Merci…
Jean a 79 ans. A midi, je déjeune avec lui et Charles, tous deux des amis d’enfance de mon père.
On parle d’une époque très ancienne et tragique, qu’ils ont tous deux bien connue.
Un moment donné, Charles demande à Jean de me raconter « son histoire ». Jean se fait un peu prier, puis il raconte.
Il a cinq ans en 1942, et comme l’aurait dit le petit gamin dans le film de Claude Berri Le vieil homme et l’enfant, « à cinq ans, il était déjà juif ». Lui et sa mère sont pris dans la Rafle du Vel d'Hiv. Ils passent quelques jours au Vel d’Hiv, avant d’être emmenés au camp de Beaune-la-Rolande, pas loin d’Orléans.
Le père de Jean, qui a échappé à la rafle, se démène pour les faire libérer. Il va voir son associé, qui possède une entreprise dont toute la production est désormais confisquée par l’armée allemande. L’associé en question va voir son « contact » allemand et obtient pour Jean et sa mère un ausweiss.
Mais déjà, Jean et sa mère sont montés dans le train qui doit les emmener à Auschwitz. Un haut-parleur hurle leur nom de famille en leur ordonnant de descendre du train. Ils descendent du train. Ils sont relâchés. Ils filent vers le sud, où ils passeront le reste de l’Occupation.
Jean raconte cela comme il raconterait comment, en 1960, il a failli succomber à une mauvaise grippe…
J’écoute, et je suis secoué (le mot est faible).
Si Charles n’avait pas gentiment insisté, Jean ne m’aurait jamais rien raconté. J’aurais continué à croire que le personnage jovial, l’humaniste qu’il est et que j’ai toujours connu, avait traversé « tranquillement » l’Occupation.
Je l’appelle plus tard pour lui demander s’il accepte que, sans donner son nom, je raconte « son histoire ». Il ne comprend pas pourquoi : « des histoires comme la mienne, il y en a des dizaines »[1].
Non, Jean, des histoires comme la tienne, il n’y en a pas des dizaines ! Les Américains auraient déjà fait trois films sur « ton histoire » !
Et puis, « ton histoire » nous confronte à cette réalité cruelle que les derniers témoins d’une des pages les plus tragiques de l’histoire de notre pays sont en train de partir. Après eux, lorsqu’ils ne seront plus là, l’Histoire ne se racontera plus que dans les livres. Lorsque le dernier « poilu » est mort, et même s’il n’avait peut-être été qu’un « simple trouffion », quelque chose s’est cassé, comme quelque chose se cassera lorsque disparaîtra le dernier soldat américain, britannique ou canadien qui a pris part au Débarquement.
Enfin, « ton histoire », Jean, rappelle que l’Histoire, avec un grand « H », c’est aussi une chaîne de mémoire humaine qui relie les générations. Ma grand-mère, née en 1912, me racontait qu’elle avait conservé le souvenir de son père revenant de la « guerre de 14 », en 1918, et comment elle ne l’avait pas reconnu. Je le raconterai à mes petits-enfants (si j’en ai…), qui le raconteront aux leurs, qui en discuteront dans leur navette spatiale en partance pour Mars et ils parleront de moi comme on parle aujourd’hui d’un soldat de la Grande armée de Napoléon…
En tout cas, Jean, merci… Et merci à Charles de t’avoir amené à me raconter « ton histoire »…
[1] : Et il me raconte dans la foulée que sa sœur, agent de liaison d’un réseau de résistance, a été arrêtée par les Allemands, envoyée à Auschwitz, d’où elle n’est pas revenue. Son nom figure sur le Mémorial des Martyrs de la Déportation, à Paris.
Faiseur de liens, ex Enseignant Stratégie & Digital, ex dirigeant d'entreprise, ex cadre dirigeant... Bref Ex !
7 ansMerci Bruno SENTENAC de ce témoignage. Pour autant que je me souvienne, tous ceux que j'ai croisé, témoins et victimes de cette période, juifs ou pas, firent preuve d'un sens affirmé de la litote quand ils ne l'avaient pas enfouie au plus profond d'eux-mêmes tel mon père qui eut l'occasion à l'époque de faire 2 séjours linguistiques en Allemagne. Son camp avait été libéré simultanément par les américains et par les soviétiques... Votre post m'a fait replongé dans les (courtes) pages que Marcel Dassault consacra à sa propre biographie. Lui aussi déporté il écrit : "Comme on ne pouvait plus travailler à Buchenwald, puisque l'usine avait été détruite, mon premier souci fut d'y rester plutôt que d'être envoyé dans un autre camps comportant une usine, à Dora par exemple." Dora dont le taux de mortalité était un des plus effroyable. Quand je vous dis qu'ils partageaient un sens aigüe de la litote...
Chargé d'Affaires / Contrôle de Gestion - Univers marins: #maritime #naval #nautisme #windship #défense
7 ansDevoir de mémoire effectivement... mon père Jean-Pierre né en juin 40 de la même génération que Jean entretient la mémoire du passage chez mes grands parents à Evian d'un équipage de pilotes US et d'une famille juive avant leur passage vers la Suisse via souvent une traversé du lac léman... un jour, il y a une douzaine d'années il y eut au Mémorial des Martyrs de la Déportation, à Paris une conférence ou le vernissage d'une exposition sur ses mêmes passeurs, mon père fortement intéressé m'y convia et me retrouvais à la fois le plus jeune de l'assistance et avec mon père un des rares "non juifs" mais peu importe... content de pouvoir en témoigner aujourd'hui également en tant que "passeur d'histoires humaines"... les videos en JDC Journée Défense et Citoyenneté synthétise pas mal cette époque encore faut il que les yeux et les oreilles des lycéens en face soient réceptifs, leur écoute active est le fruit d'une éducation scolaire certes mais aussi familiale également l'un n'allant pas sans l'autre...