Olivier de Kersauson, capitaine ad hoc
Agréable rencontre avec le marin provo et poète, râleur et réflexif, sédentarisé en Polynésie pour y glaner les dernières miettes de bonheur.
- Olivier de Kersauson, capitaine ad hoc
Il débarque dans le hall du Bristol avec la démarche du marin ayant tout juste troqué l’écume pour la terre ferme. Et l’air hébété du coureur océanique contraint, à l’arrivée d’une course, de plonger à peine dessalé dans les bavasseries médiatiques. De la Polynésie, où il habite, à Paris, il y a douze heures de décalage. Un temps que l’insomniaque efface d’un sourire, soulignant que, malgré les fuseaux horaires alignés serrés, il demeure ponctuel. Vêtu d’une chemise en jean à poche récalcitrante, il expédie la séance photo et commente : «Il faut savoir faire court. Quand le type commence à vouloir me faire prendre des poses de couturier qui aurait vu un rat…»
Olivier de Kersauson est un homme peu banal. Il a en lui des siècles de courtoisie aristo et du revêche flamboyant, du loubard élimé et du réflexif à outrance. S’il clame haut et fort qu’il aurait pu mal tourner et devenir intello, on perçoit vite que le doux clapotis de sa pensée ne lui déplaît pas, qu’il s’amuse de ses vannes de bistrot et se réjouit de ses fulgurances poétiques.
Partie à la rencontre d’une misanthropie tranchante, on se retrouve face à un septuagénaire charmeur et charmant. Alors on jette d’un geste ample et lent notre filet et on observe. On le laisse partir loin et revenir glouton. De toute façon, on sait que celui qui ne navigue plus à la voile mais appâte espadons et barracudas dans les Tuamotu passera si besoin au travers des maillages.
Tignasse mal domptée et sourcils broussailleux, il tient à expliquer qu’à son âge on n’est pas maître du grand écart. Dans De l’urgent, du presque rien et du rien du tout, son dernier livre d’aphorismes, il détaille la société de l’après-guerre qui l’a vu grandir. «On n’avait pas appris à rêver du meilleur parce qu’on sortait du pire», lâche-t-il, avant d’embrayer sur la Bretagne des années 50, âpre et paradisiaque à la fois. Septième d’une fratrie de huit, rétif au martinet comme aux propositions intellectuelles des jésuites, le jeune Olivier passe d’internat en internat. En été, en bord de mer, près de Morlaix, il revit. L’écologie n’est pas encore à l’ordre du jour. Les vidanges grasses des chalutiers passent directement dans l’eau des ports. Aujourd’hui, il est impossible de bouder les propositions vertes. Alors le navigateur parle de Hulot et concède : «Je suis né dans les goudrons de la mer, donc il y a un truc que j’ai raté. Brutalement apparaît une proposition pas forcément stupide, pas obligatoirement con.» Plus poisson que viande, il conçoit les évolutions alimentaires mais refuse de se faire insulter. «Quand j’étais gosse, on était aux rutabagas et aux topinambours, alors quand on tuait la chèvre, on assistait au massacre avec délectation parce qu’on allait s’empiffrer. On est passé de 2 milliards d’habitants à 7, ça change la donne.»
De sa vie en mer, à bouffer du cordage et à se prendre des éléphants d’eau salée dans la figure, le disciple de Tabarly et capitaine autoritaire tire des formules percutantes : «J’ai davantage couru en solitude qu’en solitaire.» Ou insufflées de testostérone va-t-en-guerre : «Si ce n’est pas dangereux, on peut y aller ; si c’est dangereux, on doit y aller.» «La peur, c’est la négation de la beauté de l’humanité.» Propositions qu’il sait aussi modérer. «Au demeurant, je peux comprendre la peur. Aux mains de la Gestapo à 20 ans, on parle ou pas ? Moi, j’imagine que je parle tout de suite.»
Pas clanique, l’homme s’est toujours méfié des «C». Clubs, coteries, compagnonnages. Et prend systématiquement la tangente quand on cherche à l’enfermer dans une idéologie. Un réflexe qu’il fait remonter à l’enfance. «On m’a superbement protégé de l’idée d’être compris», dit-il. Hérissé par l’hystérie de #MeToo, il concède prudemment qu’«on n’est pas toujours de bons réceptifs de la douleur de l’autre. Je n’ai jamais été privé d’un film parce que je n’avais pas couché.» «Catholique social», il a monté avec ses équipiers des restaurants à Brest ou à Lorient. Entre fish and chips et moules-frites, on y rigole souvent gras. Prière, pourtant, de ne pas beugler ses chants de marins en présence du patron. Déconneur sidéral et grivois spontané, le chroniqueur sporadique des Grosses Têtes sur RTL a horreur de ça.
En 2014, il s’est remarié avec Sandra, une Polynésienne aux ascendances chinoises et anglaises qui a un don pour le jardinage et les boutures. Sous le mot «amour», il note : «C’est une promenade enchantée, très promenade et très enchantée. C’est une grâce.» La balade pépère et les obligations familiales ne sont pourtant pas son fort. La lippe gourmande, il se remémore les soirées passées chez Castel, à écluser avec Blondin avant que la coke ne traîne en coulisse. Grand-père, il n’adresse jamais la parole en premier à Iris et à Robert, les enfants de son fils Arthur, réalisateur de documentaires. Et se garde de toute intrusion brutale dans leur monde par respect pour le gosse qu’il a lui-même été.
L’anar de droite a souvent croisé les hommes de pouvoir. Quand on le questionne sur son vote, il fustige d’une boutade notre curiosité et brandit le secret de l’isoloir. A La Trinité, dans les années 60, il a barré le Cambronne, le voilier de Le Pen, et parle de Chirac qui a osé s’opposer à la guerre en Irak. S’il considère d’assez loin l’arène des décisionnaires, crier haro sur tous les baudets politiques est une facilité à laquelle il ne cède pas. La question des migrants le taraude réellement. Il ne comprend pas que des jeunes perdent la vie entre la Libye et l’Italie, estime qu’il serait temps que l’Europe prenne ses responsabilités.
Parfois, calé dans le cuir de son canapé, Kersau part ailleurs. Il sourit à une image qu’il est seul à voir, à un souvenir qui remonte. Comme ce 20 juillet 1969, quand, de quart sur Pen Duick IV, il avait appris que Neil Armstrong venait de fouler le sol de la Lune. Il en était resté pantois et enthousiaste, le regard collé à «cette faucille d’or». Oiseau migrateur, il décrit très bien l’aube et sa magie, «le velouté de la nuit, les bruns, les noirs, ces couleurs qui n’en sont pas. Les formes qui lentement surgissent». D’ailleurs, il éradiquerait bien les éclairages artificiels qui saturent nos villes et nous grillent la rétine et se promet de lire Sauver la nuit de Samuel Challéat.
Dans son carnet d’adresses, le vide gagne. Un jour, il a pris un papier et un crayon et a noté les noms des disparus. Il y en avait 273. Plutôt qu’accorder les pleins pouvoirs au désespoir, il a décidé de grappiller du bonheur à outrance. Chez Delahousse, son Samsung à clapet, qu’il ne sait sans doute pas mettre en mode avion, a sonné trois fois. On parie qu’en polisson jamais rassasié, il a adoré ça.
1944 Naissance.
1966-1974 Navigue avec Eric Tabarly.
1981-2009 Les Grosses Têtes, retour en 2017 avec Laurent Ruquier.
2004 Trophée Jules-Verne.
2019 De l’urgent, du presque rien et du rien du tout (le Cherche Midi).