Payer pour vivre...
La France vit au-dessous de ses moyens. Affirmation paradoxale ? Et pourtant, je l’affirme. La puissance économique est faite de têtes et de mains. Les grandes entreprises parcourent le monde pour trouver ces deux ressources qui leur sont essentielles. D’un côté de la main d’œuvre, à bas coût si possible, d’un autre, de la compétence, même à coût élevé. Mais nous avons les têtes et les mains.
Nous avons donc les deux, mais nous n’utilisons pas tout, et ce que nous utilisons, nous l’utilisons mal. Et même à des coûts moindres, nous payons ailleurs ce que nous n’utilisons pas ici.
Des personnes en pleine possession de leurs moyens sont au chômage. Celles qui ont un savoir-faire et de l’expérience, remerciées à la suite du bricolage financier de prédateurs industriels qui ont fermé des usines, celles qui ont fait des études – payées très cher par le contribuable – et dont l’emploi précaire n’utilise pas la compétence, celles qui ont toutes leurs bonnes conditions physiques pour travailler, mais qui passent leur temps à faire en vain des démarches et des demandes d’emploi, celles qui tentent de s’insérer dans un réseau de micro-entreprises au marché incertain.
Se dégager de l’emprise économique, serait-il possible ?
Jadis, et encore assez récemment sur d’autres continents, une certaine autarcie était le fait de villages entiers qui pourvoyaient à leurs besoins essentiels. C’est impossible aujourd’hui. Les gens ne sont plus à même d’assurer leur autonomie1. Et qu’ils puissent participer ou non à la vie économique, il leur faut payer, payer pour se loger, payer pour manger, payer pour bouger, payer pour se vêtir, payer pour communiquer, payer pour s’assurer – puisque c’est obligatoire - payer pour vivre.
Tout le monde n’est pourtant pas certain d’en avoir la possibilité.
Les automatismes du système économique
Le système économique dans lequel nous vivons n’a pas que des qualités, mais il possède une caractéristique qui fonctionne très bien : il est auto-adaptatif. Il s’ajuste automatiquement sur le « pouvoir d’achat » des habitants. Quels que soient leurs revenus, il puisera au fond des poches.
Les revenus sont très divers, on le sait bien. Mais la population est scindée en plusieurs strates. Une couche supérieure où l’on ne regarde pas à la dépense, et où le train de vie a quelque chose d’ostentatoire, une couche moyenne supérieure, une couche moyenne inférieure, et une couche « low cost », royaume de la débrouille, de l’occasion et du prix minimum, avec le coup de pouce indispensable des aides sociales sans lesquelles la survie ne serait pas possible.
Ces couches de population sont plutôt cloisonnées, ne serait-ce que par les zones d’habitat, mais chacun a une vue panoramique sur les autres, celles du dessus en particulier, par le truchement des médias et du cinéma qui en donnent une image idéalisée. Comment ne pas comprendre le ressenti qui en découle.
Pour chacune des couches de population, l’automatisme du système ajuste les dépenses obligatoires aux ressources. Une subvention viendrait-elle à augmenter ? Les prix monteront presque aussi tôt.
Serait-il possible de remédier à ce comportement ? Pas dans l’état actuel des choses. Dépenser l’argent qui est gagné, rien que de plus logique, c’est comme cela que l’argent circule, c’est comme cela que fonctionne l’économie. C’est comme cela qu’est activée la force de travail du pays, que le bien-être se construit.
Évaporation contre ruissellement, lequel l’emporte ?
Le problème, c’est qu’à chaque tour de cet argent qui se recycle, une part est prélevée et sort du circuit. Des dizaines de milliards d’euros sont détournés en particulier par l’évasion fiscale. Des sommes conséquentes sont versées sous forme de dividendes et ne sont pas réinvesties chez nous. D’autres montants sont détournés dans les circuits de « l’argent sale ». Et pour boucher les trous, pour permettre à chacun de continuer à dépenser ce qu’il reçoit, l’économie n’a d’autre choix que de recourir à l’emprunt, et à l’occasion à de la vente désastreuse du patrimoine national.
Mais emprunter ne résout rien à long terme, puis qu’il faut rembourser intérêt et capital.
Cette économie qui fonctionne en spirale rentrante, qui se recycle en perdant une partie en cours de route, au bénéfice de ceux qui engrangent le magot du détournement et les intérêts et surtout les dividendes du magot crée ce grand écart qui se creuse entre la détention d’une immense richesse par un petit nombre de très riches et le dénuement qui gagne inexorablement l’ensemble des autres.
À la croyance au « ruissellement » s’oppose en fait le constat de l’évaporation, bien plus important.
Fin de la partie
Une spirale rentrante ne peut tourner indéfiniment. Il arrive fatalement un moment où elle doit s’arrêter, et objectivement, nous sommes arrivés à ce point. La population demande un changement de logiciel, les instances de décision serrent les freins et se disent prêtes à quelques aménagements mineurs. Manifestement, elles n’ont pas compris.
Il est certain que pour gagner en compétitivité et conserver son marché, une entreprise trouvera avantageux de supprimer un poste de travail si c’est possible. Ce sera avantageux pour elle, mais si la personne reste sur le carreau du fait que les autres entreprises pratiquent la même politique, ce sera désavantageux pour l’économie du pays, et cela se traduit objectivement par la non-utilisation de ce qu’il est convenu d’appeler une « ressource humaine ». Ainsi va le capitalisme dont les défenseurs croient toujours que le bien collectif est le résultat des enrichissements individuels.
Ce qui vaut pour l’économie vaut également pour l’environnement et la sauvegarde de la planète. Toute pratique qui peut se révéler avantageuse localement pour une société ou même un individu peut se cumuler à d’autres et former un ensemble gravement néfaste globalement.
L’abandon du politique
La protection d’ensemble et les lois qui s’y attachent sont le fait de l’État. Lui seul peut préserver les intérêts de la collectivité au regard des initiatives particulières, et particulièrement celles des grandes entités agricoles et industrielles qui ont un lourd impact.
Mais de nos jours, l’État se comporte aussi comme une entreprise, et dans la même logique, cherche à réduire le nombre de fonctionnaires. Les collectivités font de même, faisant en sorte de se passer de nombreuses personnes qui seraient pourtant à même de concourir aux services publics. Comment peuvent-ils ignorer que dans l’obligation qu’ils ont de protéger la population, il leur faudra malgré tout assurer la survie de cette richesse humaine dont l’on décide de se passer des services ?
J’entends déjà dire « c’est plus compliqué que cela ». J’entends cela souvent à vrai dire. Il n’est évidemment pas facile d’établir un lien entre la perception d’un dysfonctionnement global et les mesures à prendre en pratique pour changer les choses. Il n’est apparemment pas facile non plus à ceux qui ont « le nez dans le guidon » de se détacher de problématiques partielles pour parvenir à une perception globale. Ce sont des tâches qui reviennent à nos élus. Encore faudrait-il que leur temps d’expérience les rendent aptes à maîtriser des dossiers techniquement complexes. Il faut parfois des années pour y parvenir, alors que leur pouvoir de décision leur arrive dès leur élection.
Pour décider, ils ont besoin de repères, et ces repères leur sont fournis généreusement. Pour cela, les lobbies ont de grands pouvoirs. Ils l’ont du fait de leurs connaissances techniques qui leur permettent de fournir des arguments bien présentés – mais qui peuvent être fallacieux. Ils ont aussi un pouvoir d’influence idéologique, un pouvoir de séduction, un pouvoir de récompense, un pouvoir de chantage au développement, à l’emploi, souvent aussi un pouvoir de rétorsion. Bref, ils sont aux commandes.
Lorsque le pouvoir politique est soumis de fait aux pouvoirs économiques, la sauvegarde de l’intérêt général n’est plus garanti. Même si le peuple en fait la demande. La valse-hésitation à propos de l’usage du glyphosate en est l’illustration. La profession préfère en garder l’usage, le gouvernement recule.
Que fait l’Europe ?
Les décisions salutaires sont d’autant plus difficiles à prendre que leurs possibilités d’application dans un marché élargi sont liées à celles qui sont prises dans les autres états. Beaucoup d’entre elles ne seraient pas réalistes – à moins d’être très pénalisantes – à défaut d’une convergence au moins à l’échelle européenne. Le gros problème est là : l’Europe des marchés a devancé l’Europe politique.
Cette impuissance, c’est pour une grande part la défaite du politique aux plus hauts niveaux européens, dans ses lieux de décision où les lobbies de tous pays sont comme à la maison. En exploitant toutes les failles des disparités politiques et réglementaires des pays partenaires, ils ont la partie belle. Le manque de convergence conduit au nivellement par le bas des pratiques et brident les mesures vertueuses que l’on serait en droit d’attendre. Trop d’Europe diront ceux qui déplorent ces limitations, pas assez d’Europe peuvent aussi dire ceux qui regrettent le manque de convergence d’ensemble dans les politiques menées.
Les élections européennes qui s’annoncent pourraient être couplées, si l’idée se confirme, à un vote initié par la gronde populaire qui a perçu dans son budget les signes involontaires de la fin de partie. Une coïncidence ? Il convient en tout cas de l’interroger sur sa signification.
1Voir https://blogs.mediapart.fr/jacques-cuvillier/blog/060119/contrat-social-comment-sortir-de-la-cage