Note particulière sur la S.N.C.F, annexe au rapport Nora, mai 1967
J’ai profité du week-end prolongé de la semaine dernière pour me rendre aux Archives nationales. Je voulais en effet consulter un document pas facile d’accès : l’annexe du rapport Nora consacrée à la SNCF.
Pour ceux qui n’auraient pas entendu parler du rapport Nora, de son vrai nom « Rapport sur les entreprises publiques » : ce rapport est connu pour constituer un tournant dans les relations entre entreprises publiques et État. Il définit ainsi les principales missions des différentes entités : « la mission de l’entreprise publique [est] l’efficience », « le rôle de l’État [est de] créer les conditions de l’autonomie des entreprises ».
J’étais curieuse de voir ce que contenait cette annexe spécifique sur la SNCF. Quelle était l’analyse d’un ingénieur-économiste (Claude Charmeil, X-1955, ingénieur des Ponts et Chaussées) en 1967 sur la situation de la SNCF et quelles étaient ses préconisations ?
Mon intérêt était à la fois historique (donc associatif, je suis trésorière de Rails & Histoire) et professionnel (prendre un peu de recul sur les prévisions auxquelles je peux moi-même m’adonner !!).
Le document est bien écrit et globalement facile à lire. Sans surprise les prévisions de l’ingénieur-économiste ne sont pas toutes vérifiées (même s’il a eu du nez sur d’autres).
L’évolution globale du ferroviaire
La prévision la plus étonnante, vue depuis ma fenêtre en 2024, est celle sur le fret (p.25, je souligne)
« Les résultats des deux dernières années (1965 et 1966) ont vu l’arrêt de la progression du trafic et même un léger déclin dont on peut se demander s’il constitue un accident dans la croissance normale du trafic. Le chemin de fer est cependant appelé à rester […] le moyen de transport le plus économique pour les envois massifs et pour les envois par charge complète. Ceci est vrai en tout cas lorsque la concurrence de la voie d’eau ne peut s’exercer – ce qui constitue un cas assez général – et bien que le transport routier ait affirmé depuis quelques années sa position concurrentielle pour certains produits. Des difficultés sont certes prévisibles avec la diminution probable de certains trafics hydrocarbures par suite de la construction d’oléoducs, pondéreux (charbon et minerais notamment) du fait de l’évolution naturelle de l’économie. Mais l’exemple de certains pays étrangers montre que le chemin de fer est appelé à garder dans un pays moderne (les USA notamment) la moitié du trafic de marchandises. La diminution prévisible de la part du chemin de fer ne saurait arrêter l’expansion de son trafic, ses pertes devant être plus que largement compensées par l’accroissement général des volumes à transporter. »
En revanche, pour au moins deux points, les prévisions de la note Charmeil touchent juste.
Les recommandations du rapport en termes d’évolution du secteur sont assez radicales, et sont dites sans aucune précaution oratoire « Il parait cependant indispensable de poursuivre les efforts dans cette voie, non seulement par fermeture de petites lignes, mais aussi par suppression de services omnibus sur les grandes lignes ». (p.24), « [le transport ferroviaire] apparait devoir concentrer ses activités et se dépouiller des trafics qu’il effectue actuellement à perte, trafic des omnibus voyageurs et acheminement du colis et du détail [pour le fret] » (p.26).
Parmi les prévisions inexactes, le rapport évoque « le développement de techniques nouvelles telles que l’aérotrain » (p.23), qui n’a pas eu le succès escompté ! Aujourd’hui, les rapports sur le transport ferroviaire citent en général les trains légers comme « technologies nouvelles » : Draisy, Flexy, Taxirail et Ecotrain. Les priorités de l’époque ont bien changé (et en mieux, selon moi !).
Des passages d’une modernité étonnante
Certains passages de la note Charmeil pourraient être reproduits tels quels dans un rapport moderne. C’est le cas en particulier de cette phrase, souvent entendue dans les débats sur les autocars express. « Les responsables régionaux mésestimant la qualité des services susceptibles d’être assurés par autocar (si toutefois on sait imposer aux compagnies des normes précises de régularité et de confort) croient voir dans l’abandon de la desserte par chemin de fer une cause de dépérissement de l’activité économique des zones intéressées. ». Comme souvent en lisant cette remarque, je me demande si la personne qui l’écrit prend souvent l’autocar. Pour l’utiliser régulièrement (Bourges - Châteauroux, Bourges - Menetou-Salon, Quimper-Crozon, Flixbus…) je vous certifie que train et car sont incomparables en termes de confort !!!
Autre passage intéressant dans la note Charmeil : l’importance qu’il donne à la « détermination des redevances d’infrastructure » (p.IX). La note souligne que les autres modes de transport ne paient souvent pas le coût des infrastructures qu’ils empruntent, pris en charge directement par l’État. Claude Charmiel parle de la « voie d’eau » (p.17). Aujourd’hui des rapports équivalents évoquent la route, notamment les camions circulant sur routes nationales. La note Charmeil souligne, ce qui est d’une brulante actualité, que si l’État prenait un peu plus sa part dans les coûts d’infrastructure, le déficit de SNCF serait moindre et la concurrence avec les autres modes plus équitables.
Recommandé par LinkedIn
Autre point qui m’a également surprise par sa « modernité » : la note Charmeil fait référence aux obligations découlant du droit européen et des contraintes que cela fait peser sur le choix de la France . « Dans le cadre des accords de Bruxelles, il faut prévoir une nouvelle limitation des interventions de l’État ». Je pensais que l’influence de la CE, et plus tard deviendra de l’UE, ne se commençait à se faire sentir que dans les années 1990, avec la Directive 1991/440/CEE. D’où l’intérêt de lire des documents historiques, pour mieux comprendre l’esprit du temps.
En revanche et sans surprise, le rapport ne mentionne absolument jamais les problèmes de pollution, que ce soit le bruit, l’enlaidissement des paysages ou la pollution atmosphérique. Certes, peu de personnes s’intéressaient au sujet à cette époque, mais il n’était pas totalement absent de l’esprit de certains intellectuels (cf. la trilogie de Serge Audier, La société écologique et ses ennemis, L’âge productiviste et La Cité écologique).
Un ton très similaire à celui du rapport Spinetta
Un autre phénomène m’a marqué à la lecture : la similarité dans le ton, la forme et même le contenu des recommandations entre la note Charmeil et un rapport bien plus récent, le rapport Spinetta[1]. Voici un rapide florilège :
Je ne pense pas que les personnes ayant contribué au rapport Spinetta aient un jour lu la note Charmiel (qui passe ses jours de congés aux Archives ?). Dans cette hypothèse, que traduit cette similarité indéniable ?
Bonus pour les ferrovipathes/philes : en 1967, le terme de « wagon » est visiblement toujours utilisé pour le transport de voyageurs (p.48) 😊
Pour ceux qui sont intéressés (et par amour de la connaissance), je vais joindre cette note au post qui fera mention de cet article (n’hésitez pas à m'envoyer un message si vous ne la trouvez pas).
--
5 moisJe suis interessé,je suis un ancien machinist sncc
Prof. in Transport Science - CY Cergy Paris Université
7 moisFélicitations Patricia ! bonne idée de temps en temps de regarder derrière nous pour avancer mieux ou plus vite !
Référent ETCS et systèmes conduite
7 mois" D'où l'intérêt de lire les documents historiques". Voici une remarque très intéressante, que je partage totalement et qui effectivement, de mon point de vue, permettrait à beaucoup de décideurs d'éviter de reproduire les mêmes erreurs que par le passé, ou tout au moins de défaire pour reconstruire par la suite 🙂...
Dirigeant du Pôle Planification Scénarisée Plateau de Planification Unique des lignes D et R chez SNCF VOYAGEURS Transilien
7 moisUn grand merci 🙏 Perennes Patricia pour le partage. Toujours un plaisir de vous lire
Retraité
7 moisMerci pour ce beau travail et ces infos. Tout le modernisme de la note est résumé par le mot "efficience" : à garder en tête pour penser le futur.