ORDRE ET LIBERTE EN EUROPE 1815-1870, By Helena Megrelis
Helena Megrelis – Triplette 11 1 Ordre et liberté en Europe (1815-1870) À la fin du XVIIIème siècle, les idées qui ont inspiré la révolution française de 1789 se répandent en Europe : l’injonction kantienne du sapere aude ! est incarnée par la prise de la Bastille, puis dans les armées napoléoniennes qui traînent derrière elles cet esprit des Lumières que les monarques craignent tant. Pour Kant, les Lumières sont avant tout un questionnement des peuples sur leur propre actualité, sur leur propre minorisation : l’idée des Lumières est celle d’une sortie, d’une échappée — c’est le mouvement par lequel on quitte volontairement son état de dépendance confortable. “Les lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable.1 ” Le Sapere Aude!, c’est donc le courage de penser et d’agir en ne se recommandant que de sa conscience, le courage de se donner à soi-même une discipline de vie contre les tuteurs qui nous maintiennent dans une situation de minorité. C’est, en d’autres termes, le courage d’affirmer sa liberté contre l’ordre qu’on nous impose, qui donne naissance au principe d’autodétermination de l’individu. Politiquement, cette idée se traduit par le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, la revendication qui se trouvera au coeur de toutes les révolutions et contre-révolutions du XIXème siècle européen. En effet, cette tension entre la liberté de l’individu et l’ordre de la société est fondatrice : c’est elle qui occupera tous les théoriciens de la modernité, en posant au libéralisme la question centrale que le XIXème siècle tentera confusément de résoudre: l’ordre — autrement dit, la paix et la sécurité de tous — est-il compatible avec un régime de libertés individuelles? Cette question est éminemment actuelle, puisqu’elle se pose dans les mêmes termes aujourd’hui, lorsque l’on s’interroge sur l’état d’urgence et ses conséquences. Se pencher sur la façon dont l’Europe à tenter d’y répondre dans le courant du XIXème siècle, alors que la liberté des peuples était une idée neuve, est donc d’autant plus important. Si Goethe préférait l’ordre à la liberté — “Mieux vaut une injustice qu’un désordre” —, nous verrons que les deux notions ne se sont pas toujours opposées, et que l’histoire du XIXème siècle, du Congrès de Vienne à “l’Empire libéral” de Napoléon III, est précisément celle d’un dialogue parfois houleux, d’une harmonie parfois délicate, d’un jeu de cordes qui cherchent à s’accorder tout au long de ce grand “concert des nations.” * * * I. 1815 - 1830 : L’Europe de la Sainte-Alliance, un retour à l’ordre contesté. Le 31 mars 1814, après la difficile campagne de France, les armées russes et prussiennes réussissent à rentrer dans Paris. Trois jours plus tard, le Sénat, habilement manoeuvré par Talleyrand, prononce la déchéance de l’empereur Napoléon, “coupable d’avoir violé son serment et attenté aux droits des peuples en levant des hommes et des impôts contrairement aux institutions.” De son côté, l’Empereur, apprenant la reddition de 1 Emmanuel Kant, Vers la paix perpétuelle Que signifie s’orienter dans la pensée ? Qu’est-ce que les Lumières ?, p.43, Flammarion, 2006 Helena Megrelis – Triplette 11 2 Paris, se détourne sur Fontainebleau avec les 60 000 hommes qui lui restent. Ses plus fidèles compagnons lui suggèrent d’abdiquer ; il s’exécute et signe l’acte d’abdication le 6 avril. Il se voit promettre en contrepartie la souveraineté sur l’île d’Elbe, une pension de deux millions de francs par an versée par la France et la possibilité de conserver le titre d’empereur. * Quand Napoléon abdique, au printemps 1814, les cadres territoriaux et les structures sociales de l’Europe sont détruits. Il faut reconstruire l’Europe, régler son sort, et dès septembre 1814 les souverains, ministres et diplomates se réunissent à Vienne pour décider de l’avenir. Le choix de la ville de Vienne n’est pas anodin, et laisse déjà sous-entendre le ton du Congrès : en effet, la capitale autrichienne est l’une des rares villes européennes à ne pas avoir “souffert” des élans révolutionnaires du début du siècle, l’Ordre Ancien, la monarchie sont restés inchangés. C’est dans ce cadre que les vainqueurs de Napoléon signeront le Traité de Metternich, qui non seulement réorganise la carte de l’Europe, mais enterre également les grandes idées propagées par les armées françaises. C’est l’Europe de la Saint-Alliance : une Europe de Princes, absolutiste et religieuse, donc parfaitement anti-libérale. La réorganisation territoriale laisse la Russie acquérir une partie de la Pologne et la Finlande, tandis que l'Autriche obtient le Tyrol, certaines provinces illyriennes et une partie de l'Italie du Nord. Les territoires des monarchies sont agrandies et les frontières européennes modifiées. La monarchie de droit divin est remise en place notamment par l’intermédiaire de la dynastie des Bourbons : Louis XVIII devient roi de France et de Navarre en 1815, Ferdinand VII est placé à la tête du Royaume d’Espagne dès 1814. On parle alors de “l’Europe des Princes,” qui rétablit, moins de 50 ans après la révolution française, le pouvoir absolu des rois, réaffirme les valeurs de l’Ancien Régime et lutte, par tous les moyens, contre les idées révolutionnaires. Certains privilèges sont restaurés, l’idéal révolutionnaire d’un individualisme égalitaire est banni ; et le catholicisme occupe à nouveau une place primordiale en re-devenant religion d’Etat au sein de nombreux pays. Pour pérenniser la restauration, le congrès de Vienne s’organise en formant la SainteAlliance : cette union doit garantir que les États membres prendront des décisions de façon multilatérale, afin de garantir l’ordre et la stabilité enfin rétablie du continent, et de protéger les grands principes qui les unissent. La Russie orthodoxe, la Prusse protestante, l’Autriche catholique et le Royaume-Uni forment une alliance anti-libérale, anti-nationale et antirévolutionnaire. Il en résulte que l’Europe connaît, sous la Saint-Alliance, une période de stabilité relative : le congrès de Vienne semble avoir permis d’éviter l’émergence de nouvelles politiques expansionnistes, ou une seconde Révolution Française. Cependant, il est impossible de faire disparaître toutes les avancées et les réformes du début du siècle : les Princes sont contraints de maintenir quelques lois civiles napoléoniennes, les monarchies ne peuvent faire autrement que de fonctionner sous l’influence d’organes parlementaires. Par exemple, Louis XVIII octroie la Charte constitutionnelle du 4 juin 1814 qui conserve plusieurs principes de la Révolution comme « l'égalité de tous devant la loi» ; une constitution est rédigée dans quelques états du sud du Royaume d’Allemagne ; les droits seigneuriaux sont abolis en Italie, en Belgique et en Allemagne. On proclame également la Helena Megrelis – Triplette 11 3 fin de la traite négrière (dès 1815 pour la France et à partir de 1808 pour la Grande-Bretagne et les Etats-Unis). La tentative de rétablissement de l’ordre est donc imparfaite : si certaines structures du pouvoir pré-révolutionnaire sont restaurées, il semble que les citoyens, désormais contaminés par le courant des Lumières, sont trop fervents de libertés pour se résoudre à accepter un retour complet à l’Ancien Régime. * L’ordre rétabli est en effet très rapidement menacé par les aspirations libérales des sociétés européennes. Les premières revendications s’opposent au découpage territorial imposé par le traité de Metternich, accusé de ne pas avoir pris en considération le droit des peuples à disposer d’eux-même. Dans un contexte où les aspirations nationales sont fortes et pressantes, la division des peuples au sein d’États factices, dont les frontières ne répondent à aucune autre logique que celle du maintien des bonnes relations entre Princes, font gronder les foules. Certains peuples se retrouvent dominés par des nations étrangères — c’est le cas des Belges par les Pays-Bas, des Irlandais par le Royaume d’Angleterre et des Valaques (chrétiens des Balkans) par l’Empire ottoman musulman. Des mouvements d’opposition se constituent alors et réclament le retour des libertés fondamentales, en particulier les libertés d’expression et de réunion. Ils désirent des institutions et un système politique représentatif, construit autour de la notion d’État-Nation qui voit le jour à cette époque. C’est l’émergence en Europe des mouvements nationaux, qui réclament une unité nationale — en Allemagne et en Italie notamment, mais aussi en Belgique, et dans les Balkans (avec les indépendantistes chrétiens). Les mouvements d’opposition à la Sainte-Alliance se constituent également d’un point de vue purement idéologique : ils demandent le respect de la propriété privée et du libre-échange, les deux grands principes du libéralisme économique. Toutes ces idées séduisent et s’étoffent au sein des associations étudiantes ou politiques, comme les groupes de vétérans des armées napoléoniennes, ou les hétairies grecques nationalistes. Rapidement, elles se propagent en Belgique, en Rhénanie, dans les États allemands et en Italie. Par ailleurs, le courant artistique de l’époque, le romantisme, colore ces luttes et ces aspirations de l’urgence passionnelle et du feu qui l’anime : le héros romantique est un individu (et non plus un archétype) dont la société nie les aspirations, il est celui qui se révolte contre les normes, qui se rebelle pour prendre en main ce destin qui lui échappe — et par extension, celui qui est prêt à prendre les armes pour gagner son auto-détermination. Le romantisme, en quelques sortes, enjoint un libéralisme déchaîné. Conscients des réticences (ou des répressions) des monarchies vis-à-vis des idées libérales, l’opposition s’organise en société secrètes inspirées de la franc-maçonnerie et prêtes à intervenir en cas de soulèvement populaire. Le plus important de ces mouvements, les Carbonari en Italie, sert de modèle aux Charbonniers en France ainsi qu’à d’autres sociétés secrètes en Europe. * L’Europe des Princes et de la Sainte-Alliance tente de revenir, en 1814, à l’Ordre Ancien qui promeut les valeurs et les normes des monarchies absolutistes de l’Ancien Helena Megrelis – Triplette 11 4 Régime ; mais la restauration reste incomplète. Il est, en effet, impossible d’effacer entièrement le progressisme libéral qui a suivi la révolution française. L’Europe, qui a fait l’expérience des lois françaises sous l’Empire, tolère mal ce retour en arrière. Très vite, les mouvements libéraux, excédés par le découpage territorial du traité de Metternich et passionnés par la cause nationale, radicalisent leur combat. C’est l’ordre de la Sainte-Alliance qui commence à chanceler, et qui mène au début de l’épisode révolutionnaire européen de 1830. II. 1830-1848 - Espoirs et échecs du Printemps des Peuples. Grâce à une forte coopération entre ses États membres, la Sainte-Alliance réussit à maintenir sa politique et à s’imposer jusqu’aux années 1830. L’Autriche apporte son soutien au roi de Naples et du Piémont en intervenant contre les étudiants allemands ; cette implication dans la vie politique de l’Italie provoque un fort sentiment anti-autrichien dont l’opéra de Verdi en 1842, Nabucco, rend compte. La France, après avoir rejoint la SainteAlliance, apporte son soutien à l’Espagne et réussit à calmer les poussées révolutionnaires. Dans une dynamique commune, les États de la Sainte-Alliance pourchassent les opposants libéraux au nom de cet Ordre qu’ils veulent à tout prix sauvegarder (surtout en France, en Italie, en Russie et dans les États allemands) ; mais leur manque de légitimité et de soutien populaire finira par faire échouer leur alliance. Peu à peu, l’ordre de la Sainte-Alliance est mis à mal. Des divisions entre les pays apparaissent : l’Espagne perd une importante partie de son empire en Amérique latine, l’Autriche souhaite apporter son soutien mais ce n’est pas le cas du Royaume-Uni, ce qui crée naturellement de fortes dissensions. De plus, les libéraux affirment de plus en plus leurs revendications : ils se soulèvent contre le roi Ferdinand qui veut un retour à l’absolutisme et l’abolition de la Constitution de Cadix, ils luttent contre l’occupation autrichienne en Italie dans l’espoir d’obtenir une unité italienne. C’est la proclamation d’indépendance des Grecs en 1822 qui signera la chute définitive de la Sainte-Alliance : la Russie, le Royaume-Uni et la France ont décidé d’aider les Grecs contre les Turcs. Trois de ses membres viennent d'aider à la première victoire des libéraux européens, c’est la fin de la Sainte-Alliance. Quelques années plus tard, en 1830, une partie de l’Europe connaît également un épisode révolutionnaire important. Pendant le mois de juillet, le roi de France, Charles X, fervent défenseur de l’absolutisme, est renversé par la révolution des “Trois Glorieuses”. Son successeur, Louis-Philippe, roi des Français, prête serment sur la Constitution et tient son pouvoir du peuple. C’est une autre victoire pour les libéraux contre l’Ordre Ancien. Par ailleurs, des émeutes éclatent en Belgique, en Italie et en Pologne. En août 1830, le mouvement libéral et national belge proclame l'indépendance de la Belgique qui est reconnue en septembre. Helena Megrelis – Triplette 11 5 L’effondrement de la Sainte-Alliance et de l’ordre qu’elle avait instauré constitue donc une lueur d’espoir pour les libéraux européens, qui y voient une première victoire. Cet espoir sera cependant vite déçu: en France, la monarchie de Juillet qui semblait pourtant fondée sur une reconnaissance des libertés individuelles se révèle en fait très conservatrice et réprime durement les mouvements populaires. Par ailleurs, l’empire d’Autriche, symbole de l’absolutisme, est resté figé dans des structures d'Ancien Régime: les minorités ethniques (Tchèques de Bohême, Polonais de Galicie, Serbes du Danube, Roumains de Transylvanie, Italiens du Trentin et du Trieste, ...) supportent mal leur domination. Enfin, les mouvements révolutionnaires dans les villes italiennes en 1831 et des nationalistes allemands en 1832 sont immédiatement écrasés. Il faudra que la crise économique et sociale, d’une violence inédite, s’ajoute à la crise identitaire des minorités opprimées pour que l’Europe soit finalement secouée par une véritable révolution populaire dans les années 40. * A partir de 1845, l'Europe est secouée par une crise économique et sociale inédite, puisqu'elle combine des caractéristiques de crise traditionnelle de l'Ordre Ancien (famine) et de crise modernes (économies financiarisées). En Irlande, la maladie de la pomme de terre entraîne une véritable famine qui provoque la mort de plus d’un demi-million de personnes et pousse au moins un million à l’émigration. Les populations exigent la baisse d'impôts et des taxes locales ou nationales, veulent abolir les monarchies absolutistes dont la légitimité n'est pas adossée à un texte constitutionnel. Leurs revendications sont portées par de nouvelles idées politiques qui critiquent les inégalités sociales et le système économique capitaliste. Le socialisme revendique une société plus juste et plus égalitaire. Des utopistes proposent des cités ouvrières idéales (comme le Phalanstère de Fourier) et les socialistes révolutionnaires (inspirés par Karl Marx) défendent l'idée d'une société communautaire. Tous ces évènements, et ces espoirs déçus, sont à l’origine même du caractère inédit de l’épisode révolutionnaire de 1848. Les assauts libéraux contre l’Europe du Congrès de Vienne qui avaient échoué en 1830, paraissent finalement devoir l’emporter en 1848 : la nouvelle vague révolutionnaire qui secoue l’Europe est appelée le « Printemps des peuples, » mené par les citoyens européens pour faire triompher la souveraineté populaire, leur attachement à l'union des peuples. Grâce à des codes et des modes d'action communs (barricades), les révolutionnaires ont su donner un nouveau souffle dans leurs revendications. Des manifestations se multiplient dans les villes (Prague, Vienne, Budapest, Berlin, Naples, Rome…) et aussi dans les campagnes. En France, Louis-Philippe s’oppose à l’élargissement à la réforme politique (élargissement du corps électoral, interdiction d’être à la fois député et fonctionnaire) réclamée par la campagne des banquets. Cela provoque son renversement en février 1848. La IIe République est proclamée, elle met en place le suffrage universel, la peine de mort en matière politique est supprimée, la liberté de presse et celles des réunions publiques sont reconnues et le principe de l’abolition de l’esclavage est adopté. En mars, étudiants et bourgeois autrichiens se soulèvent et réclament un régime constitutionnel, leur mouvement reproduit par les Tchèques et les Hongrois. Les premiers Helena Megrelis – Triplette 11 6 adoptent une charte libérale tandis que les seconds obtiennent leur propre gouvernement. Metternich doit s’exiler et des réformes sont mises en place : liberté de presse, élection d’une assemblée constituante, création d’une garde nationale bourgeoise… Dans la Confédération germanique un Parlement préparatoire (Vorparlament) est chargé de réformer politiquement l’Allemagne, les manifestations en Bade, en Wurtemberg, en Saxe, en Hesse-Darmstadt et à Nassau obtiennent des réformes libérales, FrédéricGuillaume IV roi de Prusse accorde un gouvernement libéral. Mais surtout le Parlement de toute l’Allemagne se réunit en mai 1848 et commence à réfléchir à une Constitution commune, et quelque semaines plus tard un gouvernement fédéral provisoire est nommé. L’Italie entière se soulève, à Venise, Milan, dans les duchés de Parme et de Modène... Le peuple se libère de l’occupation autrichienne. Les Républiques de Venise, Rome et Florence sont créées. En Suisse le suffrage universel est proclamé ! A première vue le printemps des peuples de 1848 semble être la culmination du libéralisme en Europe, les réformes libérales sont partout adoptées et l’Ordre ancien apparaît comme réellement détruit. Cependant, bien que le début de cet épisode soit particulièrement encourageant pour les européens fervents de libertés, très rapidement, la situation se renverse et les échecs révolutionnaires s’accumulent. Des nationalistes s'opposent : les Slaves ne veulent pas de la domination des Magyars et n’acceptent pas l'idée d'une grande Allemagne. ; le roi de Prusse refuse la couronne d'empereur des Allemands et renonce à unifier l’Allemagne. En Europe centrale et en Europe orientale, l’armée autrichienne écrase le mouvement tchèque, la Révolution viennoise, puis avec les Russes, l’insurrection hongroise. De plus, les souverains conservateurs d'Autriche et de Russie reviennent à des régimes autoritaires. Les Autrichiens reviennent en Italie et les républicains doivent fuir vers le Piémont. Ces bouleversements marquent la fin du Printemps des Peuples. * L’année 1848, qui représentait initialement une percée politique et sociale inédite pour les libéraux, se solde finalement par un cuisant échec. Bien sûr, il reste quelques acquis : le Piémont et la Prusse gardent une constitution ; les revendications nationales et libérales, certes difficiles à mettre en place politiquement, se sont renforcées en Europe. D’une certaine façon cet épisode incarne, dans toute sa complexité, les insurmontables tensions entre Ordre et libertés en Europe au XIXème siècle, où l’un de cesse de renverser l’autre, où les deux se renforcent dans leur chute. Les hommes politiques et certains penseurs tentent d’analyser ces échecs : deux courants majeurs se distinguent. Une première majorité, incarnée par Mazzini, se résout à l’idée que la lutte armée n’est pas la plus efficace ; ils décident d’y renoncer. Les seconds rejoignent Karl Marx et Friedrich Engels dans l’idée que seule la lutte des classes peut vraiment aboutir à la naissance d’une société nouvelle. Sur le plan politique, c’est l’arrivée au pouvoir de Napoléon III et la naissance du Second Empire qui incarnera le nouvel équilibre européen entre ordre et liberté, en proposant un savant mélange des deux : l’Empire libéral. Helena Megrelis – Triplette 11 7 III. 1851- 1870 : Le Second Empire, un nouvel équilibre entre Ordre et liberté “Le premier souverain qui, au milieu de la première grande mêlée, embrassera de bonne foi la cause des peuples, se trouvera à la tête de toute l’Europe.” De cette phrase issue du Mémorial de Sainte-Hélène, l’héritier du fondateur de l’Empire français tire une certaine leçon philosophique, destinée à faire du “principe des nationalités” le levier du rétablissement de la prépondérance française en Europe et dans le Monde. La destruction des traités de 1815 et le fait de rendre à la France ses frontières naturelles seront les buts constants de sa politique extérieure. L’Empereur souhaite créer un nouvel équilibre européen assuré par un système de congrès qui permettrait de résoudre pacifiquement les principaux problèmes internationaux. Napoléon III se positionne donc comme le “libérateur” des peuples : sa sympathie pour les peuples opprimés est réelle. Durant son exil, l’Empereur français a vécu en Allemagne et a assisté aux épisodes révolutionnaires de 1820 ; en Italie, il s’est apparemment lié à la Charbonnerie et aurait participé à la révolte de 1830 contre le pape Grégoire XVI. Il confirme son attachement au principe des nationalités en organisant à Paris du 27 février au 8 avril 1856, après la guerre menée en Crimée par la France et ses alliés contre la Russie tsariste, la conférence de la Paix, au cours de laquelle il se pose comme le nouveau chef d’orchestre du concert européen. Le Congrès de Paris réunit les ministres des Affaires étrangères de la Russie, de la Turquie, de la Grande-Bretagne, du Piémont-Sardaigne, de l’Autriche et de la Prusse sous la présidence du ministre français Walewsk. Les idées de l’empereur en matière de politique extérieure atteignent à ce moment une audience internationale. Le principe des nationalités est alors posé sur la table des négociations et triomphera quelques années plus tard avec l’unité italienne et l’indépendance de la Roumanie. A la même époque, le libéralisme économique triomphe également en Europe, encore une fois sous l’impulsion française : en 1860, Richard Cobden et Michel Chevalier signent le traité de commerce franco-britannique, qui prévoyait une baisse de 15 % en moyenne des droits de douane perçus sur les marchandises entre les deux pays. C'est le premier traité de libre-échange signé entre les deux pays depuis celui de 1786. Pour Richard Cobden, c'est l'aboutissement d'un combat de près de trente ans. Dans la même optique de paix entre les nations, le libre-échange apparaissait pour le gouvernement français comme le moyen de rendre la guerre impossible aux sein des Etats européens. Ainsi, durant les premières années de l’Empire, la politique étrangère de Napoléon III enregistre des succès spectaculaires, sur le plan économique comme sur le plan politique. Les grandes idées libérales triomphent : le libre échange, le principe des nationalités. Napoléon III ira jusqu’à soutenir le Piémont contre l’Autriche en 1859 pour encourager les premiers pas de l’unité italienne. * Helena Megrelis – Triplette 11 8 Le sentiment national italien a été fortement stimulé par la Révolution française et l'Empire. Les intellectuels italiens, en effet, se passionnent pour les idées révolutionnaires, au nom desquels ils organiseront les insurrections dans les villes du nord de l’Italie, alors gouverné par l’Empire autrichien. L’épisode italien et ses nombreux rebondissements est à lui seul un exemple parlant de ce qui se passe dans toute l’Europe entre les libéraux qui incarnent les aspirations nationales et impulsent des soulèvements populaires, et les grands États qui les répriment, attachés à l’Ordre Ancien jusqu’à ses derniers sursauts. La révolution italienne de 1848 est organisée par le Piémont, où la résistance contre l’Autriche est la plus forte. Le roi Charles-Albert, qui dirige le Piémont-Sardaigne de 1831 à 1849, aspire à unifier l'Italie et déclare la guerre à l’occupant autrichien, mais faute de soutien il est vite mis en échec par l’Autriche qui continue de dominer une Italie divisée. Le moteur de l'unification italienne va tout de même être le royaume de Piémont-Sardaigne avec, à sa tête, le roi Victor-Emmanuel II. En effet, l’échec des révolutions de 1848 a prouvé aux libéraux italiens qu’ils ne peuvent désormais compter que sur un pouvoir fort, capable d’organiser le peuple et de s’imposer aux princes. En maintenant la Constitution octroyée précédemment par son père, en dépit des désaccords avec l’Autriche, Victor-Emmanuel II va permettre à la dynastie d’apparaître comme leader des aspirations nationales et libérales de toute la péninsule. La majorité des partisans de l’unité se rallient donc à la “solution piémontaise.” Son ministre Cavour entame, dès les années 1850, une politique de modernisation du pays afin qu’il soit prêt à affronter l’Empire des Habsbourg une fois le moment venu. Le Premier ministre développe l'agriculture, favorise l’essor de nouvelles industries, développe les infrastructures et les moyens de transport du pays (crée un réseau ferroviaire, modernise le port de Gênes), accroît la puissance militaire et signe un certain nombre de traités de commerce libre-échangistes avec la Belgique, le Royaume-Uni, la France, la Suisse, et le Zollverein. Le petit royaume de Piémont-Sardaigne se transforme donc en un Etat moderne et attractif pour tous les patriotes de la péninsule. Une des priorités du gouvernement demeure cependant d’organiser un rapprochement avec l’Angleterre et surtout avec la France de Napoléon III, qui soutient naturellement la cause italienne. C’est d’ailleurs dans le but de gagner leur sympathie que le royaume de Piémont s’est engagé, à leurs côtés, dans le conflit en Crimée. En 1859, motivée par l’attentat d’Orsini (un patriote romagnol et mazzinien qui tente de tuer l’empereur), la France intervient militairement en Italie contre l'Autriche. L’alliance franco-sarde est signée le 26 janvier 1859. La constitution d’un grand royaume d’Italie du Nord (avec, entre autre, le Piémont, la Lombardie et la Vénétie) est prévue, le reste de la péninsule sera partagée en trois Etats : Etats de l’Eglise, royaume d’Italie centrale et royaume de Naples. Il est convenu que la France récupère en échange le comté de Nice et la Savoie. Le 19 avril 1859, l’Autriche déclare la guerre au royaume de Piémont après une longue série de provocations de la part des italiens qui cherchaient à susciter le casus belli mis en place par l’accord de Plombières et par le traité de janvier 1859. Napoléon entre en guerre. Une série de bataille est remportée par les armées franco-sardes parmi lesquelles se trouve la bataille de Magenta (mai-juin 1859) qui ouvre la route de la Lombardie. Quelques jours plus tard, les armées pénètrent dans Milan. A l’issu de la bataille de Solférino est signée Helena Megrelis – Triplette 11 9 un traité de Paix le 9 juillet 1859 à Villafranca. Cependant, Cavour est loin d’être satisfait des mesures dont on a convenu dans le traité ; on accuse Napoléon III de ne pas avoir tenu ses promesses et Cavour démissionne. Or, contre toute-attente, le processus d’unification italienne s’accélère quand les patriotes italiens se soulèvent dans les duchés de Parme, Modène, Toscane et en Romagne, obtenant leur rattachement au Piémont-Sardaigne. En 1860, Garibaldi, un républicain soutenu en secret par Cavour, s’empare du Royaume des Deux Siciles avec mille volontaires (« l'expédition des mille »). Sous prétexte d’arrêter Garibaldi, qui risque, en passant par Rome, de renverser le Pape (ce qui risquerait d’entraîner une rupture avec Napoléon III), l’armée piémontaise occupe la Marche et l'Ombrie, prise au pape. En janvier 1861, des plébiscites, votés avec écrasantes majorités, puis des élections générales légitiment la proclamation du Royaume d’Italie le 23 mars 1861. Le roi de Piémont-Sardaigne, Victor-Emmanuel, devient roi d’Italie. La Vénétie (1866) et les Etats du pape (1870) sont rattachés à l'Italie suite à une nouvelle guerre contre l’Autriche. En 1870, l'Italie est enfin unifiée. A la même période, l’Allemagne entame son unification sous l’impulsion du chancelier Otto von Bismarck. L’idée n’est cependant pas de répondre à l’appel du libéralisme : c’est la grandeur de la Prusse qui est en jeu. L’Empire qu’il a pour projet de former serait donc prussien, conservateur, autoritaire et anti-autrichien. Cependant l’unité, ici aussi, est largement influencée par les réformes libérales de l’économie: le Zollverein, de 1834 à 1851, a permis la libre circulation des marchandises et joué un rôle central dans la cohésion et l’unification des territoires allemands. Elle est aussi vivement plébiscitée par les intellectuels allemands tels que Fichte, qui a conceptualisé l’idée germanique de Nation. L’unité territoriale et politique sera finalement acquise par la guerre contre ses voisins : l’Autriche, vaincue à Sadowa en 1866; et la France, écrasée en juillet 1870. Les unités italiennes et allemandes incarnent bien les forces en jeu dans le concert européen du 19ème siècle : toujours plus résolus, les libéraux laissent, au fil de leurs révoltes, de moins en moins de place à l’Ordre des Princes. L’unité nationale est finalement l’aboutissement et le triomphe d’un nouvel ordre libéral en Europe. * Jusqu’en 1858, Napoléon III impose à la France un régime autoritaire, exerçant un fort contrôle sur les libertés individuelles des citoyens. Or, peu de temps après, il prend rapidement conscience du fait que les catholiques, que l’on appelle alors, les ultramontains, sont très hostiles à sa politique italienne tandis que le milieu des affaires s'oppose au « coup d'État douanier » du 23 janvier 1860, traité de libre-échange signé avec les Anglais. L’empereur considère donc nécessaire de trouver de nouveaux appuis et va tenter de rallier les libéraux et la petite bourgeoisie anticléricale. Il décide, par exemple, d’accroître les pouvoirs du Corps législatif, qui pourra désormais voter le budget par section, discuter et voter chaque année un texte en réponse au discours du trône. Il met également en place des politiques fortement libérales et progressistes en accordant le droit de grève en 1864 et en Helena Megrelis – Triplette 11 10 faisant voter un certain nombre de lois sur la liberté de la presse et la liberté de réunion en 1868. Ces positions lui valent le surnom de “Prince Président.” Cependant, ces lois se retourneront contre lui : En 1869, des élections sont organisées et donnent 90 députés aux républicains. L’opposition se renforce et c’est bien le régime qui échoue de lui-même. Pour contrer les conservateurs, et notamment l’opposition menée par le Parti de l’Ordre qui gagne de l’influence au Parlement, Napoléon III et son chef de gouvernement, Émile Ollivier, pensent qu’une victoire militaire pourrait leur permettre de regagner des soutiens. Ils déclarent la guerre à la Prusse et sont rapidement écrasés : l’armée française capitule à Sedan le 2 septembre 1870, consacrant à la fois l’unité allemande, et la fin du Second Empire. * * * La défaite de Napoléon III contre Otto von Bismark est significative pour notre sujet : finalement, c’est l’Empire libéral de Napoléon III — engagé pour la ligue internationale de la paix et de la liberté et défenseur de l’idée romantique des États-Unis d’Europe — qui est écrasé à Sedan par un chancelier conservateur qui ne s’est allié au mouvement nationallibéral allemand que pour servir la grandeur de la Prusse. Le concert européen s’achève donc sur une dissonance — celle qui a caractérisé tous les grands mouvements du siècle : la liberté a été la grande force à l’oeuvre, l’aspiration ultime des révoltés ; elle a parfois su imposer un nouvel ordre, libéral, progressiste ; elle s’est souvent matérialisée dans la sphère politique grâce aux succès du libéralisme économique ; mais elle s’est continuellement heurtée à une résistance farouche, menée par les représentants et les héritiers de l’Ordre ancien, toujours à l’oeuvre en 1870. Avec la défaite de Sedan, l’idée même de l’Empire libéral napoléonien est enterrée d’un jour à l’autre. Le plus grand succès du libéralisme sera tout de même d’avoir réussi à imposer partout en Europe les fondements de l’État-nation libéral, incarné par les unifications italienne et allemande. L’Etat-nation deviendra en effet le modèle de référence dans le courant du XXè siècle, et représente, d’une certaine façon, le dépassement des tensions entre ordre et liberté, en reprenant à son compte le mot de Marbeau : “Si la liberté est le respect des droits de chacun, l’ordre est le respect des droits de tous.”