Power BI et les métiers du chiffre (1/3), de la data à la décision
Piloter le résultat de mon entreprise par la compréhension et la mise en perspective de chacune de ses composantes (chiffre d'affaires, marge commerciale / brute, services extérieurs, masse salariale, indicateurs et ratios...) grâce à une information en temps réel, en dataviz et explorable en mode self-bi ... complétée par le suivi de ma trésorerie et du plan d'investissements pluriannuel ... rêve de tout chef d'entreprise ?
Disons plutôt réalité à laquelle doit et peut répondre l'expert-comptable aujourd'hui par une mission spécifique, adaptée et dimensionnée à la taille et aux besoins du client.
La suite logicielle Microsoft Power BI, qui s'est imposée en quelques années comme le leader sur le segment des logiciels de BI, nous donne enfin un outil pour mettre en place ce type de mission chez nos clients.
Ces missions sont nouvelles et complexes (voir très complexes). Elles impliquent des compétences Métiers et IT qui, sauf à les avoir développées en interne, nécessiteront de mettre en place de nouvelles formes d'interprofessionnalités (avec les SSII notamment). Elles nous ouvriront également la porte sur les avancées technologiques dont nous commençons à percevoir l'influence majeure sur nos métiers : la gestion des API entre les applications, l'automatisation des flux, l'IA dans l'interprétation et la production des données, ...
Au delà des compétences techniques à acquérir (dixit Marco Russo : "Power BI is simple but not easy"), proposer des missions de mise en place de tableaux de bord via un logiciel de BI à nos clients, nécessite une réelle réflexion préalable sur le sens que nous donnons à notre métier et au rôle d'accompagnateur du dirigeant d'entreprise qui est le notre.
En ce début d'année, je vous propose donc une série de trois articles pour contextualiser le sujet et les enjeux. Volontairement, ces articles ne parleront ni de DAX, ni de M, ni de dataviz mais de théorie, de méthode et de contexte :
- 1er volet, la théorie: De l’information à la prise de décision ou comment de la donnée brute passe-t-on à une décision motivée;
- 2ème volet, la méthode : construire et exploiter une mission structurée qui mixte compétences data et métier pour la mise en place d'un tableau de bord Power BI
- 3ème volet, le contexte : acquisition de compétences ou interprofessionnalité (synthèse des avis des remarques et questionnements reçus sur mes réseaux sociaux et interventions)
Vos commentaires sont les bienvenus pour enrichir la réflexion commune (que vous soyez IT, Métier ou étudiants ;)
1er volet, la théorie: De l’information à la prise de décision
L’information, notamment chiffrée, est un rouage essentiel au fonctionnement (bon ou mauvais) de l’entreprise. En tout premier lieu, pour la prise de décision. Nous le constatons quotidiennement : les indicateurs dans le rouge (ou dans le vert) déclenchent un comportement propre à chaque chef d’entreprise. L’information joue donc un rôle fondamental dans le processus de management opérationnel ou stratégique de l’entreprise.
Dès lors, et avant de construire tout tableau de bord opérationnel, il est essentiel de comprendre comment à partir de données chiffrées collectées dans les systèmes informatiques de l’entreprise va venir se former la construction intellectuelle aboutissant à la prise de décision.
a. La donnée à la base du processus décisionnel
Depuis notre entrée dans l’ère industrielle, le processus décisionnel du chef d’entreprise est fortement influencé par les théoriciens. Jusqu'aux chocs pétroliers marquant la fin des années 70, les courants de pensée successifs sur l’organisation du travail orientaient les prises de décision pour atteindre des objectifs de productivité à partir d’indicateurs simples, peu nombreux et strictement internes à l’entreprise. Dans les domaines pour lesquels aucun indicateur n’était tenu, la décision trouvait sa justification sur l’expérience, l’habitude ou l’inné.
A partir des années 80, sous l’influence conjointe des crises successives, de la mondialisation et de l’informatisation des entreprises, les économistes ont engagé le chef d’entreprise à prendre en compte l’environnement direct de l’entreprise (concurrence, fournisseurs, clients, …) et à l’intégrer dans son processus décisionnel afin d’optimiser son positionnement sur un marché concurrentiel (théories d’allocation des ressources).
Un tournant majeur a été pris avec l’avènement d’internet, fin des années 90 puis la montée en puissance de la ‘net economy’. Les transactions sont immédiates, les données se multiplient, la captation, la compréhension et l’extrapolation de l’information deviennent un enjeu important du processus décisionnel du chef d’entreprise. Les théories les plus récentes fondent les décisions sur l’étude de l’environnement de l’entreprise et la création de valeur ajoutée par une stratégie opportuniste. La parfaite maîtrise des données devient inhérente au processus décisionnel du chef d’entreprise. « Aujourd'hui, la concurrence n’est plus industrielle mais informationnelle » (Robert Kaplan, 2014[1]).
Pour comprendre le processus de prise de décision basé sur des données, il faut comprendre le lien qui existe entre la donnée brute (produite par un système informatique par exemple) et la formation intellectuelle de la décision. L’information devenant un enjeu central, comprendre comment elle contribue aux prises de décisions est devenu un sujet de recherche majeur de notre décennie.
Ce lien apparait pour la première fois en 1989, sous la plume de R.L. Ackoff sous la forme de « hiérarchie de la sagesse » qui définit les quatre strates du processus : Donnée, Information, Connaissance, Sagesse (ci-après cité comme modèle DIKW). Cette représentation a depuis été reprise par de nombreux auteurs s’intéressant soit aux systèmes d’information, soit au ‘knowledge management’ (ci-après référencé comme KM). Le processus décisionnel étant à la rencontre de ces deux matières, nous étudierons la relation DIKW sous ces deux aspects.
Dès 2006, le professeur Jennifer Rowley, consciente de l’importance grandissante de la relation DIKW, publie dans le « Journal of Information Science » un article de synthèse faisant un état de l’art sur ces concepts fondamentaux du traitement de l’information. Cette étude montre que, d’une part, pour l’ensemble des auteurs, il existe un consensus sur la définition des quatre strates du modèle DIKW qui se rapproche de celle de Ackoff fournie en annexe 1. D’autre part, elle met en exergue les points de divergence des théories ou leurs insuffisances, à savoir : la compréhension du processus de transformation d’une strate à une autre, l’existence d’un processus cognitif menant à la sagesse à partir de données brutes, la réalité du concept de sagesse au sein de cette hiérarchie.
En conclusion de son article, J. Rowley ouvre alors le débat scientifique sur :
- La signification et la mise en application, notamment par l’étude du processus de transformation, de la « hiérarchie de la sagesse »,
- Le lien entre la connaissance et la sagesse pour les individus et les organisations.
Ces deux questions méritent d’être contextualisées dans leur application aux données financières venant alimenter un système décisionnel. Pour mettre en évidence l’intérêt de rapprocher cette théorie de l’étude du processus décisionnel en entreprise, nous avons choisi la représentation sous la forme d’une pyramide inversée ou entonnoir . Les données possédées par l’entreprise dans ses systèmes d’information, à la base de la pyramide, doivent subir des transformations pour devenir signifiantes pour le décideur[5] ; les raisonnements se trouvant au sommet de la pyramide dépendent des traitements informatiques (ou algorithmiques) appliqués à ces données.
b. La chaîne de valeur de la connaissance
En tant qu'EC/CAC, nous savons, de manière pragmatique, que nos données principales sont les écritures comptables, et que formatées, elles jouent un rôle essentiel dans le processus décisionnel du chef d’entreprise. Avant de mettre en place un outil décisionnel visant précisément à améliorer le processus, il convient alors de comprendre toutes les étapes de cette chaîne de transformation. Pour ce faire, nous allons utiliser certains travaux du Pr Jean Louis Ermine, spécialiste en knowledge management, sur les processus de transformation dans la Knowledge Value Chain (KVC) ou chaîne de valeur de la connaissance.
Dans le schéma ci-dessous, les processus de transformation dans la KVC sont analysés suivant les trois axes de la théorie sémiotique (syntaxe, sémantique, contexte) : la connaissance (K) est la représentation d’un système donné par de l’information mise en forme (I) qui prend du sens (S) dans un contexte (C) donné (K=I x S x C).
Cette représentation générique va nous aider à analyser les processus de transformation dans une chaîne de valeur spécifiquement fondée sur des informations financières.
Etape n°1 : « Transformer la réalité en données correspond à l’acquisition de signes à travers des filtres perceptifs via l’observation »
Dans le contexte de l'information financière, la saisie des factures ou l’import des écritures de banque constituent les écritures comptables (les données)
Etape n°2 : « Transformer les données en information correspond au codage de données à travers des filtres conceptuels via une activité de structuration »
Dans ce contexte, la gestion des informations ayant pour rôle de donner du sens aux données, il s’agit par l’interprétation humaine ou informatisée, d’appliquer les codes convenus (comptes généraux, comptes de Tiers, Code TVA, journal …,)
Etape n°3 : « Transformer l’information en connaissance correspond à la construction de modèles à travers des théories via l’apprentissage »
Et c’est là que cette analyse prend tout son intérêt, nous devons en avoir deux interprétations :
- L’axe comptable (ou légal) : les données sont présentées suivant le PCG, les lois (fiscales, sociales, ...) pour donner la formation fiscale et sociale obligatoire
- L’axe gestionnaire : les données sont regroupées suivant différents critères permettant de préparer les analyses économiques de l’organisation (cf section 2, paragraphe 3)
Nous voyons là qu’une même information suivant les filtres et les processus de cette transformation qui lui sont appliqués peuvent dans la KVC alimenter des connaissances différentes. Pour résumer, la connaissance est « un sujet de contenu, de contexte, et d’intention ». En matière d’expertise comptable, nous l’expérimentons au quotidien. Notre valeur ajoutée porte davantage sur les aspects et de contexte et d’intention, précurseur des étapes 4 et 5.
Cette connaissance peut être implicite (le bon sens) ou explicite (les normes acquises).
Etape n°4 : « Transformer la connaissance en compétence correspond à l’implémentation d’un ensemble de pratiques à travers l’action via l’expérience »
Nous nous situons là au niveau de l’étude, de l’analyse et de l’interprétation des données. Par exemple si nous cherchons à interpréter un résultat mensuel trop bas, nous allons analyser tour à tour les différentes composantes : marges brutes par produits, coûts salariaux, coûts de commercialisation et de marketing, … Le renouvellement périodique de cette analyse (expérience) nous permettra d’intégrer les leviers actionnables pour améliorer le résultat.
A ce stade, est formée la « sagesse individuelle » ou compétence par l’acquisition de connaissances. Nous l’avons tous expérimenté : plus nous étudions de cas similaires ou proches, plus notre analyse est pertinente.
Etape n° 5 : « Transformer les compétences en capacité correspond à la construction d’une stratégie (de gestion des connaissances) à travers des filtres stratégiques (alignement) via une vision »
- Dans ce contexte, le chef d’entreprise est amené à prendre des décisions en fonction de l’analyse qu’il a fait des données pour tenter de faire tendre les résultats de son organisation vers les objectifs fixés et/ou redéfinir de nouveaux objectifs.
- A ce stade il doit de nouveau intégrer et faire fusionner les deux axes (comptable et gestionnaire) de la KVC appliquée aux données financières. Exemple : une décision « sage » de l’axe gestion qui serait de réduire la masse salariale pourrait induire des coûts sociaux prohibitifs (axe légal).
- A ce stade, est formée la « Sagesse collective ». Notre « sagesse individuelle » est confrontée à toutes les autres et nous donne la « capacité » à agir en pleine connaissance, et en particulier à décider.
Cette étude contextualisée de la KVC, nous permet de comprendre le rôle essentiel du processus de transformation de la donnée comptable brute et comment il alimente, de manière naturelle, le processus de décision. Nous pourrions dès lors penser qu’à partir d’une même donnée brute soumise aux mêmes transformations dans un contexte identique, la réflexion du chef d’entreprise serait toujours la même et que le processus décisionnel aboutirait toujours aux mêmes décisions. Mais il n’en est rien. Ackof, par sa définition de la sagesse, nous met sur la voie : « la sagesse donne de la valeur, ce qui requiert la capacité mentale que nous appelons le jugement. Elle est unique et inhérente à chaque individu »[2] .
Dans le second volet, nous allons nous intéresser à la méthodologie à mettre en place pour accompagner au mieux, le plus souvent en prenant le rôle d’assistant à maîtrise d'ouvrage, un client souhaitant porter ou créer des tableaux de bord Power BI pour piloter son entreprise, et ainsi qu'il puisse exercer son jugement de manière informée. Pour se faire, je vous présenterai l'approche HB (hierarchie-budget) que j'ai développée et que j'implémente chez mes clients dans Power BI.
[1] Kaplan Robert, Norton David, Le tableau de bord prospectif, Eyrolles, Organisation Eds, 2014, p14.
[2] Ackoff R.L.,1989, From date to Wisdom, Journal of Applied System Analysis, pp3-9.
[3] Knowledge Management = Gestion de la connaissance
[4] Rowley Jennifer, 2006, The wisdom hierarchy : representations of the DIKW hierarchy, Journal of Information Science 2007-33, p.178.
[5] Chaffey Dave and White Gareth, Business information management: Improving Performance Using Information Systems, Harlow: FT Prentice Hall, 2010 (2nd edition), chap.1.
[6] Ermine Jean-Louis, Moradi Mahmoud et Brunel Stéphane, 2012, Une chaîne de valeur de la connaissance, Management International, vol.16, pp.29-40.
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4 ansVision très claire. les schémas sont très parlants ! Merci
Expert en pilotage de la performance et digitalisation | Co-fondateur du cabinet Dynamétrie
4 ansBravo pour cet article Françoise LE PAVEC !