Paris, sujet et support de tableau : texte et vidéo
Quand Paris se laisse prendre par un artiste (peintre, photographe ou plasticien), il est tantôt sujet, tantôt support de tableaux: Les vues représentent rarement la ville historique, son patrimoine ou sa modernité les installations, performances ou interventions de rue réveillent l’Histoire ou la Poésie de la capitale.
Mais Paris est rarement sujet de tableaux avant l’avènement de l’Impressionnisme, car académiquement le paysage urbain n’est pas un genre pictural quand il ne se réfère pas à l’Antique!
Or l’héritage gallo-romain de la capitale est pauvre: vestiges des thermes de Cluny (peu parlants pour les non initiés) et amphithéâtre des arènes de Lutèce (évoquant davantage une aire de jeu moderne qu’un espace dédié aux gladiateurs et aux acteurs...)
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Dérogent à cette règle de l’art les frèresLimbourg, miniaturistes du XV° siècle naissant et enlumineurs des Très Riches Heures du duc de Berry. Ils représentent, avec un luxe de détails et des couleurs vives, les architectures contemporaines; trois planches de leur calendrier et une miniature donnent à voir des bâtiments parisiens:
- La scène de cavalcade illustrant le mois de mai se situe devant la Conciergerie ou Palais de la Cité, demeure royale et siège du pouvoir monarchique à l’époque gothique; à gauche se dresse la tour carrée du Châtelet, siège de la prévôté de Paris mais aussi prison; le bâtiment est reconnaissable par les toits coniques surmontant les tours, encore visibles aujourd’hui.
- La fenaison du mois de juin a lieu en bord de Seine et a, elle aussi, pour décor le Palais de la Cité, vu cette fois depuis la rive gauche; à sa droite se dresse la Sainte Chapelle.
- Quant aux semailles du mois d’octobre, elles se déroulent devant le Louvre de Charles V, forteresse défensive, demeure et bibliothèque royales, dont nous connaissons les fondations.
- Enfin, la miniature de la Rencontre des Mages, très peu orientale, a pour cadre la ville de Paris, dont on reconnait sans hésitation Notre-Dame et la Sainte Chapelle.
- Ces «portraits architecturaux», tels que les qualifiait l’Historien d’Art Panofsky, sont contemporains de la Guerre de Cent Ans; ils glorifient avec un rare Naturalisme les différents sièges de pouvoir, spirituel et temporel, sans doute pour témoigner du soutien indéfectible de Jean de France, duc de Berry, au roi, son frère, en lutte contre les Anglais. Dans ces iconographies, Paris est à la fois allégorie de la Monarchie et décor de l’Histoire nationale.
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À partir de la fin du XIX° siècle, les paysages de la capitale fleurissent mais ils frappent par leur singularité: on est loin, en effet, du réalisme et de la précision topographique des vedute flamandes ou vénitiennes, qui mettent la ville en cartes postales!
- Les toiles, encore très académiques, de Jean Béraud n’abandonnent pas la référence au décor historique mais se font avant tout l’écho d’une société fin de siècle.
- Les panoramas impressionnistes de Renoir ou Monet contiennent encore des éléments du patrimoine: coupole de l’Institut, square du Vert Galant, place Dauphine, Pont neuf et Panthéon, mais l’animation citadine et la lumière parisienne sont sans équivoque privilégiées par rapport au passé.
- Enfin, la ville historique est ostensiblement délaissée par les peintres de la Modernité, réunis autour de Manet; ils s’installent dans le quartier Saint Georges, la Nouvelle Athènes ou les Batignolles et peignent les perspectives du Paris haussmannien: Monet et Caillebotte se passionnent pour la Gare Saint Lazare et le Pont de l’Europe; Caillebotte et Pissarro pour les Grands Boulevards, volontiers appréhendés depuis des chambres d’hôtel; ils inaugurent ainsi une nouvelle manière de voir, en plongée, qui fait de l’air l’élément prépondérant de leur peinture et qui enchantera les photographes (Martine Lyon, Willy Ronis).
- Ce point de vue inhabituel permettra à Robert Delaunay de donner un élan lyrique au Cubisme, de substituer les courbes aux cubes et de restituer des sensations plutôt que des représentations: voyez donc sa vertigineuse Tour Eiffel de 1922, si représentative de l’Orphisme!
La voie est donc ouverte au thème des toits, grand classique du paysage parisien, et à la stylisation du réel qu’il impose: de Van Gogh à Nicolas de Staël, en passant par Cézanne, leur approche se fera de plus en plus géométrique.
- Sous l’influence du milieu artistique parisien, particulièrement effervescent dans les années 1880, Van Gogh se renouvelle et peint un vaste panorama au moyen de grands aplats si bien que l’on reconnait l’un des moulins de Montmartre, sur la gauche, mais que l’on devine à peine Notre-Dame et le Panthéon au lointain; plus Impressionniste que Naturaliste, il s’attache à représenter l’atmosphère de la ville, en pleine industrialisation (en atteste la forêt de cheminées d’usine); pour ce faire, il use du blanc et abandonne le cerne noir pour éclaircir le tableau.
- Contrairement aux Impressionnistes, Cézanne ne s’est pas intéressé aux mutations urbaines, mais à l’organisation d’un espace vu depuis son atelier, rue de l’Ouest: la composition est contrastée, très structurée et audacieuse: deux clochers encadrent le paysage urbain; le toit, sombre, occupe le tiers inférieur du tableau, (tel est le trait de génie); la ville et le ciel inachevé, (dont les nuages sont simplement tracés au crayon) occupent les deux tiers supérieurs, dominés par une gamme de couleurs gris-jaune; le motif est traité de façon presque cubiste, un carré suffit à représenter une maison, un assemblage de cubes un ilot; cette vision géométrique donne au paysage une solidité, une densité, toutes cézaniennes.
- Les Toits de Nicolas de Stael sont héritiers de cette technique, le paysage, très contrasté lui aussi, est partagé entre un ciel vaporeux, délicatement nuancé de gris et de bleu, et des toits sombres, remarquablement denses; mais les deux parties sont mal délimitées par un horizon incertain: tout se passe, en effet, comme si les nuages prolongeaient les toits car ils sont traités avec les mêmes aplats rectangulaires. Telle est l’admirable «simplicité trompeuse» de Nicolas de Stael, dont parle Romain Gary! Observons de près sa technique: elle consiste en une superposition visible de plusieurs couches, épaisses, étalées au couteau, laissant apparaître des couleurs pures dans des interstices; eh! voila comment il crée de la profondeur et comment il réinvente la perspective sans distordre des lignes et sans beaucoup s’éloigner du réel. En effet, ses Toits supportent aisément la comparaison avec la photo de Martine Lyon prise depuis le Centre Pompidou.
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À l’évidence, le vedutisme n’est pas parisien ! Pas même sous le pinceau des étrangers:
- Bien que Chagall ait adopté Paris comme deuxième ville natale, il n’oublie pas ses origines russes; quand il peint les ponts de la Seine ou la Tour Eiffel, il reste un enchanteur et mêle sans hiérarchie monuments parisiens et souvenirs d’enfance: le coq et l'âne, le violoniste et la pendule, les bouquets et les anges, les amants et l'acrobate peuplent ses paysages parisiens, comme s’il ouvrait simultanément une fenêtre sur son monde intérieur et une autre sur le monde extérieur.
- Edward Hopper, quant à lui, opte pour un point de vue très inhabituel en peinture: la contre-plongée ou angle de représentation du bas vers le haut. Ce procédé modifie singulièrement les perspectives; il exagère l’importance de l’horizon et traduit l’étonnement de l’Américain devant une ville occidentale. L’espace urbain ainsi magnifié devient le sujet principal du tableau; tout le reste (Ponts, Louvre, Pavillon de Flore ou Notre-Dame) est saisi sous forme d’épure. Visiblement, le jeune Hopper a jeté les bases de sa peinture durant ses séjours parisiens: de larges aplats de couleur et une composition basée sur quelques formes géométriques simples; les architectures structurent le tableau avec des lignes verticales, horizontales et diagonales et la Seine constitue l’axe par excellence du tableau, au même titre que les routes ou les voies ferrées dans les paysages américains. À n’en pas douter, il s’est mis à l’école de Felix Vallotton, dont le Pont Neuf prend des allures de plage étendue à l’infini et d’Albert Marquet, l’inlassable peintre des Quais de Seine entre Pont des Arts et Pont Saint Michel....
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Aujourd’hui on peint sur Paris. Poème mural, tag, graffiti, sérigraphie, papier-peint ou fresque investissent de plus en plus la capitale. Mais pour autant, peint-on davantage sur la ville que la ville elle-même?
- Depuis une quarantaine d’années, loin des musées et des galeries, Ernest Pignon Ernest transforme l’espace urbain en espace plastique et politique; ses œuvres sur papier, éphémères et vulnérables comme de simples affiches, sont collées dans des lieux bien précis, dépositaires de l’Histoire. Ainsi, à l’occasion du centenaire de La Commune (1971), rend-il hommage aux Insurgés en déployant des images de la Semaine Sanglante, sur les marches du Sacré Cœur, pour dénoncer la récupération des événements par l’Église (rappelons, en effet, que cette basilique fut érigée pour expier, entre autres, les crimes des «Communeux»), et, non content de cette insolence, il en colle aussi sur les escaliers du Métro Charonne en souvenir de la sanglante répression de la manifestation contre les agissements de l’OAS en Algérie. Il s’agit de l’image d’un cadavre, en taille réelle, reproduite à plusieurs centaines d’exemplaires, qui a pour but de provoquer un choc frontal entre le spectateur et la violence d’État. Transposée sur une toile, ce gisant aurait perdu toute sa force insurrectionnelle; les lieux d’exposition lui donnent tout son sens.
- Si Ernest Pignon Ernest réhabilite des événements pour les inscrire dans la Mémoire Nationale, d’autres artistes réveillent les murs au nom de l’Humain. Ainsi, J.R., plasticien et photographe, investit en 2009 ponts et berges de la Seine pour défendre la cause des Femmes: ce fut l’étonnante exposition Women are heroes qui, après être passée par le Brésil, la Sierra Leone, le Liberia et le Cambodge, interpella la capitale des Droits Humains avec une force renouvelée.
- D’autres encore, tout aussi engagés, redonnent vie aux vieux supports. C’est ainsi que, dans le cadre de la manifestation Murs de l’an 2000, le duo Alechinsky-Bonnefoy, plante l’Arbre bleu rue Descartes, dans le V° arrondissement ; l’image explose comme un coin de ciel bleu sur la ville et rappelle que la Nature c’est la vie! En effet, bien que la frise illustre les souffrances des végétaux en milieu urbain, l’ensemble, peinture de rue et poème, véhicule un discours plein de vitalité :
«l'arbre des rues,
c'est toute la nature,
tout le ciel,
l'oiseau s'y pose,
le vent y bouge, le soleil
y dit le même espoir malgré
la mort.»
- Quant au Poème mural de la rue Férou, calligraphié par le Néerlandais Jan Willem Bruins, il donne à lire Le Bateau ivre d'Arthur Rimbaud, là-même où le poète le déclama jadis. Cette initiative culturelle, financée par l'Ambassade des Pays-Bas à Paris, réveille la mémoire littéraire du lieu et semble faire écho au Rimbaud de papier d’Ernest Pignon Ernest, dont le fragile hommage était plus juste qu’un bronze ou un marbre solennel.
Ainsi, l’art de rue interpelle le passant parisien et l’aide à comprendre la ville qui l’entoure.