Paroles

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Un cube sur pattes. Aussi large que haute, la quarantaine. La dame venait de faire irruption dans le bus, téléphone coincé entre l’oreille droite et l’épaule, visiblement en conversation animée avec sa ou son correspondant. Et de s'asseoir derrière le siège de Jonathan, poursuivant sans reprendre le plus petit souffle, un échange verbal dont tous ses voisins de bus pouvaient généreusement bénéficier.

Inondé sous ce flot à décibels variables, plus souvent hautes que basses, il lia instinctivement le hasard malheureux de cette proximité envahissante avec son autre constat. Celui de la rencontre à répétition de la multitude sans cesse plus grande de piétons parlant tout seul, gesticulant, s’esclaffant, hurlant, tournant en rond, marchand, reculant. S’adressant bizarrement soit directement à leur téléphone, soit à un cordon flottant devant leur nez, soit apparemment à l’air environnant.

Bizarre ? Il reprit pour lui-même, l’interrogation songeuse de Louis Jouvet à Michel Simon dans ‘’Drôle de drame’’ de Carné-Prévert, ‘’Bizarre, vous avez dit bizarre, mon cher cousin ?’’.


Pas de doute. On est bien entré dans l’ère de la libération de la parole. Au sens de la liberté d’expression, c’est entendu. Mais ça s’entend vraiment également, au sens physique du terme. Tout le monde cause. Partout, tout le temps. Un phénomène qui répond sans doute à un faisceau de raisons contemporaines objectives.

Ces fameux ‘’mobiles’’. Qui rendent aveugle, sourd, désespérés, coupé du monde, quand on les perd. Qui vous relient par contre au monde entier, en tout lieu, dedans comme dehors. Depuis les ‘’t’es où ?, kesketufé ?, T’arrives quand ?’’, aux ‘’Bonjour, connaissez-vous les trottinettes à réaction ? Le rendez-vous est reporté, Le patron veut te voir’’. Tellement ‘’smart’’. Qui vous donnent tout dans votre vie. La température, la direction, les ‘’news’’, fake ou pas…. Qui remplacent la parole collective par la parole individuelle. Feux les repas de famille….

 Les média. Qui eux, ajoutent au tsunami permanent des images, la diarrhée verbale continue. On y prend la parole, on la donne, la porte, la coupe, l’accorde, la tient, la trahit, la boit, la dénie. On va même jusqu’à donner la parole aux sans voix. C’est dire ! s’offrit mentalement Jonathan. Un agora mondial du discours fait écho au choc des univers verbaux que chaque individu se construit dans son environnement personnel.


En poussant une réflexion silencieuse qui luttait avec l’accompagnement retentissant de sa voisine de derrière, il tenta d’identifier les raisons plus immatérielles qui expliquaient ce règne incontournable de la parole. Qui faisait, pensait-il rageusement, que de plus en plus, ‘’le silence est d’or’’.

Une première piste est peut-être celle, justement, du commencement. ‘’Au commencement était le verbe’’ dit le Livre des livres. Comme le verbe a, apparemment, créé le monde, chacun trouve dans ces nouveaux outils que la technologie moderne lui offre, le moyen enfin, de se créer, au centre de son propre monde. De s’extraire de l’anonymat urbain, de l’isolement rural. Il se vengea intérieurement et méchamment de ce que lui faisait subir son ‘’cube à pattes’’, en se disant qu’elle était sans le savoir l’expression du narcissisme commun. Moi, au centre de mon réseau.

La marée de l’information, radio, télévision, réseaux sociaux, couvrant l’irruption du mouvement des Gilets jaunes, illustrait sans doute une seconde piste. Soudain la ‘’majorité silencieuse’’ par la force de sa révolte, devenait audible, montait à la tribune. Avec toute l’ambiguïté  que peut porter en elle la parole quand elle devient publique. A la fois le côté touchant, touchant car personnel, de commerçants, ouvriers, jeunes vieux, actifs, retraités, femmes seules, artisans, agriculteurs…., trouvant soudain une audience générale à leur situation particulière. A la fois équivoque, équivoque car ambivalent, de faux représentants ‘’à l’insu de leur plein grès’’. Exposant probablement sincèrement sur les plateaux de télévision leurs émotions, opinions, réclamations, et en même temps, entraînés à l’imprécation, la démagogie, le jusqu'auboutisme et parfois plus. Devos plaisantait ‘’Il buvait toutes mes paroles. Comme je parlais beaucoup, je le vis tituber’’. Une plaisanterie qui cache une réalité. La parole enivre.


Le silence relatif le surprit d’un coup. La causeuse était sortie du bus. Sans qu’il ne la voit. Sans doute en pleine péroraison, encore, avec son téléphone.

Il se senti coupable. Après tout, la parole est le lien aux autres le plus naturel. Le ‘’mobile’’ rend ce lien, instantané, n’importe quand. Cette brave petite femme vivait sa communauté personnelle sans frein. Quant à la communauté générale, il est bon de rompre le monopole de quelques uns sur la parole publique. D’offrir aux oubliés un temps de discours.

Même si, selon le maître Pierre Dac, ‘’il est quelque fois préférable de ne pas savoir ce qu’on dit, que de dire ce qu’on ne sait pas’’.



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