Petite éthique de l'insomnie
Notre petit monde alarmiste adore les souffre-douleur. L’insomnie en fait partie, cette «maladie du siècle» entend-on un peu partout, petite sœur du stress et de la dépression. Pourtant depuis la nuit des temps, l’homme ne dort pas. Que peut-on y faire, si le sommeil va de moins en moins... de soi ?
Dès l’Antiquité, de Gilgamesh à la mythologie grecque, on considérait par exemple que l’exercice du pouvoir et la passion amoureuse empêchent de dormir : l’insomnie n’était donc pas seulement désignée comme le fardeau des natures angoissées et des âmes mélancoliques. C’est le cas de Didon, de Médée – et plus tard, en Inde, de Radha, qui ne dort pas en imaginant Krishna couchant avec une autre. Et puis au Moyen Âge, on dort souvent non pas d’une traite, mais en deux fois, en se réveillant au milieu de la nuit pour une ou deux heures d’une insomnie socialement acceptée, avant de plonger dans ce qu’on appelle le «second sommeil» : un sommeil naturel en deux phases que l'industrialisation bouleversera progressivement.
Dormir c'est "accepter", en pensant le moins possible
Alors si l’homme est un animal insomniaque - et voilà peut-être un autre aspect de son "humanité" - lui seul est capable de résister au "sommeil des bêtes", trouvant la force en lui-même, durant ses longues nuits de veille, de réfléchir sur le monde qui l’entoure et sur sa condition... humaine ?
LA LUTTE CONTRE LES ÉVIDENCES
Nous passons environ le tiers de notre vie à dormir. À 75 ans, nous aurons donc passé 25 ans à dormir. Selon Aristodème, tel que Platon a rapporté ses propos dans son Banquet, Socrate excellait dans la lutte contre le sommeil. Diogène également témoignera un peu plus tard que « beaucoup dormir lui déplaisait aussi», lui qui aimait à dire qu’«un homme endormi ne vaut rien. » Pas étonnant, pour ce grand sectateur de l’esprit que fut Socrate, de professer le triomphe de la pensée toujours en éveil (et donc éternelle), sur le corps fatigable (et donc mortel). Originellement, l’insomnie est une lutte contre l’ordre des choses. Par opposition le principe de réalité, c’est toujours le monde des dormeurs.
Dormir c'est prendre comme vrai, sans examen, tout murmure des sens, et tout le murmure du monde
Ainsi dans le mythe biblique, dormir c’est primitivement se soumettre aux lois de la nature, et symboliquement accepter l’irrémissible : lorsque Jonas, héros de l’évasion impossible, invocateur du néant et de la mort, constate au milieu des éléments déchaînés l’échec de sa fuite et la fatalité de sa mission, il descend dans la cale du bateau et s’endort. Dormir en somme c’est toujours accepter en pensant le moins possible, puisque justement « penser, c’est peser » et « dormir, c’est ne plus peser les témoignages » et donc « prendre comme vrai, sans examen, tout murmure des sens, et tout le murmure du monde ». Dès lors l’alternance de la veille et du sommeil, qui caractérise toute vie animale, n’a plus rien de proprement humain, et bâtir une éthique de l’insomnie c’est arriver à poser la question « pourquoi dois-je dormir ? », permettant ainsi de remettre en cause, non pas la nécessité du sommeil (ce qui serait à proprement parler contre nature, et donc futile), mais bien plutôt la nature du sujet qui s’endort.
Remettre en question le sommeil, c’est toujours revenir sur soi
Dans le chapitre intitulé « Des chaires de la vertu » d'Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche fustige les défenseurs du sommeil du juste, figures masquées du conformisme et par extension du désir de mort, apologistes de la « grande fatigue », cette lassitude d’exister conjuguée avec la peur du néant, et caractéristique selon lui de l’incapacité à n’en finir de rien. Car en effet pour bien dormir, il vaut mieux ne pas tuer, ne pas voler, ni convoiter la femme de son meilleur ami ! La vertu endort toujours la vigilance, et après tout « bienheureux les assoupis, car ils s’endormiront bientôt ». Remettre en question le sommeil, c’est toujours revenir sur soi, dans cette insomnie qui rend la vie plus profonde que le sommeil, aussi vertueux soit-il. Alors fonder une éthique de l’insomnie c’est avoir peur, moins du sommeil en lui-même, que de l’ensommeillement en tant qu’état de celui qui aimerait mieux s’endormir. Car celui qui cherche ne dort pas : il doit faire preuve de lucidité et de vigilance. L’insomnie est le marqueur de cette rupture.
LA RUPTURE ET LA PERTE DES REPÈRES
L’insomnie est fondamentalement rupture, au sens d’écart avec la norme : norme sémantique, somatique, physiologique, psychologique, etc. Ainsi quand on souffre d’insomnie, on n’est jamais vraiment endormi et on n’est jamais vraiment éveillé. L’insomnie, selon la belle formule de Christian Doumet, c’est cette «exacerbation du jour au plus profond de la nuit», plus proche d’un état second que d’un simple état de veille. Au 19e siècle les romantiques allemands ont largement thématisé cette conception, eux qui exaltaient la nuit, sorte de conscience élargie, à la fois inspiratrice de vérité et lieu de révélation. Ainsi le veilleur, dans son expérience de la nuit, est le sujet d’une espèce de transfiguration mystique, à mi-chemin entre le génie et la folie. Cela dégénère parfois jusqu'à l'irréversible. Chez Shakespeare déjà, c’était Lady Macbeth, qui, ayant poussé son mari au crime, devenait somnambule et sombrait dans la folie. « Elle a plus besoin d’un prêtre que d’un médecin » dira celui qui fût appelé à son chevet.
De la même manière la folie du chauffeur de nuit Travis Bickle (alias Robert de Niro dans Taxi driver) surgit dans sa propre expérience de l’insomnie, celle-ci faisant donc figure d’agent révélateur, d’élément déclencheur. Idem avec le personnage insomniaque et psychotique de Jack Torrance (alias Jack Nicholson) dans le Shining de Stanley Kubrick, avec cependant cette variante : l’insomnie est intimement liée à la fuite et à la dégradation de tous les repères spatio-temporels, à l'instar de l’hôtel Overlook, ce palace isolé et perdu dans les montagnes rocheuses du Colorado, totalement vide et coupé du reste du monde (la métaphore de la dilution des repères atteint son paroxysme dans la scène finale du labyrinthe. L’insomnie dans le sens de la rupture évoque donc irrémédiablement le trouble et la solitude, mais aussi la perte et la déviance.
Nous avons tous connu un jour (ou plutôt devrait-on dire, une nuit) ces moments de solitude douloureuse : l’impossibilité de dormir amplifiée par des jambes lourdes qui nous démangent avec leur sensation de fourmillement, des courbatures dans la nuque, un cerveau embrumé et le mal de crâne qui va avec. La sensation que l’espace se tord sur lui-même et que le temps, suspendu, a arrêté sa course. Et puis, dans cette confusion générale, il y a ces amis fidèles, sortes de compagnons d’infortune qui à eux seuls forment une espèce de théâtre nocturne de marionnettes, à l’instar de ces objets et de ces habitudes qui nous tiennent compagnie durant ces longues heures d’insomnie.
Le propre de l’insomnie est d’être sans lieu propre
Car l’incertitude de la nuit a besoin de fixer ses repères : telle cette cigarette qui fume dans le cendrier, cette tasse de thé froide, déjà oubliée depuis trop longtemps, et ces allers-retours incessants d’une pièce à l’autre du lieu d’habitation, croyant à chaque fois trouver et fixer enfin l’espace et le temps du sommeil. Le propre de l’insomnie est d’être sans lieu propre. Et si dormir c’est toujours dormir quelque part, dans l’insomnie justement nous ne sommes nulle part. Maurice Blanchot a dit quelque part avec beaucoup de justesse : « mal dormir, c’est justement ne pas trouver sa position ». Symboliquement le veilleur, parce qu’il se cherche lui-même (angoisse, préoccupations, réflexion, etc.), ne parvient pas à se « poser » et donc à trouver sa place. L’insomnie, c’est donc l’étranger, en même temps qu’un retour sur soi-même.
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Lost in translation, le film insomniaque de Sofia Coppola exprime brillamment cette idée : Bob Harris (alias Bill Murray), acteur américain aigri et vieillissant, perdu dans une culture japonaise qu’il ne comprend pas (à travers entre autres la barrière du langage, d’où le titre ironique du film) et seulement relié au monde réel (le monde de ceux qui arrivent à dormir) par les fax qu’il reçoit de sa femme restée au pays, est condamné à errer dans les couloirs de son hôtel tokyoïte, sans jamais trouver le sommeil. L’insomnie c’est toujours la solitude, sans rapport ni à autrui ni aux objets extérieurs : car la nuit assombrit la différence entre les choses. Par conséquent, privée de points de référence, la veille insomniaque, c’est l’impossibilité de se projeter nulle part ; elle se caractérise donc en dehors du temps et de l’espace, et elle n’est plus qu’à l’image de notre solitude et de notre intériorité. Mais cette solitude n’est pas tragique (car il ne s’agit pas d’un "esseulement", au sens d’un rejet par les autres), bien au contraire elle est éthique puisqu’elle permet l’introspection.
L’INSOMNIE D’EXISTER
Par la nature radicalement solitaire qui le condamne à veiller (fuite, perte et distorsion de l’espace-temps), l’insomniaque est vraiment condamné à être. En nous obligeant à nous interroger sur l’initiative de notre sommeil, l’insomnie nous force à stopper le cours de notre existence pour nous contraindre à la circonspection et à l’introspection. Je ne dors plus donc je suis, l’insomnie pourrait très bien exprimer ce nouveau credo existentiel, si bien décrit par Proust dans l’incipit de La Recherche du temps perdu : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : "je m’endors". Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n’était plus allumé. »
l’insomniaque est vraiment condamné à être
Évoquer le sommeil oblige toujours à se référer à sa propre expérience, car on ne dort jamais à la place d’autrui. Déjà les «savants rêveurs » de la deuxième moitié du XIXe siècle avaient bien témoigné de cette démarche introspective par la pratique du Nocturnal, sorte de journal onirique nocturne, qui favorise et promeut l’auto-observation dans la droite ligne de ce que pratiquait le psychiatre français Moreau de Tours (1844-1908). Il s’agissait d’évoquer leurs insomnies, leur sommeil et leurs rêves, en se mettant en scène en tant que dormeurs : une préfiguration avant l'heure de la psychanalyse freudienne et son interprétation des rêves.
L’INSOMNIE ET LA CRÉATION
La veille insomniaque, dans la solitude existentielle qui la caractérise, est également un lieu et un temps idéal pour la création. « L’insomnie creuse l’intelligence », écrivait Marguerite Duras. On pourrait même parodier Hegel : rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans insomnie. Au fait, ce dernier ne comparait-il pas la philosophie à la Chouette de Minerve, cet oiseau qui ne prend son envol qu’à la tombée de la nuit ?
Van Gogh (qui rappelons-le fut interné pour insomnie et alcoolisme) à son frère Théo, en septembre 1888 : « J’ai un besoin terrible de religion, alors je vais la nuit dehors pour peindre les étoiles... »
Paul Valéry n’a-t-il pas composé ses Cahiers méditerranéens grâce à cette vie parallèle portée par l’insomnie ? Même chose pour Céline, qui confessait dans Mort à crédit : « Mon tourment à moi c’est le sommeil. Si j’avais bien dormi toujours, j’aurais jamais écrit une ligne ». Les exemples ne manquent pas, qui confèrent à l’insomnie cette puissance, ce pouvoir de création, si proche du divin : dans le mythe biblique, l’épisode de la nuit de Gethsémani, où le Christ veille sur le Mont des Oliviers alors que ses disciples n’ont pas pu résister à la tentation du sommeil, affirme bien l’idée d’un Dieu insomniaque, seul à ne pas succomber au désir de dormir.
LA GRANDE SANTÉ
Nos sociétés ont une approche radicalement médicalisée de la santé, selon laquelle se porter bien et être en bonne santé, c’est ne pas avoir de maladie. Mais l’espérance de vie ne devrait-elle pas être proportionnelle au goût de vivre, plutôt qu’à l’absence de maladie, de dépression, de névrose et d’insomnie ? En effet le manque de sommeil, tout comme la maladie, peut être un puissant stimulant, puisqu'il nous oblige à rompre avec nos habitudes et de prendre de la hauteur, sur nous-mêmes et sur le monde. Ce sens du détachement, cette sérénité dans l’attitude, dans le ton et le geste sont caractéristiques des lendemains de longues périodes de douleurs et de veilles insomniaques.
L’espérance de vie devrait être proportionnelle au goût de vivre, plutôt qu’à l’absence de maladie, de dépression, de névrose et d’insomnie.
« On revient régénéré de pareils abîmes, de pareilles maladies graves, et aussi de la maladie du grave soupçon, on revient comme si l’on avait changé de peau, plus chatouilleux, plus méchant, avec un goût plus subtil pour la joie, avec une langue plus tendre pour toutes les bonnes choses, avec l’esprit plus gai, avec une seconde innocence, plus dangereuse, dans la joie; on revient plus enfantin et, en même temps, cent fois plus raffiné qu’on ne le fut jamais auparavant » (Friedrich Nietzsche, Le gai savoir).
Oui, l’insomnie "réveille".