Quand l’art de la guerre s’invite dans la gouvernance des entreprises.
Déployer un leadership capable de transmettre les objectifs jusqu’à la base et redonner la capacité aux opérationnels de prendre des décisions semble la tendance des entreprises innovantes. Ce sont pourtant des idées développées au 19ième siècle par des généraux de l'armée prussienne. En rupture avec leur époque, ces militaires ont développé de nouveaux concepts sur la stratégie, le commandement et l’organisation. Bref, ce qu’on appelle aujourd’hui le management.
Un peu d’histoire…
14 Octobre 1806 à Iéna, Napoléon et ses généraux remportent une bataille décisive contre l’armée Prussienne de la 4ème coalition. Cette défaite entraîne en à peine un mois la destruction totale de l’armée Prussienne et la fuite de son gouvernement.
Si ce n’est le précédent de la bataille d’Austerlitz, un an plus tôt, rien n’aurait pû laisser présager une telle issue. Les régiments Prussiens, bien équipés et bien entraînés, sont réputés pour leur discipline au combat et bénéficiaient d’un bon rapport force.
Les raisons de cette « débâcle » sont principalement tactiques. Sur le terrain, les généraux Prussiens, issus de la noblesse, obéissent à un modèle classique de commandement centralisé. Ils se feront déborder par d’audacieux généraux Français ayant profité de la révolution de 1789 pour effectuer une ascension sociale étonnante.
Pour la Prusse, cette catastrophe sans précédent sera le point de départ d’une réforme complète de son appareil militaire, initiée par le fraichement anobli général Gerhard von Scharnhorst.
D’origines modestes, Scharnhorst milite dès 1802 pour une réforme en profondeur de l’institution militaire. Lui-même blessé et fait prisonnier à Iéna, il observe que les officiers de Napoléon ont la capacité de prendre leurs propres décisions en fonction des évènements sans avoir à attendre une validation de leur commandement. Cette « autonomisation » leur permet de s’adapter rapidement aux circonstances et de tirer un avantage décisif dans les batailles.
Ayant fait carrière en tant qu’instructeur militaire, Scharnhorst comprend la nécessité de former une nouvelle génération d’officiers partageant ces mêmes valeurs et capables d’agir de manière décisive sur le terrain.
Nommé chef du département de la guerre en 1807 et membre de la commission de réforme de l’armée, il entreprend la refonte complète de l’appareil militaire. Il renvoie les officiers incompétents et fonde en 1810 à Berlin « l’académie de guerre de Prusse », première académie dont le recrutement s’effectue non plus sur la base des origines sociales mais sur celle du mérite.
Il sera assisté par son protégé Carl von Clausewitz, jeune lieutenant brillant d’origine modeste comme lui et dont le traité de stratégie inachevé (Vom Kriege) est encore considéré 200 ans plus tard comme une œuvre majeure dont les notions dépassent largement les questions militaires.
Vingt années après le désastre d’Iéna, Helmuth von Moltke, jeune disciple de Clausewitz, sort diplômé de l’académie de guerre. Celui qui deviendra Maréchal et chef du Grand état-major des armées concrétise en 1857 les idées de Scharnhorst et Clausewitz dans son traité « Instructions pour le commandements de larges unités». Il répond par-là aux exigences de théâtre de guerres toujours plus étendus et mettant en jeu toujours plus d’hommes.
Partant du concept développé par Scharnhorst "Marcher divisé, combattre unis", Moltke prône une répartition de l’armée en unités séparées, moins vulnérables au feu ennemi, la concentration s’opérant seulement après le début de la bataille.
A cause de cette dispersion, de l’échelle des champs de bataille et des moyens de communication limités, il n’est pas possible pour le commandement de conserver un contrôle global. Le concept consistant à éliminer l’incertitude par l’obéissance absolue devient obsolète, l’initiative opérationnelle est déléguée plus bas dans la hiérarchie.
Il en résulte un système de commandement basé sur la confiance et l’autonomisation, plus tolérant aux erreurs, privilégiant l’action et l’initiative dans les limites de l’intention des niveaux de commandement supérieurs.
« Le premier critère de la guerre reste l'action décisive. Tout le monde, depuis le plus haut commandant jusqu'au plus jeune soldat, doit être constamment conscient que l'inaction et la négligence l'incriminent plus sévèrement que toute erreur dans le choix des moyens. » (Helmuth von Moltke)
Dans ce mode de commandement (qui sera la base de la doctrine des armées allemandes du 20ème siècle sous le nom de « AuftragStaktik ») le commandant produit des directives plutôt que des ordres détaillés. Il fournit tous les moyens nécessaires pour mener à bien la mission, qui par la force des choses, devient la responsabilité de l’exécuteur (Accountability).
Plus le niveau de commandement est élevé et plus les ordres doivent êtres « génériques », laissant la possibilité aux niveaux inférieurs d’ajouter les détails nécessaires à l’exécution. Selon Moltke, le plus important est de clarifier « l’intention » de manière à ce que le subordonné puisse prendre les bonnes décisions face à des évènements qui l’empêcheraient de suivre l’ordre original. A l’opposé, trop de détails peuvent devenir des freins à l’action, sources de questionnement et de doutes.
« L’ordre doit contenir tout et seulement ce que le subordonné ne peut déterminer par lui-même pour s’acquitter de la tâche ». (Helmuth von Moltke).
On notera que ce principe implique que la communication au sein de l’organisation soit « saine », c’est-à-dire que de l’information ne doit pas être perdue ou déformée en traversant les différents niveaux hiérarchiques (et ce dans les deux sens).
Les recommandations de von Moltke découlent des théories de son maître à l’académie de Guerre, Carl von Clausewitz, à qui l’on doit les concepts de « Brouillard de guerre » et de « Friction ».
Le "Brouillard de Guerre" décrit l’incertitude à laquelle nous devons faire face dans un environnement évoluant rapidement alors que nous ne disposons que d’une connaissance limitée du système dans son ensemble. Une sorte « d’horizon des évènements » au-delà duquel il n’est pas possible de prévoir précisément les choses et que nous devons accepter.
Pour cette raison, Moltke préconise de ne pas « commander plus qu’il n’est strictement nécessaire, ni de planifier au-delà des évènements que vous ne pouvez prévoir ».
Le concept de « friction » regroupe quant à lui tout ce qui s’oppose à l’action de guerre. La friction s’exprime sous la forme d’informations incomplètes, d’effets de bords non anticipés, d’erreurs humaines ou par l’accumulation d’évènements inattendus.
Ces concepts s’appliquent parfaitement aux systèmes complexes ouverts comme les entreprises voire aux systèmes d’informations. Dans de nombreux cas, les systèmes d’informations sont devenus trop étendus et trop complexes pour être compris au travers d’une approche « réductionniste » ou « tayloriste » visant à une analyse détaillée des différents composants.
Par nature, l’incertitude est une composante inaliénable d’un système complexe qu’il est nécessaire d’intégrer.
Comme une armée sur un champ de bataille, la réussite d’une organisation dépend de sa capacité à réagir rapidement et de manière appropriée. Bien sûr il n’y a pas de miracle, ceci passe nécessairement par la mise en œuvre d’une véritable culture dans l’entreprise (Cf. Transformation numérique et culture d’entreprise, où en êtes-vous ?), par la formation et le recrutement de cadres expérimentés capables d’initiatives et de créativité.
Bien que largement adoptés par les corps d’élites de nombreuses armées modernes, ces concepts de management ont pourtant mis beaucoup de temps à arriver dans les entreprises.
Appliquant des modèles tayloristes hérités de la révolution industrielle, les entreprises cherchent à « traiter » l’inconnu par la mise en place de règles et de processus. C’est une très bonne chose dont peuvent se contenter de nombreuses organisations tant que l’environnement est stable et que le volume d’informations reste maîtrisé.
Cette méthode s’avère cependant insuffisante pour conserver vélocité et agilité à grande échelle. L’accélération des cycles d’innovation, les changements technologiques et sociétaux rendent l’information, les règles, les processus et tous les plans destinés à éliminer l’inconnu caducs à un rythme de plus en plus soutenu.
Dans son ouvrage « Art of Action (2010) », Stephen Bungay, Historien et consultant en management reprend le concept de « friction » de Clausewitz et le transpose dans l’entreprise comme ce qui s’oppose à l’application de sa stratégie. Il identifie une chaîne de 3 types d’écarts responsables de décalages entre la stratégie et son exécution.
- Un écart de « compréhension » résultant de la qualité des informations mises à disposition et de leur interprétation plus ou moins éloignée de l’intention initiale.
- Un écart d’«alignement», qui se manifeste par un décalage entre les actions qui sont entreprises et celles qui ont été demandées, parfois en conséquence d’un écart de compréhension.
- Un écart d’« effet », qui se manifeste par un résultat différent de celui qui est attendu, parfois parce que les actions entreprises n’ont pas été les bonnes.
Dans le tableau ci-dessous, Bungay classe les trois types d’écarts et les solutions apportées par le concept tayloriste face à son interprétation des concepts de Clausewitz et Scharnhorst (réunis sous l’appellation « Opportunisme dirigé »).
Dans de nombreuses organisation, la tendance Tayloriste à vouloir maîtriser chaque détail conduit à produire et à traiter une quantité exponentielle d’informations, souvent de faible valeur. En l’absence de moyens industriels capable d’absorber cette charge, l’organisation finit par crouler sous le poids du traitement sans créer de véritable valeur. La productivité chute.
Le commandement par la mission propose de réduire les causes de frictions non pas en créant des plans détaillés de manière à atteindre les objectifs, mais en décrivant les « intentions » et en communiquant « pourquoi ». La liberté est ensuite laissée aux opérationnels de s’entendre sur le « comment ». Portée par les cadres dirigeant, ces intentions peuvent devenir des marqueurs culturels de l’entreprise.
Quelques exemples ?
« Faster is better », « API first », « Cloud First », « Be a Platform», « Any Devices », « Customer Obsession » etc.
Ces "intentions stratégique" permettent de donner un cadre clair aux opérationnels qui devront faire face à de multiples choix et problématiques. Il est de la responsabilité des cadres dirigeant de les définir et de les transmettre.
Ces notions complètent et rejoignent les méthodes agiles et peuvent se répéter à de multiples niveaux de la hiérarchie et dans de multiples domaines de l’entreprise.
Pour conclure cet article, je soulignerais qu’il reste amusant et fascinant de constater à quel point de nombreux concepts que l’on pourrait penser « modernes » et déployés dans les entreprises les plus performantes de notre époque, sont finalement issues de notre histoire.
Cédric Bravo.
Pour aller plus loin.
Lean Enterprise – How High Performance Organizations Innovate at Scale (Jez Humble, Joanne Molesky, Barry O’Reilly)
The Art of Action: How Leaders Close the Gaps between Plans, Actions and Results (Stephen Bungay)
Concepteur pédagogique & Formateur chez CELLA CONSILIUM
6 ansMerci, mille fois merci, ça fait du bien un peu de contenu stratégique de qualité sur un réseau social. Pour prolonger votre constat d'une histoire posée comme l'intarissable source d'inspiration à la source de nos vraies-fausses modernités tactiques et sémantiques, la racine même de nos perceptions peut aussi, en complément, bénéficier d'une solide remise en perspective par l'apport de l'art de la guerre chez les non-européens : chinois et japonais bien sûr, mais aussi du côté du Moyen-Orient. Ça me paraît d'ailleurs tout aussi déterminant que de saisir les enseignements de notre propre histoire stratégique, sous peine de perdre systématiquement la maîtrise de l'interaction avec d'autres façons de penser.
Président-Fondateur B2CLOUD.
6 ansVraiment une excellente analyse. Merci pour ce partage