Ouvrir ou protéger le marché national ? La question vue par Émile Zola
Une batteuse à vapeur en France, 1883

Ouvrir ou protéger le marché national ? La question vue par Émile Zola

Émile Zola, La terre (extrait) :

« (…) Le déjeuner tirait à sa fin, une truite de l’Aigre après une omelette, et des pigeons rôtis.

– Ce qui nous tue, dit M. de Chédeville (un député), c’est cette liberté commerciale, dont l’empereur s’est engoué. Sans doute, les choses ont bien marché à la suite des traités de 1861, on a crié au miracle. Mais, aujourd’hui, les véritables effets se font sentir, voyez comme tous les prix s’avilissent. Moi, je suis pour la protection, il faut qu’on nous défende contre l’étranger.

Hourdequin (un riche fermier), renversé sur sa chaise, (…) parla lentement :

– Le blé, qui est à dix-huit francs l’hectolitre, en coûte seize à produire. S’il baisse encore, c’est la ruine... Et, chaque année, dit-on, l’Amérique augmente ses exportations de céréales. On nous menace d’une vraie inondation du marché. Que deviendrons-nous, alors ?... Tenez ! moi, j’ai toujours été pour le progrès, pour la science, pour la liberté. Eh bien ! me voilà ébranlé, parole d’honneur ! Oui, ma foi ! nous ne pouvons crever de faim, qu’on nous protège ! Il se remit à son aile de pigeon, il continua :

– Vous savez que votre concurrent, M. Rochefontaine, le propriétaire des Ateliers de construction de Châteaudun, est un libre échangiste enragé ?

Et ils causèrent un instant de cet industriel, qui occupait douze cents ouvriers, un grand garçon intelligent et actif, très riche d’ailleurs, tout prêt à servir l’Empire, mais si blessé de n’avoir pu obtenir l’appui du préfet [… , ce qui ne tarda pas à changer puisque Napoléon III avait fini par rallier le camp du libre échange].

– Parbleu ! reprit M. de Chédeville, lui ne demande qu’une chose, c’est que le pain soit à bas prix, pour payer ses ouvriers moins cher.

Le fermier, qui allait se verser un verre de bordeaux, reposa la bouteille sur la table.

– Voilà le terrible ! cria-t-il. D’un côté, nous autres, les paysans, qui avons besoin de vendre nos grains à un prix rémunérateur. De l’autre, l’industrie, qui pousse à la baisse, pour diminuer les salaires. C’est la guerre acharnée, et comment finira-t-elle, dites-moi ? En effet, c’était l’effrayant problème d’aujourd’hui, l’antagonisme dont craque le corps social. La question dépassait de beaucoup les aptitudes de l’ancien beau, qui se contenta de hocher la tête, en faisant un geste évasif. Hourdequin, ayant empli son verre, le vida d’un trait.

– Ça ne peut pas finir... Si le paysan vend bien son blé, l’ouvrier meurt de faim ; si l’ouvrier mange, c’est le paysan qui crève... Alors, quoi ? je ne sais pas, dévorons-nous les uns les autres ! (…) ».

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