Non, les marques de luxe n'ont jamais été en retard sur le digital

Non, les marques de luxe n'ont jamais été en retard sur le digital

La majorité des articles que je lis aujourd'hui associant les mots-clés "luxe" et "digital" affirme un soi-disant retard de l'industrie du luxe dans leur ancrage digital, notamment de leur site e-commerce. Certes, on constate une crainte plus importante de ces entreprises comparé à d'autres secteurs, mais cette timidité n’est peut-être pas forcément une mauvaise chose.

Le luxe tire son essence de l’exclusivité et de la rareté de ses produits. Acheter du luxe, c’est adhérer à une philosophie, à une façon d’appréhender le monde qui nous entoure. En cela, le luxe est une forme de quête identitaire et s’adresse à un individu. À l’inverse de ce positionnement, le digital s’adresse quant à lui à tout le monde, sans aucune distinction. Une différence qui n'explique pas à elle seule la crainte des marques de luxe d'amorcer leur transition digitale.

L'internet à ses débuts n'offrait pas suffisamment de possibilité en matière de technologie et de design pour qu'une marque de luxe puisse traduire au mieux son identité. Dès lors, ces marques ont attendu que le média s'étoffe et s'améliore pour l'investir. Et cette vertu propre au secteur du luxe, de patienter et d'observer avant d'agir, à sans doute permis aux marques de mieux maîtriser ce nouvel outil numérique. Certaines d'entre elles profitent aujourd'hui d'une croissance exceptionnelle liée à la pleine maîtrise des différents codes qui régissent internet.

Des technologies encore trop limitées pour l'époque

Au cours de différentes interventions auprès de clients dans le domaine du luxe, j'ai saisi chez eux et à juste titre, une crainte, celle d'entacher l'image de marque de leur société en opérant cette transition. Une appréhension d'autant plus vraie qu'à l'époque des premiers sites e-commerce, les possibilités de design offertes étaient très limitées. La liberté créatrice des entreprises du luxe s'en retrouvait ainsi fortement restreinte et l'expression de leur image de marque avec elle.

Les contraintes techniques représentaient elles aussi un obstacle. Les langages de programmation utilisés au début du siècle fixaient des limites dans la conception d'une expérience utilisateur aboutie. Or, on sait que cette expérience est essentielle dans la communication d'une marque de luxe. Des solutions ont été apportées pour remédier à ce problème, notamment avec la technologie "Flash" de Adobe. Celle-ci restait néanmoins contraignante au niveau de la longueur des chargements et de la prise en charge des nouveaux supports comme le mobile. Elle deviendra d'ailleurs obsolète en 2010 jusqu'à disparaître progressivement de nos écrans.

À l'époque, ces limitations de design et de développement ne permettent pas aux marques de luxe de suffisamment se différencier des autres acteurs du marché. On peut citer en exemple la concurrence du site Net-a-porter, fondé en 2000 et basé sur la vente de fin de série de vêtements de luxe et Eluxury, le site de vente en ligne du groupe LVMH ouvert la même année, mais fermé en 2009.


Le site Eluxury de LVMH en 2009. Une époque où il est difficile de retranscrire une image de marque luxe sur internet


Une logistique e-commerce et une structure organisationnelle immatures

La logistique appliquée au e-commerce est un autre point majeur expliquant une implantation plus tardive des marques de luxe. Nombreux sont mes clients coincés devant les moyens logistiques à employer. L'irréprochabilité des services doit être au rendez-vous. Ce qui n'était pas le cas à la naissance du e-commerce où la fiabilité des moyens de livraison était très incertaine : la connexion avec les livreurs peine à être automatisée, les options de suivi du colis sont rares ou inexistantes, le traitement du stock et des retours clients entraînent un chaos et une perte de contact avec celui-ci. Plusieurs facteurs dont ne peut se permettre une marque de luxe.

Mon second constat concerne un problème organisationnel. Certains décideurs certes très compétents, ne maitrisaient pas suffisamment le numérique pour pouvoir en comprendre les possibilités. Un constat finalement naturel qui ne s'applique pas seulement au luxe mais à chaque secteur et explique en partie la réserve des entreprises à s'immiscer sur ce nouveau réseau. Je cite souvent en exemple mon expérience lors de la création du site 24 Sèvres du groupe LVMH. Sept années après l'échec de la marketplace Eluxury, 24 Sèvres ouvert en 2017 est aujourd'hui un succès. Cette réussite aurait sans doute été plus mitigée sans les décideurs issus du milieu digital que sont Alexandre Arnault, et Ian Roger le "Chief Digital Officer" anciennement chez Apple.

Un marché actuel plus favorable au monde du luxe

Ces dernières années, on observe une augmentation des succès de sites e-commerce lancés par des entreprises du luxe de petite et moyenne taille. Aujourd'hui le marché est en effet bien plus propice au secteur du luxe qu'il ne l'était il y a quinze ans, comme l'explique notre article comment le web révolutionne l'activité des marques de luxe. Les technologies et le design ont évolué pour permettre une démarche créative et une expérience utilisateur propre à chaque marque. Les moyens de livraison, paiements et automatisations actuels laissent place à un service irréprochable. Les entreprises comprennent l'importance du digital et ont adapté leur organisation à celui-ci. C'est le cas de mon client Charles Jourdan, une marque de chaussures de luxe. Cette marque jouit d'une forte réputation dans les années 40 au point d'inspirer des grands créateurs comme Christian Louboutin et d'être portée par des célébrités comme Marilyn Monroe et Édith Piaf. Après la crise économique de la seconde guerre mondiale et différentes tentatives de rachats, c'est le groupe Royer (le nom derrière Converse, Kickers, New Balance...) qui devient le nouveau propriétaire de la marque. Leur problématique : Comment faire renaître cette marque et communiquer auprès d'une clientèle plus jeune ? La réponse que nous leur avons apportée et conformément à la stratégie du groupe, a été de mettre en place une boutique en ligne internationale et de décliner une campagne de communication sur Instagram. Stratégie en adéquation avec le marché à l'heure actuelle, mais qui aurait été bien plus délicate dix ou quinze ans plus tôt.

Fidèles à elles-mêmes, les entreprises du luxe ont su utiliser ce qui a fait leur succès jusqu'à présent : la patience, l'analyse et la maîtrise. C'est sans doute la raison pour laquelle ce secteur a pris plus de temps à accomplir sa transition digitale. Elle a pourtant su y faire face. En 2018, un grand nombre de ces entreprises sont présentes sur internet, et la minorité absente est elle, bel et bien en retard.

N'hésitez pas à partager votre avis en commentaire.

Identifiez-vous pour afficher ou ajouter un commentaire

Plus d’articles de Jérémy Carrara ★

Autres pages consultées

Explorer les sujets