PEUT-ON CONTROLER L'IMMIGRATION FAMILIALE? L'EXEMPLE DE LA PERIODE 1974-1981
Ecoutant l'autre jour un débat à la radio, j'ai entendu pour la énième fois un intervenant soutenir que c'est le Président Valery Giscard d'Estaing qui avait autorisé le regroupement familial ouvrant ainsi les vannes à une immigration familiale incontrôlée. Ayant été le conseiller pour les affaires sociales de VGE pendant son septennat, je voudrais rétablir les faits dans leur exactitude. Pour faire échec a une immigration familiale totalement incontrôlé à l'époque du Président Pompidou, VGE a voulu, dès son élection, suspendre le regroupement familial. Il s'est heurté des obstacles juridiques qui l'ont conduit à donner en 1976 au regroupement familial une base juridique (décret) pour mieux le contrôler. Il a essayé une seconde fois, en 1977, de suspendre pour trois ans par décret le nouveau régime du regroupement familial. Le Conseil d'Etat annulé en 1978 le décret de suspension en érigeant le regroupement familial en principe général du droit de valeur constitutionnelle. Dès lors, tous ces successeurs n'ont pas et ne pouvaient davantage réussir dans leurs tentatives pour réduire l'immigration familiale en contrôlant plus strictement le regroupement familial. L'état de droit en vigueur s'y oppose.
I. Quelle était la situation avant l’élection présidentielle de 1974?
Avant 1974, sous Pompidou il n’existait de fait aucun contrôle de l’immigration. Les étrangers qui entraient irrégulièrement en France et s’y maintenaient, étaient automatiquement régularisés par l’octroi d’un titre de séjour s’ils le demandaient.
L’immigration familiale n’était pas davantage contrôlée. Il n’existait pas de base légale pour la contrôler. Un faible contrôle s’exerçait sur la seule base de deux circulaires adressées aux Préfets. L’application par les préfets de ces circulaires était aussi anarchique qu’obscure. Autant dire qu’il n’y avait pas de contrôle de l’immigration familiale. Venaient avec la mère de famille non seulement ses enfants mineurs, mais aussi ses enfants majeurs et même des enfants qui n’étaient pas les siens.
II. Pourquoi la suspension de l’immigration familiale après l’élection présidentielle a échoué
Le 5 juillet 1974, peu de temps après l’élection présidentielle, le gouvernement suspend l’immigration des étrangers sollicitant un titre de séjour en vue d’exercer une activité en France. Le 9 juillet 1974, l’immigration familiale est à son tour suspendue (circulaire n° 11-74 du 9 juillet 1974).
La suspension de l’immigration du travail a été strictement appliquée. Des titres de séjour n'étaient plus accordés qu’aux étrangers détenant un niveau de qualification suffisant. Une exception cependant. Des consignes discrètes avaient été données aux préfets pour qu’ils continuent à introduire les travailleurs portugais et espagnols et leurs familles, compte tenu de la facilité avec laquelle ils trouvaient un emploi et s’intégraient. Il s’agissait de décourager l’immigration irrégulière puisque les étrangers dans cette situation ne pouvaient plus être régularisés. A cette époque, l’immigration était surtout une immigration de travail d’étrangers recherchant un emploi et non pas une immigration d'étrangers recherchant une protection sociale.
La suspension de l’immigration familiale s’est avérée beaucoup plus difficile à mettre en oeuvre. Les étrangers en situation régulière en France ont continué à faire venir leurs familles pour les vacances avec des visas de court séjour et celles-ci ne repartaient pas à l'expiration du visa. Le contrôle de l’immigration familiale n’avait pas de base juridique solide puisqu’il reposait sur des circulaires, et les tentatives de refoulement des familles en situation irrégulière se sont en outre heurtées à une vive contestation par les organisations de soutien aux étrangers qui invoquaient, pour s’opposer au refoulement, les accords internationaux, supérieurs à la loi, notamment la Convention européenne des droits de l’homme et la convention de l’organisation internationale du travail (OIT). Le refoulement des familles qui se maintiennent irrégulièrement sur le territoire, s’est donc avéré juridiquement impossible.
Le gouvernement a alors confié au Préfet Doublet, président de l’ONI (Office national d’immigration), la présidence d’un groupe de travail chargé d’étudier les modalités de contrôle de l’immigration familiale. L’étude a confirmé les difficultés juridiques auxquelles se heuterait une interdiction de l’immigration familiale. Dans ces conditions, même si le groupe de travail était favorable à la suspension de l’immigration familiale, le gouvernement s’est résolu à donner une base juridique à l’immigration familiale pour mieux la contrôler. C’est le décret du 29 avril 1976 qui confie à l’Office national de l’immigration le contrôle de l’immigration familiale, en fixant des critères d’admission tels que : chef de famille ayant un emploi et disposant d’un logement suffisant pour accueillir sa famille.
Il faut bien comprendre que si les conventions internationales s’opposent à une interdiction de l’immigration familiale, elles ne s’opposent pas à ce que cette immigration soit assortie de conditions restrictives posées par l’Etat d’immigration dès lors qu’elles tendent à s’assurer de l’insertion des familles dans de bonnes conditions.
III. Pourquoi la seconde tentative de suspension de l’immigration familiale, mais celle-ci temporaire a échoué ?
Un an plus tard, le gouvernement, préoccupé par les problèmes de l’emploi (augmentation du chômage) et les difficultés croissantes d’intégration, a décidé de suspendre provisoirement l’immigration familiale. C’est le décret du 10 novembre 1977 qui suspend pour trois ans le décret de 1976 organisant le contrôle de l’immigration familiale.
Le Gouvernement avait estimé que s’il ne pouvait pas interdire l’immigration familiale, compte tenu des engagements internationaux de la France, il pouvait néanmoins la suspendre pour une période limitée afin de faire face à des difficultés économiques temporaires.
Mais, le Conseil d’Etat saisi par le Gisti, célèbre groupe de défense des immigrés, d’un recours pour excès de pouvoir critiquant la légalité du ce second décret (de suspension), l’a annulé . Le Conseil d'État a d’abord érigé le droit de mener une vie familiale normale en principe général du droit, puis il a jugé qu’il résulte des principes généraux du droit et, notamment, du Préambule de la Constitution de 1946, qui dispose que « la nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement » que les étrangers résidant régulièrement en France ont, comme les nationaux, le droit de mener une vie familiale normale, qui comporte, en particulier, la faculté de faire venir auprès d'eux leur conjoint et leurs enfants mineurs.
La décision du Conseil d’Etat
« Considérant que le décret du 29 avril 1976, relatif aux conditions d'entrée et de séjour en France des membres des familles des étrangers autorisés à résider en France, détermine limitativement, et sous réserve des engagements internationaux de la France, les motifs pour lesquels l'accès au territoire français ou l'octroi d'un titre de séjour peut être refusé au conjoint et aux enfants de moins de 18 ans d'un ressortissant étranger bénéficiant d'un titre de séjour qui veulent s'établir auprès de ce dernier. Que le décret attaqué du 10 novembre 1977 suspend, pour une période de trois ans, les admissions en France visées par ces dispositions mais précise que les dispositions du décret du 29 avril 1976 demeurent applicables aux membres de la famille qui ne demandent pas l'accès au marché de l'emploi ; que le décret attaqué a ainsi pour effet d'interdire l'accès du territoire français aux membres de la famille d'un ressortissant étranger titulaire d'un titre de séjour à moins qu'ils ne renoncent à occuper un emploi ;
Considérant qu'il résulte des principes généraux du droit et, notamment, du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 auquel se réfère la Constitution du 4 octobre 1958 que les étrangers résidant régulièrement en France ont, comme les nationaux, le droit de mener une vie familiale normale ; que ce droit comporte, en particulier, la faculté pour ces étrangers, de faire venir auprès d'eux leur conjoint et leurs enfants mineurs ; que, s'il appartient au Gouvernement, sous le contrôle du juge de l'excès de pouvoir, et sous réserve des engagements internationaux de la France de définir les conditions d'exercice de ce droit pour en concilier le principe avec les nécessités tenant à l'ordre public et à la protection sociale des étrangers et de leur famille, ledit gouvernement ne peut interdire par voie de mesure générale l'occupation d'un emploi par les membres des familles des ressortissants étrangers ; que le décret attaqué est ainsi illégal et doit, en conséquence, être annulé »
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Il résulte ainsi de la décision du Conseil d’Etat que le droit au regroupement familial est un droit constitutionnel. Il ne suffirait donc pas que la France dénonce certaines conventions internationales pour pouvoir interdire ou restreindre ce droit. Il faudrait réviser la Constitution. (Voir en annexe la note du Conseil d’Etat).
La décision du Conseil d’Etat a été rendue dans sa formation contentieuse la plus élevée, l’Assemblée du Contentieux, présidée par le Vice-président de l’époque, M. Bernard CHENOT. Il n’y aucune chance que, même dans un avenir lointain, le Conseil d’Etat revienne sur sa jurisprudence.
Ajoutons que la directive européenne 2003/86/CE du 22 septembre 2003 pose les règles minimales pour les États membres concernant le regroupement familial. La directive précise à l'article 8 que l'État doit permettre à un étranger séjournant sur le territoire national de faire venir son conjoint et ses enfants mineurs au plus tôt dans les deux ans qui suivent son arrivée. S'il existait avant la directive d'autres dispositions, ce délai peut être repoussé à 3 ans.
IV. Pourquoi le contrôle de l’immigration familiale s’avère difficile même lorsqu’il est organisé ?
Après la décision du Conseil d’Etat de 1978 annulant la suspension du regroupement familial, le gouvernement s’est résolu à applique le mieux possible le décret de 1976 en faisant respecter les conditions à l’immigration familiale qu’il posait.
Toutefois le contrôle du respect des conditions posées par le décret s’est avéré difficile. Toutes les familles ne passent pas par l’Office d’immigration et d’intégration. Certaines viennent irrégulièrement en France, sans passer par l’Office et s’y maintiennent. Leur refoulement est en fait très difficile sinon impossible puisque le droit français interdit d’expulser les mineurs. Grâce à leurs enfants mineurs, les parents étrangers en situation irrégulière ou même délinquants sont difficiles à refouler, puisqu’il faudrait les séparer de leurs enfants, sauf s'ils acceptent de repartir avec eux.. Enfin dès lors que ces familles viennent souvent d’Etats où il est possible d’acheter un acte d’Etat civil, l’Office, lorsqu’il exerce son contrôle sur les demandes faites régulièrement d’immigration familiale, n’est jamais sûr que tous les enfants déclarés soient mineurs ou même qu’ils soient les enfants des postulants au regroupement familial. Il existe d’ailleurs dans certains Etats des formes d’adoption simplifiée qui n’équivalent pas à une adoption en droit français.
Des gouvernements ultérieurs, notamment sous la Présidence de Nicolas Sarkozy, ont durci les conditions auxquelles le regroupement familial est subordonné. Mais ces réformes ont échoué à améliorer l’efficacité du système de contrôle de l’immigration familiale. La France n’a pas les moyens juridiques de sélectionner ou même de s’assurer de l’authenticité de l’immigration familiale.
Il ne faut dès lors pas s’étonner que ’immigration familiale reste le principal vecteur de l’entrée en France des étrangers. Pour reprendre le contrôle de l’immigration familiale, il faudrait sans doute réformer la Constitution, de préférence par référendum. Dans l’échelle de notre état de droit, la Constitution a une valeur supérieure aux engagements internationaux de la France. Mais quel gouvernement, quelle que soit sa tendance politique, oserait le faire ? Il faut donc se résoudre à un contrôle de l’immigration familiale très imparfait et peu efficace. VGE n'a pas autorisé le regroupement familial. Ses efforts pour s'y opposer se sont heurtées à un mur juridique de valeur constitutionnelle que ses successeurs n'ont pas davantage réussi à franchir.
ANNEXE : LA NOTE DU CONSEIL D’ETAT
« Droit de mener une vie familiale normale
Les faits et le contexte juridique
Le regroupement familial, qui permettait aux membres de la famille d’un travailleur étranger séjournant régulièrement en France de le rejoindre, était réglementé par un décret du 29 avril 1976, qui avait institué un régime libéral qui ne prévoyait que quatre hypothèses de refus. Compte tenu de la situation de l'emploi, le gouvernement avait suspendu ce décret pour une période de trois ans, par un décret du 10 novembre 1977, qui réservait le droit au regroupement familial aux seuls membres de la famille d’un ressortissant étranger qui ne demandaient pas l'accès au marché du travail, ce qui avait pour effet d’interdire aux membres de la famille d’un étranger en situation régulière de venir en France à moins qu’ils ne renoncent à occuper un emploi. Le Groupement d’information et de soutien des immigrés, la CFDT et la CGT attaquèrent ce décret.
Le sens et la portée de la décision
Saisi de la légalité de ce décret, le Conseil d'État a d’abord érigé le droit de mener une vie familiale normale en principe général du droit, puis annulé le décret attaqué Il a en effet jugé qu’il résulte des principes généraux du droit et, notamment, du Préambule de la Constitution de 1946, qui dispose que « la nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement » que les étrangers résidant régulièrement en France ont, comme les nationaux, le droit de mener une vie familiale normale, qui comporte, en particulier, la faculté de faire venir auprès d'eux leur conjoint et leurs enfants mineurs.
Comme tous les principes dégagés par le Conseil d'État ou par le juge constitutionnel, le droit de mener une vie familiale normale doit être concilié avec d'autres exigences, notamment l'ordre public et la protection sociale des étrangers. Cette dernière exigence semble signifier que le gouvernement peut s'opposer au regroupement des familles ayant des ressources insuffisantes.
Par la suite, le Conseil d'État s’est fondé sur la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales dont l’article 8 reconnaît le droit pour chacun au respect de sa vie familiale, pour estimer qu’un tel droit pouvait être invoqué à l’encontre d'un refus de titre de séjour (CE, Section, 10 avril 1992, Marzini, n°120573), d'un refus de visa, de mesures d'éloignement du territoire national (CE, Assemblée, 19 avril 1991, Belgacem, n°107470, et Mme Babas, n°117680) mais aussi d’un décret d’extradition (9 octobre 2015, M. Rubenyan, n° 390479). Il juge toutefois que le moyen tiré de la méconnaissance de cet article est inopérant à l’appui d’un recours formé contre un refus de titre de séjour motivé uniquement par le rejet d’une demande de protection nationale (CE, Avis, 15 mars 2017, Préfet de la Loire-Atlantique, n°s 405586 405590) ».