Pourquoi je regrette d’avoir publié le retrait de mon jonc d’ingénieur, et pourquoi je ne le remets pas encore

Pourquoi je regrette d’avoir publié le retrait de mon jonc d’ingénieur, et pourquoi je ne le remets pas encore

Avant tout chose. Le jonc. Que représente-t-il pour moi? Parce qu’il y a l’origine, la signification transmise par la tradition. Mais aussi la signification que chacun d’entre nous lui donne. Certains même ne le portent pas, parce que cela représente pour eux l’affirmation de l’égo surdimensionné de l’être humain. Ou pour bien d’autres raisons.

Pour moi, le jonc représente à la fois un accomplissement personnel, qui me remplit de fierté. Mais aussi l’engagement que j’ai pris envers le public. J’estime avoir un bagage de connaissance sur mon domaine, qui fait en sorte que le public doit me faire confiance. Il s’attend de moi que j’utilise à bon escient mes connaissances, et qu’aussi j’admette lorsque c’est au-delà de mes compétences.

Mardi 5 juillet au matin. Notification de nouvelle. Agression sexuelle : Absolution pour un ingénieur de Trois-Rivières. Je prends le temps de lire l’article au complet. J’en lis plusieurs, de plusieurs sources. Je n’en reviens tout simplement pas. Il y a l’argumentaire du jugement. Mais il y a la manière dont on identifie l’accusé; un ingénieur. Pas un agresseur. Un ingénieur. Le jugement prend plein d’éléments qui font partie de mes valeurs profondes; la défense des victimes de violence et de crime sexuel, l’égalité homme-femme, l’engagement des ingénieurs envers le public, la fierté de mes accomplissements, le respect que j’ai pour mes collègues féminines. Tout cela, chiffonné en un jugement. Je souhaite réagir. Je ne peux pas laisser passer. Ma réaction est certes spontanée. Mais surtout forte. Parce qu’à la fois mon émotivité, mon jugement, ma raison, ma passion sont au diapason : c’est inacceptable! Je retire mon jonc, le mets sur mon bureau, je prends une photo, et publie, naïvement. Sur Facebook, et LinkedIn.

Mon entourage proche réagit. J’ai quelques réactions sur LinkedIn. Fidèle à la quantité de ce que j’ai habituellement. Des commentaires et des réactions dans la dizaine. Mardi… Mercredi… Jeudi matin. 8h00. Je reçois un premier message. Une journaliste?!?!? Je l’ignore et me rends à l’université travailler dans mon local. Puis, les messages d’un deuxième journaliste. Puis un appel. On me court littéralement après. Je regarde sur mon LinkedIn, plus d’une centaine de commentaires! Des milliers de réactions!

J'ai eu des tonnes de réactions. Positive, négative. En appui, en désaccord. Des témoignages de remerciement. Mais bien peu qui étaient nuancées. Je suis quelqu'un qui aime, et apprécie la nuance. Je n'ai aucun regret. J'ai encore l'indignation que l'on ait utilisé la profession d'ingénieur pour minimiser la sentence d'un agresseur. Je trouve cela inacceptable dans le contexte actuel. Mais je me questionne encore à savoir si mon geste atteint vraiment sa cible. Engraisser de la haine déjà existante envers un agresseur, il n'y a pas grand-chose de louable. Attaquer l'OIQ, qui a pieds et poings liés non plus.

Certains ont discrédité mon geste, affirmant que l’OIQ n’avait pas rapport là-dedans. J’ai vu passer un « Il n’était pas ingénieur lors des faits ». J’ai eu des remerciements, même en message privé, de plusieurs femmes surtout. J’ai vu des passés des « C’est un sale » ou « Le juge est de connivence ». J’en ai même qui m’ont taxé de vouloir « booster » mes réseaux sociaux et de faire du marketing… Tenez-vous-le pour dit, avoir un diplôme d’ingénieur logiciel est suffisant pour ne pas vouloir plus de visibilité sur LinkedIn. Professionnellement, je suis déjà sursollicité, je brûle de l’énergie à refuser des projets. J’ai envoyé ce post bien candidement, sans avoir la moindre idée de l’impact que cela aurait. Et de surcroît, j’ai refusé les demandes de plusieurs journalistes. Si mon objectif était l’attention, je l’aurais prise. On me l’a servie sur un plateau d’argent. En buffet à volonté. À moins que Guy A. Lepage en personne m’appelle, je vais continuer à refuser.

Dans les commentaires, peu se sont tournés vers le manque total de sensibilité du jugement. Le fait d'avoir justifié une absolution avec des arguments difficilement acceptables dans les circonstances et le contexte social. Mon geste ne touche qu'à un seul de ces arguments, soit celui de l'impact sur sa carrière compte tenu de son titre professionnel. C'est en soi inacceptable et disgracieux par rapport aux conséquences de l'agression sur la victime. Je trouve aussi dommage qu'un juge, représentant de la justice, ait fait totalement fis de la dette historique que la profession d'ingénieur a au Québec envers les femmes, particulièrement en se remémorant les 14 féminicides de Polytechnique.

J’ai eu l’opportunité de discuter avec une collègue, pour qui j’ai énormément de respect. J’ai pu avoir une discussion remplie d’ouverture, de nuance, de confiance. Sommes-nous 100% en accord? Certainement pas! Avons-nous tous les deux raffiné nos points de vue? J’en suis convaincu et j’ai la conviction que c’est réciproque. Tu sauras te reconnaître et je t’en remercie.

Cette conversation m’a permis effectivement de raffiner ma pensée. En particulier sur la faiblesse du système. Un agresseur s'est présenté devant la justice en plaidant coupable. En étant prêt à accepter les conséquences de ses actes répréhensibles. Pour recevoir la peine qu'il mérite. Mais on ne lui a pas donné la peine qu'il mérite. À se demander si l'agresseur n'est pas lui-même déçu de cette peine. Il s'est repenti et s'est montré prêt à accepter les conséquences de ses actes. Tout le monde va s'entendre qu'il mériterait de croupir en prison. Potentiellement lui le premier. S'il avait eu la peine qu'il mérite, on n’en aurait probablement jamais parlé. Et il n'y aurait par de nouveaux chapitres, avérés ou non.

Le plus ironique là-dedans, c'est qu'en mettant le "followspot" sur l'agresseur. En lui donnant toute cette attention dans les médias et sur les réseaux sociaux, nous sommes collectivement en train de donner toutes les munitions nécessaires pour cannibaliser le jugement en cours d'appel. Parce que, même si cet éventuel jugement pourrait invalider les justificatifs de l'absolution de l'agresseur, rien n'empêchera un autre juge de faire le constat que considérant l'attention qu'on lui a portée, les conséquences sont déjà disproportionnées. Ce jugement transmettrait 2 messages forts : 1- il n'est pas acceptable de justifier une absolution en utilisant les arguments avancés par le juge Poliquin; 2- La justice populaire ne devrait pas se substituer au système judiciaire. C'est pour cela d'ailleurs que je ne prononce même plus son nom. En premier dans ce texte. Pas pour excuser ses gestes. Mais parce que ça ne devrait pas être à la justice populaire d'appliquer la sentence.

Ce que je retiens de cette expérience, c’est que peu importe le mode de communication, il serait difficile d’apporter autant de nuance que dans le présent texte. Et encore moins de réussir à susciter des points de vue plus nuancés. Voilà pourquoi je regrette mon post.

Et pourquoi je ne remets toujours pas mon jonc? Parce que les faiblesses du système doivent être dénoncées. Mes intentions initiales sont toujours les mêmes. Et elles sont même plus raffinées. Je me dois de refuser que ma profession puisse me donner un saufconduit. Que je sois homme n’importe peu, j’ai le sentiment d’une dette envers mes collègues, d’aujourd’hui, ou victime du passé.

Ce qui me fera remettre mon jonc? Que l’agresseur me remette son jonc, et qu’il se retire lui-même du tableau de l’Ordre, jusqu’à la fin de sa sentence. Il a choisi d’assumer les conséquences de ses actes. Ce serait une bonne façon de le prouver. De toute façon, il a beaucoup de gestes respectueux à poser pour espérer balancer les conséquences de ses inconduites. Ou, plus souhaitable que le système judiciaire reconnaisse que le jugement a eu un impact négatif à la fois sur la confiance du public envers la profession d’ingénieur, et surtout envers la justice. Qu’il soit reconnu que le jugement rendu fait preuve d’un manque de considération du contexte social actuel et de la dette historique des ingénieurs et du Québec envers les femmes. Et surtout, que soit reconnu le manque total de sensibilité envers la victime.

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