PRESSE DIGITALE : UNE AFFAIRE DE MODÈLE ÉCONOMIQUE ?
«LeDesk.ma baissera le rideau...si les choses ne changent pas !» : un communiqué de presse en guise de message de détresse qui en dit long sur la situation à laquelle les médias digitaux devront faire face chaque jour.
L’affaire des difficultés économiques du Desk a poussé à réfléchir bon nombre d’opérateurs de la presse digitale. Ce «créneau» est-il viable ou est-ce le business-model choisi par ce support qui ne l’est pas ? C’est, en effet, le 10 octobre dernier que la rédaction du Desk annonçait la fermeture de son site à bout de souffle. La raison? Le problème des ressources financières était bien pesant. Lancée depuis un an, Pulse Média, la société éditrice du site, a axé sa stratégie sur une offre d’information payante basée sur un système d’abonnement. Ainsi, le support a diffusé un communiqué de presse pour expliquer la situation: «LeDesk.ma comptait sur les abonnements de ses lecteurs pour survivre, mais aussi sur tous ceux qui se soucient du pluralisme de la presse, de son dynamisme et de sa vitalité». L’erreur de Pulse Média a-t-elle été de miser sur un modèle qui ne correspond pas au marché marocain? Au regard des chiffres cernant les habitudes et la relation des Marocains à la lecture et à l’information, nombreux sont les observateurs qui répondent à cette question par l’affirmative.
Selon Ali Amar, directeur de publication de LeDesk.ma, le site avait besoin de 10.000 abonnements pour atteindre l'équilibre financier. Après un an d'existence, seuls 1.000 abonnements avaient été enregistrés ! Pas du tout suffisant pour la survie du journal. Un simple calcul établit que le site a besoin de 400.000 dirhams par mois pour subvenir à ses besoins, payer ses charges et, surtout, les salaires de ses journalistes. Avec 1.000 abonnements, le site est toujours -malheureusement- loin du compte. Maintenant, il paraît que «LeDesk.ma a peut-être raté un point clé dans la conception de sa stratégie parce qu’il a misé sur un modèle économique très risqué», estime ce spécialiste de la presse digitale qui a choisi de témoigner sous anonymat. Cela est d’autant plus compliqué, commente le même expert, au Maroc où il est très difficile de convaincre de payer pour une information qui sera achetée par un abonné et partagée par la suite sur les réseaux sociaux. LeDesk.ma a néanmoins voulu rectifier le tir en proposant une offre freemium introduisant «raisonnablement» de la publicité pour espérer un équilibre financier en marge de l’offre premium. La bonne volonté y était mais le marché n’a pas suivi. À qui la faute ? LeDesk ? L’on ne saurait pourtant pas incriminer le seul management du Desk, ajoute notre source. Agences, annonceurs, médias… y sont aussi pour beaucoup.
Un écosystème à la merci du clic
Il ne faut pas se leurrer: tout média vit de la publicité. Chaque annonceur a besoin que ses produits et/ou services soient vus par sa cible pour passer à l’acte : l’achat. Cela, surtout quand on sait que la raison de vivre des agences publicitaires (Comm/Média/RP…) est de donner à leurs clients, les annonceurs, le maximum de visibilité pour espérer que la cible passe à l’acte d’achat. Avant le digital, les agences médias, en charge de placer les créations publicitaires des annonceurs diffusaient leurs affiches, spots TV/radio et autres, à travers les mass-médias pour toucher les cibles de leurs clients. Elles ratissaient large et diffusaient les publicités auprès du grand public pour atteindre leurs objectifs.
Aujourd’hui que le digital connaît une dynamique de plus en plus grandissante, les pratiques en la matière ont bien évolué. C’est une véritable chasse à l’homme qui est déployée par ces professionnels de la pub. Tout est traqué, l’on sait à tout moment qui fait quoi, qui regarde quoi, qui aime quoi et qui utilise quoi, au moindre clic, au moindre pixel… On avait espéré de nouvelles méthodes qui permettraient à toutes les parties prenantes d’avoir un maximum de visibilité avec un taux de conversion consommateur-client le plus élevé. Néanmoins, il semble que les agences appliquent le même référentiel que celui pratiqué pour les médias dits «classiques». Encore une fois, on ratisse large, on bombarde tout le monde et qu’il s’agisse d’agences, de médias, d’annonceurs ou de lecteurs, tous jouaient le jeu... Pourtant, avec le digital, on aurait pu faire bien… mieux ! Les professionnels de la pub auraient gagné à déployer des tirs ciblés qui auraient permis à tout annonceur de toucher une grande partie de sa cible et avoir , par là, plus de chance de la convertir en client.
Sexe, social & sponsoring…
C’est partant de là que chaîne logique du secteur s’est ancrée: pour avoir de l’argent, il faut de la publicité et pour avoir de la publicité, il faut plaire aux agences. Là encore, pour plaire aux agences, il faut assurer du trafic, lequel est généré, non pas à la lecture du contenu, mais au clic. Quand on sait que 50% du trafic généré par les sites d’informations au Maroc (et dans le monde) proviennent des réseaux sociaux, dont +90% via Facebook, le site le plus visité par les Marocains au Maroc (et partout ailleurs)… on devine facilement la suite.
Les médias digitaux ont ainsi pris pour réflexe de poster illico presto tout contenu publié par leur site, sur le réseau social bleu. Est-ce suffisant? Rien n’est moins certain. D’abord parce que les posts sur Facebook ne sont visibles que pour 5% des fans de la page et puis parce que ces mêmes posts ne plaisent pas tous et pas forcément à ces fameux 5%.Comme on est sur le digital, il y a solution à tout, la brèche du «sponsoring des posts» s’est ouverte comme une injection d’adrénaline pour les supports en mal d’audience. Objectif: augmenter la portée des publications et atteindre le plus d’internautes possible. L’autre option qui s’offre aux médias est celle du «Web Analytics». Il s’agit de données permettant de quantifier la fréquentation d’un site web mais aussi de connaître un peu mieux ceux qui le lisent et avoir une idée sur leurs centres d’intérêt.
À côté de ces analytics, les médias se documentent pour avoir une idée sur les contenus qui génèrent le plus de clics sur internet et, sans surprise, il ressort de ces analyses que les thématiques liées au «sexe», «faits divers» et «people» trônent au top 3 de ces contenus. Autrement dit, l’internaute cherche du voyeurisme, du voyeurisme et encore du... voyeurisme ! C’est justement cette donne, malheureusement, qui a aujourd’hui façonné le marché de la presse digitale. Nombre de clics oblige ! nombreux sont en effet les supports à s’être fondus dans le moule pour attirer les curseurs.
Internaute wanted dead or alive !
Une solution de facilité, peut-être, mais «ces opérateurs ont un business à tenir. Au lieu de personnaliser leur offre pour matcher le plus possible aux attentes de leurs lecteurs, ils misent sur le clic et proposent des contenus avec des titres racoleurs pour inciter à cliquer», explique ce professionnel du monde la publicité digitale. Résultat: Des timelines innondées de titres du genre «regardez avant que ça ne soit supprimé !», «scandaleux», «affreux» ou encore «Kim Kardashian est triste. En voici la raison !». On clique et on se retrouve face à des contenus qui ne seront jamais supprimés, qui ne sont ni scandaleux ni affreux et surtout qui n’expliquent pas pourquoi Kim est triste… Si ce n’est à cause du dernier jean’s Burberry qu’elle n’arrive pas à mettre. Ce n’est pas tout. Le marketing en la matière est maintenant si rodé que même les experts se laisseront prendre pour savoir «la dernière chose que Hitler a dite… APRÈS sa mort !». Les internautes donneront ainsi raison aux médias en confirmant l’efficacité de leur stratégie et cliqueront sur les titres racoleurs. Les médias génèreront de grands trafics. Les agences verront se profiler des opportunités de business et placeront des publicités. Le client sera satisfait par les millions de pages vues, alors que la majorité des visiteurs y aura certes «aperçu» de la publicité, mais l’aura oubliée sitôt la page en question fermée. Objectif finalement atteint? Pas si sûr. Médias, agences, annonceurs et lecteurs devront changer leur façon de créer, promouvoir et consommer l’information. Cette société qui lie son avenir au développement et à l’essor du digital, se doit de changer. Changeons !
Signal de détresse
LeDesk a lancé son signal de détresse le 10 octobre dernier et, depuis, une campagne de soutien via le hashtag #SoutenonsLeDesk a envahi les réseaux sociaux pour ranimer le site. À ce jour, plus de 400 abonnements ont été achetés générant un peu plus de 100.000 dirhams. Est-ce suffisant ? Pas forcément, hélas, surtout que les abonnements en question devront être renouvelés année après année et que les éditeurs du site devront faire preuve d’innovation pour tenir le coup. Ce qui est sûr, c’est que si la mise en ligne de LeDesk.ma a voulu participer au changement du paysage médiatique marocain, sa mise hors ligne pourrait malheureusement y participer encore plus et devrait surtout faire réfléchir sur l’avenir de la presse digitale au Maroc. Comme le souligne Laurent Mauduit, co-fondateur du support précurseur en matière de presse digitale payante «Mediapart»: «Nous vivons une période de mutation technologique historiqu. La vieille presse papier est en crise et sur le déclin et la presse nouvelle, qui est numérique, naît dans des bouillonnements parfois difficiles. Il peut donc arriver que les pionniers trébuchent. Cela ne présage pas de l’avenir».
Laurent Mauduit, Co-fondateur de Mediapart : « Quand c'est gratuit, c'est que c'est vous la marchadise ! »
Les Inspirations ÉCO : Pourquoi le lecteur n’accepte-t-il pas de payer pour une information de qualité et se tourne vers la gratuité ?
Laurent Mauduit : Il ne faut pas incriminer les citoyens. Ils sont face à d’immenses oligopoles (Google, Yahoo…) qui ont pris pour modèle dominant des plateformes soit disant gratuites mais qui en réalité ne le sont pas. Vous connaissez la formule : quand c’est gratuit, c’est que le lecteur est la marchandise. Et, au lieu de défendre la pertinence face à l’audience, beaucoup de journaux se sont malheureusement alignés sur ce modèle, et ont drogué leurs lecteurs à cette fausse gratuité, qui produit une information dégradée, aseptisée, googlisée. Mais il n’y a aucune fatalité à cela. Regardez le cas de la France et de Mediapart: quand nous nous sommes lancés en 2008, en optant pour un modèle payant, et en défendant un modèle de journalisme d’enquête sur Internet, tout le monde a dit que nous étions fous ; que nous courrions à l’échec; que les citoyens n’étaient pas disposés à payer, même un tout petit prix. Or, nous y sommes parvenus. Nous avons désormais plus de 123.000 abonnés. C’est une bonne nouvelle pour Mediapart ; mais au-delà, c’est une bonne nouvelle pour toute la presse, et pas seulement française. Cela prouve que les lecteurs sont demandeurs d’une presse libre et indépendante, d’une information honnête et de qualité.
Pourquoi les agences et les régies publicitaires se focalisent -elles plus sur la quantité (pages vues, visiteurs... ) ?
C’est assez logique. Le modèle de ces agences est celui de Google : créer des plateformes qui génèrent le plus d’audience possible, de sorte qu’elles puissent intéresser les annonceurs. Or, ce modèle-là ne peut pas être celui d’un journal de qualité, qui doit reposer sur la pertinence des articles publiés et non sur l’audience qu’ils suscitent. De surcroît, si l’on est jaloux de son indépendance, il est difficile de faire dépendre son avenir du bon vouloir des grandes régies publicitaires, souvent très proches du pouvoir. Nous avons nous-mêmes trouvé un slogan qui explique les raisons de notre choix: «À Mediapart, seuls nos lecteurs peuvent nous acheter».
Y a-t-il vraiment une alternative à cet écosystème axé sur le clic et la quantité ?
Oui, il y a un modèle : encore et toujours, la pertinence ! Le journalisme honnête et libre, le journalisme d’enquête ! C’est le principal défi auquel les journalistes sont confrontés en ces temps de mutation technologique : transposer les règles et les procédures du journalisme de qualité sur Internet. Et le défi est majeur pour deux raisons : parce que l’écriture multimédia est formidablement enrichie par rapport à l’écriture papier ; et aussi parce que la presse numérique est participative et offre une place nouvelles aux lecteurs-citoyens.