Parlez-vous français en Afrique ?
En quelle langue s’expriment les peuples d’Afrique centrale et de l’Ouest ? Ils parlent français ! L’interlocuteur s’écroule de rire. N’allez pas croire que c’est une fiction. Tout le monde sait que les Français jugent les étrangers à leur manière de parler « leur langue ».
Étudiant à l’université de Strasbourg, tout fraîchement débarqué d’Afrique, combien de fois ai-je répondu à la question ? Et cette réponse, inlassablement répétée, n’était que l’explicitation de la vérité, à savoir que la langue française est fille de « l’école de la République » et de la mission civilisatrice qu’elle a si bien accompagnée en terre africaine que les Africains ont répété depuis l’école maternelle « nos ancêtres, les Gaulois » et chanté la Marseillaise avant d’aller se faire laminer sur le champ de bataille par les Allemands. Tout cela tenait comme la main dans un gant, pensais-je. C’était pourtant toujours insuffisant pour que mes interlocuteurs fassent le lien entre l’histoire politique et les pérégrinations de la langue française dans le monde. Ils découvraient subitement que d’autres peuples parlaient « leur langue » et ne savaient par quel miracle.
Mon affirmation était donc naturellement accueillie avec scepticisme par ces derniers. Ils avaient du mal à croire que les Africains « francophones » et eux-mêmes étaient placés sur un plan de stricte égalité par rapport à la langue qu’ils croyaient la leur. Aussi cherchaient-ils dans mon « accent africain» la preuve qu’un exotisme différentiel existait bel et bien entre eux et moi. J’avais beau ajouter des arguments du genre — « la langue française est une langue internationale », voire « une grosse partie des publications en français vient d’Afrique et des Caraïbes », etc. — cela n’y changeait rien.
J’ai fini par comprendre que « la langue française d’Afrique », comme certains aiment à l'appeler, ne se réduit pas à une question de style dans la langue. Elle ne réitère pas la problématique ouverte par Proust sur la langue étrangère comme donnée co-présente dans toute littérature. Elle ne réitère pas non plus la critique du purisme de la langue française que Derrida expose brillamment dans Le monolinguisme de l’Autre.
L’analyse de Proust, bien qu’intéressante à maints égards, est loin de s’appliquer à la littérature africaine "francophone". L’idée de voir cette dernière entraîner une révolution stylistique au sein de la langue française est quasiment impossible quand bien même cette littérature aurait de grands écrivains comme Aimé Césaire, Frantz Fanon, Maryse Condé, Mongo Béti ou d’autres encore[1].
Si la langue de Flaubert fut accueillie avec une volée de bois vert avant d’être finalement acceptée, celle de la littérature « francophone » ne peut espérer un tel retournement. Parce que le style de Flaubert fut un « écart » dans la langue française, tandis que la "littérature africaine d’expression française" est vue comme une langue à côté de la langue française. Elle est « la langue de l’Autre » ; la langue du colonisé, comparable au latin vulgaire dont sont issues beaucoup de langues européennes dites « latines ». C’est donc une langue étrangère au sens réel — pour laquelle l’usage d’un traducteur serait de rigueur, afin qu'elle soit entendue et comprise en « français de France ». Parce que le lecteur français n’est pas d’emblée « chez lui » dans cet autre « français d’Afrique », comme il peut l’être chez un auteur provençal comme Marcel Pagnol dont le français est crédité de toutes les évidences du « style dans la langue ». S’il a quelque chose d’exotique, c’est un exotisme de la Provence qui transpire l’appel de la mer, du mistral, ou du soleil du sud de la France — qui n’est pas celui trop brûlant d’Afrique que décrit Céline. Les sentiments du même lecteur sont tout autres lorsqu’il s’aventure sur les terres inconnues et terrifiantes de la littérature "francophone" d'Afrique ou des Antilles " françaises". Il s’y déplace avec la même précaution que le parisien qui traverse la banlieue pauvre du 93, la peur au ventre. Parce qu’il se représente cette partie du pays comme une terre étrangère. Les rues jonchées de détritus, les boîtes aux lettres défoncées, les draps qui pendent aux fenêtres lui semblent autant de signes inquiétants qui le tiennent à distance et qui sont la preuve qu’il n’est pas en sécurité à ces endroits.
Finalement, il semble qu’il n’y ait aucun moyen d’échapper aux frontières et aux enclos construits autour de la littérature française, autrement dit dans un espace qui se targue de partager un trésor commun, lequel est supposé contenir des outils partagés par plusieurs peuples. Et de fait, le fait d’accoler l’adjectif « africain » à une littérature renvoie non seulement à une zone géographique faussement réduite à une culture, mais aussi à un état d’esprit spécifique, voire à une vision du monde. Rien ne justifie qu’une littérature soit affublée d’un attribut qui fait référence à la couleur de peau (littérature négro-africaine « d’expression française »), et que l’autre se donne l'attribut noble qui fait uniquement référence à l'objet, c'est-à-dire à la langue écrite ou parlée (la littérature française). Qu’aurait-on pensé si certains avaient qualifié cette dernière de « littérature blanche, « d’expression française » » ? Il n’y a pas de doute que cela aurait paru scandaleux, voire incompatible avec l’idée que l’on se fait de la littérature française.
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Il faut reconnaître, quoiqu’on dise ou fasse, qu’une langue a toujours un propriétaire, même quand plusieurs peuples en usent.
[1]La langue est encore conçue en France comme une ligne Maginot derrière laquelle s’abrite l’identité française.
Ph.D Didactique du français
1 ansEffectivement, une langue a toujours un propriétaire. Dans le cas de la langue française, l'adjectif même renvoie à cette propriété. Toutefois, ce qui nourrit la langue peut la rendre universelle. C'est le cas du français qui n'appartient plus à un univers. N'en déplaise.