Grasset, 2013) et Michel Bernard, dans la préface qu'il a rédigée pour une nouvelle édition de Ceux de 14 reprise en poche (Flammarion «GF»), se sont élevés contre cette injustice. Maurice Genevoix n'est pas un «écrivain pour mulots» comme l'a méchamment écrit Dominique de Roux. On peut relire Les Croix de bois de Roland Dorgelès, Le Feu d'Henri Barbusse, À l'ouest, rien de nouveau de Erich Maria Remarque, La Main coupée de Blaise Cendrars et faire toutes les comparaisons qu'on voudra: Ceux de 14 est le plus grand livre qu'ait inspiré la guerre.

Dans ce texte, Maurice Genevoix se révèle un témoin capital et un immense écrivain de langue française. Le dépouillement de Ceux de 14, sa majesté de marbre, lui confèrent une dimension hiératique, antique, tragique. Une mesure qui autorise à penser que ce récit incomparable est à la Grande Guerre ce que les Helléniquesde Xénophon sont à la guerre du Péloponnèse et les Commentaires de César à la guerre des Gaules. Une acquisition «pour toujours» comme dit Thucydide. Un trésor pour les générations à venir.

 

Par Sébastien Lapaque ; le Figaro

 

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