"Propos sur le Progrès en Agriculture" par Jean-Louis Bernard, Président de l'Académie d'agriculture de France

Discours prononcé par Jean-Louis Bernard, lors de la séance d'installation du nouveau Bureau de la Compagnie, le 9 janvier 2019.

Monsieur le Secrétaire perpétuel,

Madame le Vice-secrétaire,

Monsieur le Trésorier Perpétuel,

Cher Bertrand Hervieu,

Chères Consœurs, Chers Confrères,


Avant toute autre considération, je tiens à vous remercier collectivement pour la confiance que vous m’avez témoigné en m’offrant pour une année la charge de présider notre Académie. Merci à Bertrand Hervieu, à Gérard Tendron, à Constant Lecoeur et aux autres membres du Bureau pour leurs efforts au cours des années écoulées. Et merci à vous tous pour les actions que vous avez engagées pour 2019 et au-delà.

Une fois n’est pas – ou n’est plus – coutume, je souhaiterais consacrer cet exposé à une notion que le débat public met à mal. Je veux ici parler du « progrès » et plus précisément du sens prêté à ce terme lorsqu’il s’agit d’agriculture.

Qu’est-ce que le progrès et qu’entend-t-on par « progrès » en agriculture ?

Pour l’Académie française, le mot « progrès » est entré dans le langage courant à l’époque de la Renaissance. Nos aïeux l’ont emprunté au latin progressus qui signifie « marche en avant, avancée » ou « extension de proche en proche » mais il revêt un sens différent suivant la fonction de celui ou celle qui l’utilise. Ainsi pour un militaire, le progrès est une suite de conquêtes qui voit ses troupes aller de l’avant. Pour le médecin qui juge de la convalescence d’un malade, il s’agit plutôt de qualifier une amélioration de la santé de son patient. Soulignons le sens que donne Montaigne en 1588 au mot « progrès » : une transformation graduelle vers le mieux.

Le mot Progrès s’orthographie parfois avec une majuscule. Il qualifie alors un absolu, une sorte de principe universel qui engloberait l’ensemble de la population d’un pays, voire l’humanité tout entière. Le progrès agricole n’a pas de prétention en ce domaine. Malgré son importance vitale, l’agriculture ne représente qu’une partie des activités humaines et le progrès agricole se contentera donc d’un « p » minuscule.

Le moderne dictionnaire Wikipedia qui consacre sur la toile un grand nombre de pages à la définition du mot « progrès » constate que ce terme a connu sa meilleure fortune entre le milieu du XVIIIe siècle et la guerre de 1914. Et de conclure : « Au XXIe siècle, le terme est de moins en moins usité ».

Cette évolution étrange qui semble vouer aux oubliettes un concept adulé durant des siècles interroge. D’autant que le débat public interpelle chaque jour – souvent de manière agressive – les éléments qui ont supporté l’évolution de notre agriculture.

Pour la suite de cette intervention, nous entendrons le progrès agricole comme une évolution continue menée sur le long terme en fonction d'un idéal collectif.

De quoi est donc fait le progrès en agriculture ?

Chercher à définir ce qu’est le progrès en agriculture à la loupe de cet idéal collectif est un exercice délicat. Le collectif, c’est le rassemblement de ceux qui cultivent, ceux qui possèdent la terre, ceux qui trouve leur revenu en amont (le forgeron...) ou en aval (le meunier...) du cultivateur, ceux qui consomment les produits de l’agriculture et dont l’existence dépend de la générosité du sol et de la bonté du climat. Assez vite, il apparaît que l’on ne peut dissocier cette notion d’idéal collectif du contexte temporel sur lequel on s’interroge.

Sous l’Ancien Régime, le paysan vise d’abord à assurer la couverture de ses besoins alimentaires et ceux de sa famille avec des formes variées d’autoconsommation. Il cherche ensuite à répondre à tous ceux qui viendront le ponctionner dès récolte faite et ils sont nombreux : le religieux décimateur qui prélève les gerbes, le représentant du seigneur qui réclame les corvées, le cens, la taille ou le champart, les municipalités avec les péages, les droits de marché ou le fermier général et ses impôts indirects dont le plus abhorré : la gabelle. Dans ce contexte, le progrès, vu par le paysan, c’est d’abord le vœu d’un allègement des charges qui pèse sur chacune de ses activités.

En second lieu, le laboureur tente de minimiser le risque de mauvaise récolte. Pour cela, il ne dispose que de fort peu de recours matériels et recherche par défaut la bienveillance divine afin que soient écartés de ses champs la grêle, la gelée, la fonte des semis, l’échaudage des grains, la pourriture des raisins, les chenilles... Contre de tels fléaux, l’opinion commune avait conclu à une quasi-impuissance de l’intervention humaine. Il était donc ordinaire de rechercher dans la religion un secours sitôt qu’il s’agissait d’enrayer une invasion de hannetons ou de limaces. Attitude qui incitait le cultivateur à une certaine passivité par manque d’espoir en la capacité des hommes à résoudre ce genre de problème.

Enfin, parmi les attentes du laboureur et de sa famille, il y avait le souhait d’une réduction de la pénibilité des tâches, vœu pieux s’il en fut car, depuis les temps bibliques, il était admis que le pain ne se gagnait qu’à la sueur du front.

Le progrès agricole et la création des sociétés d’agriculture

Un changement est apparu entre 1750 et 1770, époque où furent créées les Sociétés d’agriculture. Il s’agissait d’introduire dans la pratique agricole des éléments d’intérêt nouveaux issus d’expériences reproductibles. Ainsi de nouveaux socs de charrue, des races animales plus performantes, de vraies cultures fourragères à la place de la jachère, le semis en ligne ou le chaulage du grain contre la carie représentaient autant de sauts dans la manière de cultiver. Mais à vrai dire, peu d’amélioration vis-à-vis du risque climatique et encore moins un allègement prévisible des taxes et des impôts.

Cela étant, les bons esprits de ce temps n’ont pas limité leur vision du progrès agricole aux seuls éléments techniques. Pour régulariser à long terme la production des subsistances et disposer des quantités requises pour parer à la survenue des disettes, il fallait aussi combattre l’illettrisme, encourager l’élevage et la production des fumiers, vulgariser les plantes fourragères, donner au cultivateur le choix de ses ensemencements, réduire l’accaparement des récoltes, améliorer la gestion des réserves collectives, faciliter l’accès au crédit à des conditions non usuraires, etc.

Les sociétés d’agriculture ont été créées dans un temps où progressaient les idées physiocratiques, où l’agriculture ne se résumait plus à faire malmener la terre par une cohorte de rustres ignorants mais tendait à devenir « le premier, le plus utile et le plus essentiel des arts ». Un de nos fondateurs, le marquis de Turbilly, espérait que de telles institutions puissent « exciter dans le pays le goût pour l’agriculture ». Engluées dans des pratiques surannées, les campagnes françaises avaient une productivité faible et extrêmement irrégulière. Ce qui rendait obligatoire et fréquente l’importation de denrées essentielles alors que le territoire restait couvert de jachères immenses. D’où la raison d’être de ces sociétés et leurs objectifs affirmés :

  • Etudier les meilleures façons de cultiver les terres ;
  • Encourager l’agriculture en fonction de ses particularités régionales ;
  • Renflouer le trésor royal ;
  • Faire prospérer le royaume.

  

Un redressement quasi centenaire : 1820-1914

Entre la Révolution française à la seconde Restauration, le monde rural a vécu le formidable changement de la redistribution des terres à partir des biens confisqués par la République aux anciens possédants. Pour le paysan de 1792, le progrès, c’était d’abord accéder à la propriété du sol, quelque menue qu’en soit la surface. Mais être devenu propriétaire tout en se débarrassant du décimateur ou du fermier général ne garantissait pas bien vivre de ses productions. Les premières adaptations économiquement gérables du système productif proposées aux cultivateurs étaient peu nombreuses, d’autant que les nouveaux possesseurs du sol se révélaient être davantage des bourgeois que des laboureurs. L’idéal collectif d’une agriculture capable de nourrir une population citadine croissante sera battu en brèche à de nombreuses reprises lors des mauvaises récoltes céréalières de la première moitié du XIXe siècle ou la funeste arrivée du mildiou de la pomme de terre.

Le progrès technique encore modeste de la période 1800-1830 s’est d’abord nourri de nouvelles cultures, du perfectionnement d’outils ou de pratiques anciens. On améliore la charrue mais on ne remet pas en cause le labour traditionnel. On cherche à accroître les quantités de fumier apportées à l’hectare sans connaître les besoins réels de la plante cultivée. On adopte la lourde faux armée sans questionner pour autant l’organisation des chantiers de récolte. Nombreux sont pourtant les agronomes français qui voyagent à travers l’Europe et qui répètent que l’on peut mieux faire en procédant différemment.

C’est l’avancée des sciences pures et leur déclinaison en applications pratiques qui enclenche, de 1830 à la fin du siècle, un mouvement qui rapproche l’agriculture de ce qui est alors l’idéal collectif de progrès.

Cependant, il serait faux de décrire cette transformation comme une marche inexorable, comme un mouvement linéaire accepté avec enthousiasme. De fortes résistances existent et tout d’abord, au niveau des agriculteurs eux-mêmes. La jachère recule certes, mais beaucoup de paysans en conservent de larges surfaces, arguant de l’indispensable repos à accorder aux terres. La plupart renâclent à l’idée de tester des espèces végétales nouvelles, voire de simples variétés sélectionnées, restant obstinément fidèles aux cultures traditionnelles et aux blés de pays, même si ces derniers se sont avérés moins productifs et fréquemment contaminés par la carie. Ailleurs, on se méfie des charrues en acier suspectées d’empoisonner les terres ou de favoriser la croissance des mauvaises herbes. Certains batteurs au fléau n’hésitent pas à saboter ou à incendier des batteuses mécaniques alors même qu’elles sont reconnues capables de remplacer une activité éreintante. Dans bien des campagnes, on regarde le semoir mécanique comme un accessoire coûteux et superflu qui prétend se substituer à la main experte du semeur. Toujours la hantise de voir son activité professionnelle supplantée par la machine. Les clients de l’agriculteur ont aussi des réticences parfois fortement exprimées. On proteste devant des caves ou des mairies en accusant les traitements au cuivre d’empoisonner le vin. Plus souvent, le consommateur vote avec son cabas. C’est le cas pour le refus des pommes véreuses qui entraine, dès la Belle Epoque, une envolée des importations de fruits américains et sud-africains, jugés comme de meilleure présentation et indemnes de chenilles.

De 1830 à 1914, le terme de progrès agricole est dans toutes les bouches, dans tous les discours. Il ne saurait être mesuré à l’aune des seules évolutions techniques. Il tire parti d’une foule d’avancées comme la transformation de l’enseignement général et agricole, la découverte des microorganismes, la révolution du crédit, de l’assurance ou des transports. Déjà, propriétaires et élus s’interrogent sur le devenir des régions marginales ou l’opportunité de restructurer l’espace agricole, anticipant les opérations de remembrement du siècle suivant.

Pour les dirigeants politiques, l’objectif premier demeure : « nourrir le pays par le pays ». Avec la réinstauration du suffrage universel en 1848, le monde agricole a enfin trouvé l’oreille de la représentation nationale. Dans la France de 1862, 51% de la population active vit encore de la terre et son poids électoral n’est en rien négligeable…

Si on persiste à définir le progrès agricole comme un processus d’évolution continue menée sur le long terme en fonction d'un idéal collectif, le principal acquis de la deuxième moitié du XIXe siècle est assurément une forte réduction des risques de pénurie alimentaire. La famine a disparu en Europe de l’Ouest. Les disettes ne réapparaissent que lors de conflits, d’invasions biologiques ou de calamités climatiques ponctuelles. Cependant, l’équilibre alimentaire de la fraction de la population aux plus faibles revenus reste questionnable. D’autant que cet équilibre évolue : davantage de pain blanc, de viande, de fruits et de légumes, toujours autant de vin, moins de céréales secondaires et de légumes secs. Toutefois, notre pays reste un importateur régulier et Edouard Lecouteux constate en 1884 que la France n’a « pas encore résolu ce vieux problème posé par nos maîtres en économie rurale : alimenter le pays par le pays ; devenir, pour les céréales, pays d’exportations régulières. »

Pour l’agriculteur de 1830, accroître la productivité était perçu comme indispensable pour accéder à un peu plus d’aisance. Vers la fin du siècle, c’est une question de survie. Avec l’ouverture des marchés sous le Second Empire, nos agriculteurs se retrouvent assiégés par les importations du Nouveau-Monde, là où l’espace est vaste, les exploitations étendues et la main d’œuvre peu onéreuse. En dépit du relèvement des droits de douane sur les céréales américaines sous la Troisième République, l’impact sur les campagnes est énorme, amenant les autorités à engager notre agriculture dans un cadre résolument protectionniste.

Le besoin de survie tend à mettre un terme à la pratique des jachères, à développer des industries pour la transformation du lait, des plantes à fibres ou des oléagineux, à favoriser l’emploi des engrais et des amendements. On s’efforce toujours d’augmenter ses rendements mais réduire ses coûts de production et minimiser certains aléas culturaux (échec de semis, envahissement d’adventices...) passent aussi largement par le renouveau de l’équipement. Accroître la diversité et le nombre des machines, c’est diminuer les temps de chantier, le risque météorologique et la sujétion de l’exploitant à une main d’œuvre qui fuit les campagnes. Mais chercher à remplacer un personnel rare et souvent rétif fait basculer le cultivateur vers une dépendance nouvelle à ses fournisseurs extérieurs (machines, engrais, semences, plants, produits antiparasitaires, quincaillerie, ficelle...).

Malgré la diversité des outils, la pénibilité au travail n’est pas encore l’objet d’une prise en compte systématique. Les contraintes du travail des champs et l’amélioration bien trop lente des salaires et des conditions de vie font que l’exode des jeunes et des ouvriers vers les cités se poursuit, à la recherche de métiers moins exigeants et mieux rémunérés

1919-1980 : « nourrir le pays par le pays » et relativité de ses bénéfices

De la relance agricole au lendemain de la Grande Guerre jusqu‘au début des années 1980, la recherche d’une forme d’autosuffisance nationale pour les denrées jugées indispensables est restée l’un des objectifs majeurs pour tous les gouvernements de la France.

Voici un siècle, sans transformation massive des moyens de produire, les éléments qui préparent la progression de l’agriculture française des années 1950 ont été mis en place. Parmi bien d’autres : lois sur le remembrement de 1918 et 1919, émergence du transport frigorifique ferroviaire en 1920, formation de l’IRA en 1921 qui deviendra INRA en 1946, bond en avant des engrais phosphatés et potassiques dès 1922, mise en route de la synthèse de l’azote en 1925, création des offices par culture à partir de 1935 et décret-loi sur les appellations d’origine contrôlée la même année, inventaire et étude systématique des variétés fruitières et développement de vergers spécialisés dans les années 1930, première loi sur les produits antiparasitaires finalement votée en 1943...

Cette agriculture qui frémit et se réforme reste cependant plombée par le manque de main d’œuvre, consécutive à la saignée de la première guerre mondiale et à la désaffection croissante des jeunes générations pour le rude travail des champs. La déprise agricole s’accentue.

La période 1947-1951 est d’abord celle du Plan Marshall, caractérisée par une motorisation rapide de l’agriculture, présentée comme gage d’efficacité et de réduction de taches rebutantes. Très vite, on voit aussi apparaître des produits issus de la chimie de synthèse, des variétés de maïs hybrides, de nouveaux systèmes d’irrigation pour le midi, l’amélioration génétique des animaux domestiques, les machines à traire... Sans oublier le déploiement des services de vulgarisation, de l’enseignement agricole et surtout, l’émergence d’une politique agricole commune.

C’est cette mosaïque qui a alors constitué la trame du progrès agricole, conduisant le pays vers une autosuffisance que tous les gouvernements appelaient de leurs vœux depuis près de deux siècles tout en confortant le revenu des agriculteurs. La nation troquait même son statut d’importateur traditionnel pour celui d’exportateur occasionnel puis régulier (céréales, fruits et légumes...) alors que s’améliorait la qualité des vins et que certaines activités devenaient conquérantes (semences, fruits à pépins...). Cette dynamique a permis de faire face aux conséquences de la décolonisation avec le développement du colza et du tournesol qui bouleversent les rotations, transforment le paysage et influencent la biodiversité.

Cette transformation a été conduite alors même que la population rurale s’amenuisait encore passant de 36% de la population active en 1946 à 22% en 1959. Certes la pénibilité au travail avait bien diminué depuis l’époque du désherbage manuel et du démariage des betteraves. Mais la déprise agricole a renvoyé vers le boisement des millions d’hectares de terres labourées et de pâtures, faisant doubler la superficie de la forêt métropolitaine…

Pour le consommateur, un changement fondamental rarement cité est la part que représente l’alimentation dans le budget des familles. Vers 1860, un ménage ouvrier consacrait souvent plus de la moitié de son revenu à sa nourriture. Un siècle plus tard, d’après l’Insee, la part consacrée à l’alimentation ne représente plus que 34,6% de ce budget, proportion qui a continué à fondre pour atteindre son plus bas avec 19,4% en 2007.

De la satisfaction des besoins alimentaires à la défiance vis-à-vis du « progrès »

Avec le temps de la satiété est venu celui d’un élargissement du nombre des sujets constituant l’idéal collectif. La question de la disette s’est évanouie jusqu’à faire disparaître ce mot du langage courant des Européens. S’y sont substituées dès les années 1970 des images choquantes telles que destruction de produits frais invendus, gaspillage alimentaire, pollutions et excès dans la simplification des paysages.

Entre 1992, date de la mise en place des jachères obligatoires, et 2010, le jugement porté sur les éléments qui avaient précédemment guidé le progrès agricole s’est radicalement transformé. Ce mouvement, notre ancien secrétaire perpétuel André Cauderon le constatait déjà en 1990 en écrivant : « La nation a accédé à la sécurité alimentaire et, déjà, elle oublie que c’est là un privilège ». Tout s’est passé comme si nos sociétés, délivrées de la crainte de manquer, se cherchaient de nouveaux horizons : critères de qualité alimentaire plus affirmés, mais parfois fantasmés, idéalisation des cultivars et des races anciennes, du savoir-faire et des traditions culinaires, volonté de préserver l’environnement et d’assurer la durabilité du système productif.

Pour répondre à ces attentes néanmoins légitimes, beaucoup d’efforts ont été faits par le monde agricole pour mettre en marché des denrées de meilleure qualité. Mais à côté du meilleur persiste le quelconque, celui qui tire vers le bas le prix de notre alimentation. La demande sociétale s’est aussi davantage focalisée vers une revendication de nourriture-santé ou privilégie des démarches visant à réduire l’incidence des activités agricoles sur le milieu naturel.

Ce nouvel idéal de qualité a été lourdement formaté par diverses crises sanitaires. Beaucoup mieux couvertes par les moyens d’information qu’au siècle précédent, elles ont provoqué la défiance de la population après les épisodes de la vache folle ou de la dioxine, les vagues de salmonellose, de listériose ou de colibacilles pathogènes, sans oublier des épizooties telles que tuberculose bovine, brucellose, grippe aviaire, peste porcine, etc. Des comportements inédits se retrouvent aussi au sein des organismes administratifs chargés d’assurer le contrôle de la chaine alimentaire. Sommés régulièrement à plus de transparence, ils délivrent pourtant des informations régulières, bien documentées, mais finalement peu exploitées par ceux-là mêmes qui les réclament. En fait, les crises sanitaires ont contribué à faire perdre beaucoup de sens à la notion de progrès, mettant à mal la confiance ancienne accordée aux avancées de la Science.

Cette recherche légitime de qualité alimentaire et de bien-manger a été entreprise sans augmenter la part du budget des familles consacrée à l’alimentation, ni mordre sur la fraction grandissante des revenus consacrée aux loisirs et aux moyens de communication. Alors même que le citoyen qui évolue dans un monde de sollicitations multiples conserve un libre arbitre de plus en plus relatif pour son équilibre alimentaire, exercice pour lequel il n’a été en rien éduqué.

Les prix payés aux producteurs, contenus et souvent à la baisse, sous la double pression de l’ouverture des marchés à la concurrence et de la distribution alimentaire ont amené à recentrer les productions vers les zones les plus propices, à mécaniser davantage les tâches, à regrouper les exploitations, à agrandir les parcelles... En parallèle, les industries agro-alimentaires ont poursuivi leur diversification, proposant une palette attractive de plats préparés (+4,4% par an en moyenne depuis 1960 selon l’INSEE) en correspondance avec notre nouveau mode de vie : temps limité consacré à la cuisine domestique, restauration collective, restauration rapide, grignotage... Les aliments classiques comme la viande, les fruits et légumes, le pain et le vin reculaient alors qu’augmentait la proportion des plats préparés, des produits « sans », des aliments sucrés et des boissons non alcoolisées.

Autre volet important du nouvel idéal collectif : la recherche légitime d’un environnement préservé. Les efforts entrepris dans ce domaine l’ont été en faisant porter une charge disproportionnée à l’agriculture, désignée comme gestionnaire de la moitié du territoire national et devant répondre à ce titre de l’intégrité des milieux dits naturels donnés comme un bien commun. En abandonnant l’essentiel de la charge médiatique au secteur agricole, en le désignant comme le principal (et parfois le seul) responsable des altérations de notre environnement, on a certes favorisé l’émergence de systèmes de production alternatifs, mais passé opportunément sous silence l’incidence des concentrations urbaines, de la gestion des déchets et des aménagements collectifs sur le cycle de l’eau, de l’azote et du carbone, les pollutions diverses ou la biodiversité.

Sous l’effet de l’ouverture des marchés et du nouveau régime des aides européennes qui privilégient les mesures en faveur de l’environnement, les soutiens à l’agriculture ont été revus à partir des dernières années du siècle écoulé.

Depuis lors, bien des exploitations, et pas seulement les plus petites, ont disparu. La population rurale ne représente plus que 20% du total de la population française. Le nombre des actifs permanents agricoles a régressé de près de 60% en trente années, de 1988 à 2018 ! Les campagnes se désertifient et renvoient à de redoutables questions sur la manière dont il faudra gérer demain l’espace rural en conservant des activités compétitives, des perspectives positives pour la biodiversité et une durabilité effective du système de production.

Le progrès agricole au présent : évolution, mutation, blocage ou régression ?

La nouvelle forme d’idéal collectif et les voies de progrès que notre population semble vouloir proposer à ses agriculteurs sont aujourd’hui beaucoup plus complexes, davantage orientées sur le court terme alors que des défis globaux à long terme sont clairement posés dans les domaines de la démographie, du climat et de l’environnement.

Notre société se réfère trop fréquemment à l’image idéale d’une agriculture qui pourrait être pilotée selon des recettes simplistes encadrées par un faisceau d’interdictions et de normes aux faibles bases scientifiques.

Les innovations technologiques présentées comme des solutions possibles sont aussi soumises à une série de filtres sélectifs où le principe de précaution est régulièrement dévoyé. Sans oublier le jeu ordinaire des intérêts particuliers, des boucs émissaires désignés sur fond d’un redoutable obscurantisme antiscience qui bloque bien des évolutions.

Pourtant nous savons bien que, comme dans le passé, l’adoption d’une méthode innovante ne va pas de soi. Conscient des risques encourus lors d’un changement dont il sera seul à assumer les risques, l’exploitant observe, jauge et avance pas à pas. Autrefois, le changement se produisait à la faveur d’un changement de génération, comme si la temporisation prudente de l’exploitant en titre ne pouvait être levée que par son successeur. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. D’où l’importance des encouragements continus qu’il conviendrait d’apporter à la mise en œuvre résolue d’une palette de techniques culturales aux bénéfices vérifiés.

En règle générale, les mutations rapides dans la manière de cultiver, celles qui entrainent l’adhésion rapide des exploitants, résultent de situations de crises aigües, de contraintes économiques drastiques ou d’une très forte impulsion politique.

Entre 2000 et 2018, le nombre des innovations proposées à l’agriculture a suivi la même pente que l’envol général des technologies. Elles arrivent dans un monde agricole ébranlé par un nombre inhabituel de freins et de blocages successifs qui conduisent certaines filières au bord de la rupture. Dorénavant, le progrès agricole n’a plus comme principal support l’innovation technologique mais ce sont surtout les décisions politiques et les règlements qui déterminent ce qui est progrès et ce qui est impasse.

Pour ne citer que quelques exemples

Incertitudes économiques

Doit-on demander à l’agriculture d’augmenter la qualité de ses produits si la pression entretenue sur les prix payés à l’exploitant les rend proches ou inférieurs aux coûts de production ?

Les traités ouvrant nos marchés à des nations aux conditions de production bien différentes des nôtres ne risquent-ils pas d’entrainer des distorsions de concurrence fatales à nos agriculteurs ?

Si l’environnement est vraiment notre bien commun, comment demander plus de services environnementaux aux agriculteurs si nous ne pouvons les rémunérer pour ces tâches ?

Intervenants nouveaux dans la relation entre producteur et consommateur

La communication via internet a introduit un élément nouveau dans les ressorts de l’opinion publique et les choix des consommateurs. Or, la plupart des informations qui orientent les citoyens sont rarement validées par des instances indépendantes et relèvent fréquemment de démarches mercantiles.

Ne doit-on pas s’interroger sur le sens du progrès lorsqu’un organisme privé, géant de la distribution ou ONG largement financée, s’arroge le droit de déclarer que tel produit est meilleur que tel autre en instaurant ses propres critères de choix, en particulier pour imposer des produits « sans » ou décréter dangereux pour la santé du consommateur tel additif alimentaire dûment autorisé.

Nouvelles missions de la recherche publique

Dans le tumulte médiatique ambiant, il serait sain que la recherche publique puisse réinvestir sereinement dans une balance bénéfices-risques dont les résultats feraient l’objet d’une communication publique adaptée au contexte

Sans cela, la traque systématique de possibles inconvénients des innovations qui laisserait de côté l’évaluation objective de leurs avantages ne peut conduire qu’à l’immobilisme. Voire à la régression dans le concert des nouvelles puissances agricoles.

N’est-ce pas aux organismes publics de contrôle de séparer le « peu vraisemblable » de l’ « outrageusement faux » ? Et de le dire.

Toutes ces inconnues ne clarifient guère le présent et ouvrent un champ d’incertitude pour le futur. Elles sont sans doute l’une des explications à l’attitude de beaucoup de nos concitoyens qui aspirent à une agriculture d’antan largement idéalisée.

Ce que peut être demain le progrès en agriculture – Rôle des académies

De la vocation des sociétés savantes en général è Au XVIIIe siècle, on attendait des académies qu’elles disent la Science ou, à tout le moins, qu’elles facilitent le débat entre scientifiques pour faire avancer la connaissance de la Nature et favoriser les activités humaines.

Depuis bien longtemps, la multiplication à travers le monde des centres de recherche, des revues internationales en langue anglaise et des colloques thématiques leur a ôté cet intérêt premier. Cependant, la course à la publication est telle qu’elle ne se préoccupe guère d’information du citoyen. En particulier lorsque les sujets sont complexes et nécessitent une bonne culture scientifique pour être appréhendés.

Si les académies ne sont plus là pour « faire la science », elles conservent une position exceptionnelle pour décrypter l’information scientifique, la clarifier, l’expliquer, la transmettre vers les relais d’information qui doivent jouer leur rôle vis-à-vis du plus grand nombre.

Les académiciens qui composent ces assemblées ont été reconnus dans leur milieu professionnel. Reste pour eux le défi permanent de conserver une attitude résolument ouverte à de nouveaux domaines d’expertise afin que les opinions collégiales émises évitent le conservatisme, restent toujours nuancées mais soient néanmoins solides.

Dans certains domaines, il est même de leur devoir de rappeler les connaissances fondamentales acquises au fil des siècles et que la rumeur ou la religion s’efforcent parfois de saper. Non, notre monde n’est pas âgé de 6000 ans ! Non la terre n’est pas plate !

Du rôle de l’AAF en particulier è A l’heure où nos sociétés connaissent une évolution technologique vertigineuse, on doit s’interroger sur les missions de l’agriculture et sur le rôle qu’une académie comme la nôtre devrait jouer à l’interface des attentes de la société et de l’avancée des sciences

Notre maxime « Une passion connaître, une ambition transmettre » est parfaitement appropriée à une telle vocation.

Mais la transmission ne peut être effective que si elle s’attache dans la forme à utiliser les canaux modernes de la communication et d’autre part, si elle s’efforce de minimiser l’emploi d’un jargon que seuls les scientifiques comprennent et de réduire l’emploi de ces merveilleux acronymes qui obscurcissent les discours.

En quelques mots, je voudrais évoquer 3 missions qui me paraissent importantes :

1 Rappeler régulièrement ce qu’est l’agriculture et son importance pour la nation

Les agriculteurs ne représentent plus aujourd’hui que 3% de la population active française. Démontrer l’importance des activités agricoles pour la société est peut-être devenu presque aussi urgent que se pencher sur les défauts du modèle productif qu’il faut s’attacher à corriger.

Il conviendrait sans doute de mettre en avant des points particuliers, souvent méconnus du public ou interprétés de manière partielle.

Quelques exemples :

La notion de sécurité alimentaire

La nécessité de satisfaire les attentes alimentaires avec des produits de qualité, mais d’une qualité démontrée de façon mesurable

Il faut éclairer les relations entre espèces vivantes dans les agroécosystèmes

  • En utilisant pour l’agriculture les mécanismes que nous savons maîtriser ;
  • En rappelant à tous que le milieu naturel est sans cesse en mouvement, faisant appel à des mécanismes tels que les mutations, le transfert de gènes, les invasions biologiques, les épizooties, les zoonoses…

Une idée centrale consisterait à admettre que toute forme d’agriculture s’exerce à partir d’un support naturel qui doit être temporairement façonné et contraint par l’homme à son profit. Donc qu’une perturbation est par nature inévitable mais qu’elle ne doit pas avoir de conséquences irrémédiables pour l’environnement.

2 Donner leur sens aux mots

Camus disait : « Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde ! »

S’attacher à la valeur des termes et à leur bonne compréhension représente un défi pour tout spécialiste véritablement soucieux d’informer.

Incontestablement, cet effort est un atout pour combattre la perte des repères.

Il s’agit là d’un phénomène ordinaire qui peut concerner un individu mais parfois tout un groupe humain (parti, coterie, lobby, organisation professionnelle, milieu d’affaires...).

Il est vital de chercher à l’éviter si on prétend conduire une action dans le long terme.

De même, désigner ces actions à long terme par des qualificatifs appropriés doit éviter la confusion.

Bien des concepts promus avec force ne sont guère compris à l’extérieur du cercle étroit de leurs promoteurs.

On parlait autrefois d’Agriculture intensive ou d’Agriculture extensive.

Depuis lors, bien d’autres termes – allègrement confondus par le public – ont été proposés au monde agricole comme autant de lignes bleues des Vosges :

Agriculture intégrée (version OILB 1977)

Agriculture intégrée (selon cahiers des charges)

Agriculture biologique, biodynamie

Agriculture raisonnée

Agriculture durable (soutenable pour certains)

Agriculture écologiquement intensive

Agroécologie

Agriculture urbaine... Agriculture naturelle...                                 

Bien des producteurs se sont lancés à la conquête de ces Graals successifs. Être parmi les premiers à proclamer son appartenance à un domaine quelconque, c’était acquérir une image d’avant-gardisme mais se réclamer du concept à la mode trois ans auparavant du dernier ringardisme.

Sans forcément que l’un ou l’autre des contradicteurs soit toujours en mesure d’apporter la preuve de sa propre conformité aux principes dont il se réclamait

3 Eviter le déni de réalité et lutter contre la propagation des fausses nouvelles

La communauté scientifique a une responsabilité particulière dans certaines des évolutions de la société qui ne sont pas le fait de la Science par elle-même mais plutôt de la manière dont elle est instrumentalisée.

D’autant que la puissance de la communication internet expose tous les secteurs de la société au développement de rumeurs infondées, de fake news ou d’infox qui perturbent la vie des personnes, l’activité économique et parfois, attaquent les fondements mêmes de la démocratie.

Parfois, hélas, ces fausses nouvelles sont propagées par des personnes se revendiquant comme membres de la communauté scientifique. Qui n’a le souvenir des résultats d’une étude non concluante médiatisés comme LA vérité et se concluant par un appel à financement public pour poursuivre les travaux.

Une action vigilante des académies est indispensable si nous ne voulons pas tomber sous la coupe de ce que l’on appelle la loi de Brandolini qui stipule que réfuter une contre-vérité exige au moins dix fois plus de temps que celui qui a été nécessaire pour répandre la fausse information.

A l’ère d’internet, l’épuisement des rectificateurs serait très vite atteint.

En revanche de modestes outils comme notre Encyclopédie peuvent aider à contrebalancer nombre d’inexactitudes, à fournir des éléments de jugement solides à des communicants de métier.

Pour conclure

A l’heure où certains observateurs estiment que la scène mondiale est dominée par une grande crise multidimensionnelle, peut être faut-il pour l’agriculture en revenir à notre définition du progrès : « Une évolution continue menée sur le long terme en fonction d'un idéal collectif. »

Cet idéal collectif est par nature évolutif et inscrit dans le long terme

Il ne se décrète pas.

En revanche, il doit s’élaborer dans un cheminement résolu à partir de données solides, de travaux reposant sur un socle scientifique et non pas sur des vœux qui, par dévoiement de la pensée ou manque de réalisme, seront forcément déçus.

Dans cet effort de refondation, une académie telle que la nôtre a toute sa place. A nous de savoir nous en saisir.

Michel Reffay

membre du Conseil général (CGAAER) chez Ministère de l'agri de l'alim et des esp ruraux

5 ans

bravo jean-louis § avec mon meilleur souvenir

Yann FICHET

Independent Consultant, Corporate communication, PA/PR

6 ans

Belle rétrospective pour préparer l'avenir! Parmi beaucoup de remarques intéressantes, je note: "...il serait sain que la recherche publique puisse réinvestir sereinement dans une balance bénéfices-risques..."  "Sans cela, la traque systématique de possibles inconvénients des innovations qui laisserait de côté l’évaluation objective de leurs avantages ne peut conduire qu’à l’immobilisme. Voire à la régression…" "N’est-ce pas aux organismes publics de contrôle de séparer le « peu vraisemblable » de l’ « outrageusement faux » ? Et de le dire." La France est un pays où ce dernier point est particulièrement net. Il concerne les organismes publics, mais aussi l'administration et le gouvernement, plus sensibles aux minorités glapissantes qu'à leurs propres instances scientifiques et techniques.   

Identifiez-vous pour afficher ou ajouter un commentaire

Plus d’articles de Académie d'Agriculture de France

Autres pages consultées

Explorer les sujets