Michelangelo Antonioni
Le thème de la disparition, sans effusion de sens, traverse l’œuvre d’Antonioni comme la flèche d’un destin. Troués d’absences, les films du maître de Ferrare exaltent la péripétie dans son instant de gloire. Ils égarent en chemin le fil d’une histoire. Dès la première image de L’Avventura, elle commence à perdre jusqu’à ce qu’elle s’immobilise, à plat. Au comble de l’interrogation, Antonioni se drape dans une noblesse silencieuse. Dans l’intervalle du sens défaillant subsiste la pudeur irrésistible de peindre. L’obsession formelle du luxe et son festin de beautés froides définissent l’orgueil sans mesure de l’artiste.
Avec la disparition pour emblème, Blow Up trie dans la mort, jette le cadavre et ne garde que l’inconsolable table rase. Antonioni contemple le désert comme une écorchure blanche. Aux premières loges, il filme Zabriskie Point, les dunes de sel, la Vallée de la Mort. D’un battement de cil qui raturerait la misère du monde, Jack Nicholson choisit les marées de sable africaines pour dépouiller le vieil homme et tromper sa destinée.
Dans Profession Reporter, l’identité d’autrui, cette seconde chance, ramène au point d’ensoleillement où la fatalité d’agenda décalque idéalement la liberté.
Jamais le cinéma n’est plus proche du poème, l’un et l’autre sont des colliers d’images. Deux mots côte à côte, le poète invente le feu, il fait des étincelles dans le noir. Antonioni, pareillement, réunit les images par amitié plastique. Le bruissement du vent dans le jardin de Londres redouble le froissement de papier glacé où s’égaient à petits cris deux gamines élastiques. Verticalement disposés dans leur parure de mode, les mannequins de pierre ont déserté la vie. Elles sont mortes avant d’être photographiées. Thomas les mitraille avec tant d’insistance, il ne sait comment les ranimer et réparer le dommage de l’image autrement que par l’épidémie d’images. Le photographe déchiquète sa proie sans jamais ravir l’ombre d’une apparence :
- Qu’est ce que vous voulez ?
- Des images.
Nous vivons dans une société de cécité où l’image est un bien de première nécessité. Le temps des images sanctionne l’aveuglement de l’époque. Les regards sont perdus comme tant de métiers de ferveur. Antonioni, le premier, autopsie la brisure du lien avec le monde. Dans Deserto Rosso, il peint en coloriste virtuose l’intériorité déchirée des êtres, hors du cercle de la communion. La dévastation des paysages et le formidable jeu de cubes des villes impriment dans la chair de cette terre le désarroi du siècle finissant. La vie des hommes se lit sur les façades urbaines aux géométries désaffectées, dans un milieu lisse où se croisent les lignes et les couleurs, où des pans de beauté neuve se font et se défont comme des chevelures de métal.
Gombrowicz écrit dans Bakakaï : « L’extérieur est un miroir où vient se réfléchir l’intérieur. » Antonioni ne filme ni ne dit autre chose. Les mains sublimes d’un homme s’offrent comme des quartiers de soleil et révèlent à Mavi, l’aristocrate romaine, qu’il est son père. Identification d'une femme. Il y a trente ans. Maria Vittoria. Antonioni épingle des visages, comme des papillons, jusqu'au plafond. Il cherche la fille du film. L'histoire d'un regard suffit à l'incendie du récit. Antonioni est emmuré dans ses photographies. Maria Vittoria. Mavi navigue entre deux pères: le cinéaste, l'homme aux longs doigts.
Antonioni l'apprivoise à moitié. Masseria d'hiver, couleur de cendre, s'y dessine la nuit latine. Virée auto dans un brouillard à couper au couteau. Mémoire d'une jeunesse à Ferrare. Mavi s'échappe du film. Ruelle romaine. Théâtre à l'italienne. Représentation proustienne. L'actrice aux yeux noirs joue le soir, chevauche le jour. Christine Boisson est la doublure, une seconde nature, un deuxième visage. Antonioni s'égare, fait fausse route, va quelque part. Venise indécise, entre elle et lui, entre parenthèses. Palais Gritti, sonnerie de hall. Profil diagonal. La petite Arabe balance entre deux espaces, se perd entre deux pères. Antonioni regarde la photo des deux amants terroristes. Maria Vittoria a une figure d'attentat. Elle trimbale un visage de magazine, de une d'Herald Tribune. Antonioni piste une récidiviste. Maria Vittoria loge à l'étage dans un anonymat de filles. Elle guette Antonioni. Lointaine comme une reine. La passion tourne autour du soleil, d'une étoile de science-fiction. J'admire l'art du maître de Ferrare. J'ai besoin du grand coloriste italien.
Ce texte est extrait de « L’amitié de mes genoux » (5 Sens Editions, 2018, pages 71/72)
https://catalogue.5senseditions.ch/fr/belles-plumes/192-l-amitie-de-mes-genoux.html
Retraité, aujourd’hui toujours consultant en Éducation&Apprentissages, ex directeur-adjoint chargé de S.E.G.P.A en collège (DDEAS/Éducation Nationale)
4 ansBlow up...